Ne sait-on pas déjà tout de la crise des missiles de Cuba ? Telle est la question que l’on peut se poser en jetant un regard sur la couverture de ce nouvel ouvrage de la collection « Mémoires de Guerre » aux Éditions Les Belles Lettres. Pourtant, malgré les livres et les films que l’on ne compte plus sur les fameux « treize jours » d’octobre 1962 qui ont bousculé le monde, ce recueil des enregistrements des réunions secrètes du comité exécutif réuni autour du président Kennedy vient combler un vide : en ouvrant au grand public les discussions d’un groupe de décideurs soumis à une pression énorme, Sheldon M. Stern, historien à la bibliothèque John F. Kennedy à Boston, donne un relief humain à un épisode souvent stéréotypé du récit national américain, et permet ainsi au lecteur de comprendre ce qui s’est vraiment passé. Ces bandes, qui couvrent la période du 16 octobre au 20 novembre 1962, ont été déclassifiées progressivement entre 1977 et 2001, mais c’est la première fois qu’une synthèse « lisible » et ordonnée est produite, dans une forme narrative qui permet de restituer l’atmosphère de ces assemblées secrètes.
Au-delà de la chronologie de ce que les Soviétiques ont nommé « la crise des Caraïbes », le lecteur y verra, telle une petite souris cachée dans un coin du Bureau ovale, plusieurs choses. D’abord, la faiblesse humaine. Faiblesse de responsables politiques qui, sous la pression et le manque de sommeil, se laissent dominer par leurs émotions. Faiblesse d’hommes politiques qui oscillent entre idéalisme et cynisme. Faiblesse d’hommes qui manquent d’organisation, de recul et prennent la plupart du temps leurs décisions « sur un coin de table ». Ensuite, le sang-froid. Sang-froid personnel de JFK, qui, en dépit d’une rhétorique parfois belliqueuse lors de ses prises de parole publiques durant la crise, fait preuve d’une grande modération et de retenue face aux généraux et aux faucons de son comité restreint. L’auteur met ici en lumière le rôle de l’expérience personnelle de JFK dans la guerre du Pacifique, au sein de l’US Navy, dans sa lucidité face à l’échec que constituerait une guerre nucléaire. JFK dira d’ailleurs, après la crise, à un ambassadeur américain : « vous n’imaginez pas tous les mauvais conseils que j’ai pu recevoir ». En miroir, on y retrouve d’ailleurs la même modération chez Khrouchtchev, qui doit de son côté composer avec un Fidel Castro très agressif. Enfin, la dialectique des volontés. Ces volontés qui jouent « en aveugle », enchaînant les « paris » sur la réaction du camp d’en face. La seule vision de la crise du côté de la Maison-Blanche suffit ici à voir les biais d’analyse, la force des préjugés et la difficulté à comprendre ce que « veut » l’autre, dont la rationalité n’est jamais totalement maîtrisée. Et cette difficulté de compréhension mutuelle est encore plus forte dans un contexte de dissuasion nucléaire, dont la nature même empêche les acteurs de faire des « calculs » (au sens clausewitzien du terme).
Quand le monde s’arrêta est donc un excellent recueil pour qui veut compléter sa connaissance de cette crise ou plus simplement revivre une forme de thriller politique. Surtout, cette plongée dans la crise de 1962 est un moyen de comprendre les invariants humains de toute confrontation de ce type. Ici, plus que jamais, 2022 fait écho à 1962. ♦