Au moment où l’on déplore le manque de grands leaders, la lecture de ce dernier livre du centenaire de Henry Kissinger est utile, tout en laissant une trace de nostalgie. Au sein de toutes les institutions humaines, le leadership est indispensable pour aider les gens à se rendre de l’endroit où ils sont à un point où ils n’ont jamais été et, parfois, ils ont peine à imager qu’ils puissent y aller.
Sans leadership, les institutions vont à la dérive et les nations risquent de manquer de plus en plus de raison d’être et de finir à la catastrophe. Et ceci s’avère encore plus vrai aux périodes de transition, comme celle que nous traversons aujourd’hui. C’est la combinaison d’un personnage et d’une situation qui crée l’histoire et les six leaders dont on trouvera le portrait dans ces pages – Konrad Adenauer, Charles de Gaulle, Jawaharlal Nehru, Anouar el-Sadate, Lee Kuan Yew et Margaret Thatcher – ont tous été façonnés par les circonstances de l’époque historique remarquable qu’ils ont vécue. Comme tout choix, la sélection de ces dirigeants peut être discutée. L’ancien secrétaire d’État a, d’une part, borné son choix aux seuls leaders démocratiques ou à ceux qui ont été proches des États-Unis – d’où l’absence de figures comme Abdel Gamal Nasser, Tito et, bien sûr, Fidel Castro. Le choix s’est, d’autre part, porté sur des responsables que Henry Kissinger a bien connus ou rencontrés. Quant à Winston Churchill, que Jean Lacouture avait jadis qualifié de « leader le plus important du XXe siècle », il est, en quelque sorte, hors concours, bien que sa personnalité, sa pensée et son œuvre soient évoquées tout au long de ces pages. Héritiers d’un monde, dont la guerre avait détruit les certitudes, ils redéfinirent des objectifs nationaux, ouvrirent des perspectives nouvelles et contribuèrent à donner une nouvelle structure à un monde en transition. En un sens, c’était des géants, des hommes d’État, et non de simples personnalités politiques. Leurs entretiens peuvent être caractérisés de sommets, mais aujourd’hui ces rencontres se sont tellement multipliées, voire banalisées, que le terme de sommet a perdu de son lustre. Au surplus des réunions bi ou trilatérales revêtent une autre signification qu’une réunion à 20, 27 ou plus.
Henry Kissinger distingue les hommes d’État et les prophètes. La plupart des leaders sont des administrateurs et non des visionnaires. Ce sont des gestionnaires de crises, qu’il s’agisse de guerre, de changements technologiques rapides, de bouleversements économiques discordants ou d’agitations idéologiques – gérer le statu quo peut être la voie la plus risquée. Les hommes d’État doivent façonner les circonstances afin de n’être pas submergés par elles. Ils discerneront le moment où les circonstances nouvelles exigent de transcender les institutions ou les valeurs existantes.
Le second type de leader, celui du visionnaire ou du prophète, envisage moins les institutions existantes sous l’angle du possible que sous celui de l’impératif. Ils invoquent leurs visions transcendantes comme la preuve de leur rectitude. La vertu des prophètes est de redéfinir ce qui paraît possible. Si la frontière entre ces deux types peut sembler infranchissable, elle n’est en réalité pas vraiment imperméable. Des leaders peuvent passer de l’un à l’autre ou emprunter aux deux types. Tel a été le cas de Churchill et de Gaulle qui ont appartenu pendant des phases de leur existence à cette catégorie prophétique, à l’image de Sadate après 1973. Dans la pratique, chacun de ces six leaders a réalisé une synthèse entre ces deux tendances, avec un penchant pour celle de l’homme d’État.
Les individus ont-ils un poids dans l’histoire ? Cette question, qui a mobilisé les historiens – lesquels, sous l’influence de l’école des Annales, ont privilégié le long terme et les structures –, n’est plus d’actualité. On le voit avec la multiplication des biographies. Les six leaders choisis par Henry Kissinger ont su transcender les circonstances dont ils ont hérité et ont ainsi conduit leurs sociétés jusqu’aux limites du possible. Peu se sont retirés de la scène de leur plein gré. Adenauer et Thatcher ont été poussés à la démission par leur parti, Nixon à la suite du scandale du Watergate, de Gaulle a démissionné après l’échec du référendum sur la régionalisation en avril 1969. Sadate a été assassiné par un islamiste en octobre 1981. Seul le Singapourien Lee Kuan Yew, qui incarnait la stratégie de l’excellence, s’est retiré du pouvoir de son plein gré.
Pour le lecteur français, il est intéressant de parcourir le chapitre de 75 pages que Henry Kissinger consacre au général de Gaulle dont le souvenir aux États-Unis relève de la caricature. En tant qu’homme, il inspirait de l’admiration, parfois de la déférence, mais rarement de l’affection. Il n’en persiste pas moins que, comme homme d’État, de Gaulle demeure exceptionnel. Sur toutes les questions stratégiques d’importance que la France et l’Europe eurent à régler en trois décennies au moins, et s’opposant à un consensus écrasant, de Gaulle eut un jugement assuré.