L’Allemagne est à la croisée des chemins conclut Jean-Pierre Gougeon, professeur des universités, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), où il dirige l’Observatoire pour l’Allemagne après avoir été chef de la mission culturelle française à Berlin et à Vienne. C’est donc un constat réaliste, mais pas pessimiste qu’il livre sur ce pays, le seul grand pays industrialisé à avoir connu une récession (0,3 %) l’an dernier. Car sa dette publique (65 % de son PIB) est moitié moindre que la nôtre (111 %) et que son excédent commercial reste considérable, 89 milliards d’euros en 2022, là où la France a un déficit abyssal autour des 100 Mds. Pourtant pour un pays situé au centre de l’Europe, dont la prospérité a si longtemps dépendu du gaz russe et des ventes de voitures haut de gamme, les heures sont devenues difficiles. Le gaz russe fournissait près de la moitié des besoins allemands qui, depuis la fermeture des trois ultimes centrales nucléaires le 13 avril 2023, doivent faire face à des importations plus coûteuses de GNL américain et à un recours accru au charbon, dont la disparition était programmée en 2030. Quant au marché chinois, il représentait, encore en 2022, 37 % du chiffre d’affaires de Volkswagen, 32 % de celui de Daimler et de BMW, 15 % de celui de BASF (chimie) et 13 % de celui de Siemens, mais 38 % de celui d’Infineon (informatique, électronique).
Voilà donc le cœur de la puissance allemande touchée. Car, on le sait bien, c’est l’industrie allemande, le Made in Germany, et les puissantes entreprises moyennes, le Mittelstand, qui constituaient le fer de lance de l’influence allemande en Europe et dans le monde. Le nombre des petites et moyennes entreprises leaders mondiaux dans leur secteur était inégalé : 1 307, contre 366 aux États-Unis, 220 au Japon, 92 en Chine et 75 en France, 67 en Grande-Bretagne. La compétitivité de l’Allemagne s’érode, la pauvreté s’accroît (16,6 % de la population totale), la population vieillit, la main-d’œuvre manque ce qui nécessite de recourir à l’immigration (en moyenne, 298 000 par an sans prendre en compte le 1,3 million d’Ukrainiens présents actuellement sur le sol allemand). L’Allemagne a pris du retard dans le domaine des infrastructures, du numérique bien qu’elle dépense plus (3,2 % du PIB) pour la recherche et le développement (R&D) que les États-Unis (2,9 %) ou la France (2,8 %), mais moins que la Corée du Sud (4,50 %) ou Israël (4,25 %).
C’est sur ce fonds économique et social, qui préexistait au Covid et à la guerre en Ukraine, que se situe la profonde réorientation de la politique étrangère et de défense allemande, la Zeitenwende (changement d’époque), annoncée, le dimanche 27 février 2022 par le chancelier Olaf Scholz qui, au moment où il était ministre des Finances dans le gouvernement de la grande coalition – la GroKo – d’Angela Merkel, avait tout fait pour limiter le budget militaire à 1,5 % du PIB. On connaît le résultat : 26 avions Tornado disponibles sur 93, en 2016-2017, alors que ce sont eux qui étaient censés effectuer des fonctions de contrôle en Syrie… Trois avions de transport A400M sur 15 alors que la Bundeswehr avait à assurer des missions de logistique. Aussi, celle-ci se limitait à des opérations d’encadrement, de management et de surveillance. La Bundeswehr a d’abord un problème de matériel, qui obère sa crédibilité.
Le gouvernement fédéral s’était d’ailleurs fixé un objectif de 3 % qui couvrait tout à la fois l’action extérieure (les Affaires étrangères), l’aide au développement et la Défense, ce qui laissait peu à cette dernière. L’Allemagne a donc décidé d’allouer 100 Mds € de plus à sa défense, un important effort budgétaire à accomplir. Le tableau figurant en page 41 indique que le budget militaire de 57 Mds € en 1991 était descendu à 32,4 millions en 2014, puis qu’en raison de l’annexion de la Crimée par la Russie il avait entamé sa lente progression pour atteindre 50,1 Mds € en 2023. Cependant l’équipement ne fait pas tout : or, les vocations militaires semblent se faire plus rares, surtout en tension extrême du marché du travail.
L’Allemagne a donc opéré un sérieux virage depuis le 24 février 2022 en révisant de manière radicale son approche amicale vis-à-vis de la Russie, en devenant le deuxième pourvoyeur d’armes (1) à l’Ukraine après les États-Unis, en s’interrogeant sur ses liens avec la Chine, qui n’avait pas hésité à s’emparer quelque 600 pépites de son industrie. Tout n’est pas rose dans ce panorama. Si la coopération franco-allemande dans le domaine de l’industrie militaire, symbolisée par deux programmes phares – le MGCS ou Système principal de combat terrestre, et le Scaf ou Système de combat aérien du futur –, progresse, elle se heurte à une certaine défiance, principalement en matière de défense antimissiles, la « machine à compromis » ayant parfois des ratés. Les élections européennes de juin seront l’occasion de certains reclassements, mais verront également la manifestation de maintes convergences, tant il est vrai que l’Europe repose toujours sur le tandem franco-allemand élargi désormais à la Pologne (Triangle de Weimar) ou à l’Italie et l’Espagne, ces quatre pays constituant 78 % de l’emploi manufacturier de l’UE. Le problème est que le chancelier Olaf Scholz, choisi par défaut, souffre d’un manque de charisme et de visibilité surtout par rapport à ces prédécesseurs dont le poids en Europe était devenu prépondérant, comme Helmut Kohl et Angela Merkel qui tous deux avaient formé des couples solides avec leur homologue français.
(1) Chars de combat Leopard, véhicules blindés Marder, systèmes antimissiles Iris-T et Patriot, drones de surveillance, canon automoteurs Panzerhaubitze 2000, canons antiaériens Gepard et beaucoup de munitions.