En ces temps d’innovation et de renouvellement de pans entiers de notre panoplie capacitaire, il est toujours utile, pour une saine inspiration, de se plonger dans les success stories du passé. Incontestablement, l’aventure de l’AEGIS, ce système de combat naval révolutionnaire, en est une. Pensé à la fin des années 1960, conçu dans les années 1970 et mis en service au tout début des années 1980 avec l’admission au service actif du croiseur Ticonderoga (CG47), ce système de combat, articulé autour du triptyque anti-aérien « radar à balayage électronique et antennes plaques–missile SM-2MR (Standard Missile 2–Medium Range)– automatisation de l’engagement », est en effet emblématique d’un changement ambitieux et parfaitement réussi, dont l’US Navy recueille encore largement les fruits quatre décennies plus tard, et sans doute encore pour longtemps.
Historien versé dans l’histoire navale de son pays, Thomas Wildenberg fait revivre cette aventure au travers d’une fresque humaine et technologique, axée sur le parcours de deux marins. Le premier, Eli Reich, entré dans l’US Navy en 1935, traverse le siècle depuis le chaudron de la guerre du Pacifique jusqu’au cœur de la guerre froide (il quitte le service en 1973) : sous-marinier aux états de service remarquables, puis généraliste de la guerre navale à la tête de plusieurs bâtiments de surface, sa seconde partie de carrière le conduit notamment aux commandes du bureau en charge des missiles surface-air pour l’US Navy, dans une période où le trio « Talos–Terrier–Tartar » (connu sous l’acronyme « 3T », cet ensemble désigne les trois principaux systèmes d’armes surface-air développés pour l’US Navy dans les années 1950-1960) connaît une grave crise de performance. Sous son leadership, cette crise est surmontée et l’impulsion est donnée pour la conception de l’Advanced Surface Missile System (ASMS) qui deviendra ensuite l’AEGIS (1). Le second, Wayne Meyer, entré dans l’US Navy en 1943 par une voie plus technique, est connu comme le « père de l’AEGIS » : après avoir croisé le sillage d’Eli Reich au début des années 1960 lorsque ce dernier a la charge du dossier des 3T, cet officier, spécialisé dans l’aéronautique et les missiles, prend la tête du programme AEGIS à partir des années 1970, et le mène au bout, contre vents et marées, avant de quitter le servie en 1985.
En racontant la saga technique et humaine de l’AEGIS, Thomas Wildenberg offre une vaste source de réflexion pour ceux qui œuvrent à la préparation de l’avenir. Trois idées ont retenu notre attention.
D’abord, la richesse des parcours d’Eli Reich et de Wayne Meyer. Ces deux officiers de l’US Navy, quoique d’extractions très différentes, montrent à quel point l’alternance entre postes opérationnels (sous-marins, bâtiments de surface, porte-aéronefs), postes conceptuels et périodes de formation exigeantes, est la clé de voûte de la production de chefs à la fois généralistes du combat en mer et fins connaisseurs de la technologie navale. Tous deux accèdent à des fonctions d’officiers généraux après de riches carrières qui les confrontent à la réalité du terrain naval, mais aussi aux défis des organisations complexes et évolutives comme l’US Navy. L’exigence et la fréquence des formations professionnelles auxquelles ils participent (avec des volets « théoriques » très conséquents… l’élève devait alors s’adapter, pas l’inverse !) sont également révélatrices de l’importance qu’une armée moderne doit accorder à la « mise à jour » technique de ses cadres, en particulier dans des phases de grande volatilité technologique. En ce début de XXIe siècle, ce dernier impératif a une résonance singulière.
Ensuite, le succès de l’approche incrémentale. La devise de Meyer (qu’il tient d’un de ses anciens mentors) parle d’elle-même : « Build a little, test a little, learn a lot ». Le saut vers l’hypermodernité, incarné par la mise à flot du croiseur Ticonderoga en 1981, ne se décrète pas : il est d’abord le fruit d’une lente maturation, entamée au début des années 1940 avec l’apparition des premiers kamikazes (qui posent alors de manière brutale le « problème du missile » pour les forces navales), poursuivie après la Seconde Guerre mondiale avec les décevants 3T, puis magnifiée au cours des années 1970 avec le croisement fécond de la numérisation (la conduite de tir de l’AEGIS utilise pour la première fois un traitement numérique), de la technologie des déphaseurs (les antennes plaques du radar SPY-1 en utilisent des milliers) et du développement du guidage inertiel à mi-course pour les Standard Missile (après de longues années de technologie basée sur le guidage semi-autonome avec une illumination continue de bout en bout). L’histoire de l’AEGIS, avec ses hauts et ses bas, nous montre comment l’accumulation de l’expérience et des échecs permet d’avancer progressivement pour atteindre un objectif ambitieux… à la condition de ne jamais s’arrêter, au risque de casser une dynamique qui s’étale parfois sur plusieurs générations.
Enfin, l’importance des équilibres entre les trois grands pôles de toute aventure capacitaire d’envergure : le militaire, le scientifique et le politique. L’AEGIS montre que chacun apporte sa brique dans le triptyque fondamental de l’innovation : le militaire apporte le concret (le « cas d’usage » comme on dirait aujourd’hui), le scientifique apporte la maturité technologique (qui est souvent un « mariage » entre plusieurs technologies dont l’union fait la force) et le politique amène la volonté (le « sponsor » en langage moderne). Si chaque sommet doit faire parler son « expertise », chacun doit aussi développer une connaissance propre des « affaires » des deux autres. La saga de l’AEGIS illustre de mille manières cet équilibre : lorsque Meyer, sentant le vent tourner sur la question du bâtiment « porteur » de l’AEGIS, intervient auprès du Congrès ; lorsque le secrétaire à la Défense, peu convaincu face à l’ambition démesurée d’un tel programme, va sur le terrain pour assister aux premiers essais ; lorsque les scientifiques, réalisant que le prix des déphaseurs est inabordable pour l’US Navy, trouvent une solution pour réduire d’un facteur dix leur prix. Qu’un pilier vienne à faillir ou à s’isoler des autres, et l’aventure s’arrête.
La lecture de The Origins of AEGIS alimentera tant les férus d’histoire militaire que les généralistes en quête d’inspiration pour mener à bien de grands projets techniques… car nous avons, nous aussi, nos « aventures AEGIS » en France. ♦
(1) Aegis fait référence au bouclier du dieu Zeus.