
Nicolas Badalassi, Professeur des universités en histoire contemporaine à Sciences Po Aix traite de la sécurité européenne et de la sécurité de l’Europe, la première dépendant principalement des seuls Européens eux-mêmes, la seconde reposant sur l’appui et le parapluie nucléaire américain. Voilà donc un sujet qui a fait le délice de tant d’étudiants, l’objet de tant de discours, de plans, de programmes revenus au premier plan de l’actualité, et ce soixante-dix ans après le rejet par l’Assemblée nationale française du traité de la CED (Communauté européenne de défense) qui prévoyait l’établissement d’une armée européenne intégrée au niveau du bataillon.
À y jeter un coup d’œil, on retrouve les mêmes protagonistes : le couple franco-allemand avec ses promesses et ses malentendus ; la place centrale des États-Unis ; la place particulière de la Grande-Bretagne à la fois engagée dans la défense du continent tout en cherchant à préserver son lien privilégié avec Washington ; et la Fédération de Russie redevenue aujourd’hui la grande menace pesant sur la sécurité de l’Europe. Il y a pourtant une importante différence, c’est le rôle que jouent et incarneront encore plus les ex-satellites de l’URSS dans les affaires de défense. Pas tous, car la Hongrie et la Slovaquie (qui au cœur de la Grande-Moravie, fit partie du royaume de Hongrie à partir du XIe siècle) font bande à part.
En huit chapitres agrémentés de cartes et enrichis de certains des grands discours qui ont marqué leur époque, Nicolas Badalassi dresse un panorama complet, et clair des différentes étapes de la sécurité européenne. À la lecture on aperçoit bien des analogies entre les premières années de la guerre froide et la situation actuelle. Le blocus de Berlin, instauré par Staline, en juin 1948, eut pour conséquence la séquence de la création de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan), en avril 1949, puis a joué un rôle dans le processus d’unification européenne, avec la fondation du Conseil de l’Europe, en mai de la même année. De même l’invasion russe de 2022, se sera traduite par une accélération des efforts européens en matière de défense collective, en harmonie avec l’Otan. Vladimir Poutine, par une ironie du destin, qui a tant désiré stopper l’élargissement de l’Alliance, fille de la guerre froide, et symbole de l’affaiblissement de l’URSS, aura été à l’origine de l’adhésion de deux nouveaux membres, pays traditionnellement neutres, la Finlande et la Suède. Voilà qu’il a en face de lui un front de 1 500 kilomètres s’étendant de la Carélie jusqu’à l’Estonie ce qui l’a conduit à créer un corps d’armée dans la zone et d’étirer encore plus ses forces. De l’exclave de Kaliningrad où avaient été placés les missiles russes Iskander à double usage, conventionnel et nucléaire, Moscou tenait en joue l’Europe de l’Ouest. Situé entre Kaliningrad et la Biélorussie, proche alliée de Moscou, le passage de Suwalki, au nord-est de la Pologne est le seul accès terrestre reliant les pays baltes aux autres pays de l’Otan et de l’Union européenne (UE). Au cas où la Russie aurait décidé d’envahir la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, menace qui pour ses pays fut perçue comme probable après l’annexion de la Crimée, et qui le demeure toujours en dépit des déboires de l’armée russe en Ukraine, elle n’aurait eu qu’à occuper cette ligne d’une soixantaine de kilomètres de long afin d’empêcher l’Otan de se porter au secours de pays baltes. Outre l’impossibilité d’y envoyer des forces terrestres, il aurait été compliqué pour les Alliés d’intervenir par les airs et la mer étant donné que Kaliningrad est le port d’attache de la flotte russe de la Baltique et qu’une « bulle A2AD » (Anti-Access Area-Denial, d’interdiction et de déni d’accès, fondé sur des systèmes de défense aérienne performants, S-300 et S-400) y a été implantée. À cela, il faut ajouter la base aérienne russe installée en Biélorussie. Le passage de Suwalki est devenu un point critique de la défense de l’Alliance atlantique (et de l’UE).
À mesure qu’on lit les différents chapitres, on aperçoit mieux la montée des tensions qui ont conduit à la situation actuelle, succession des événements que l’auteur traite dans son dernier volet fort d’une trentaine de pages : l’Europe face à la remise en question de l’ordre post-guerre froide 2008-2023. En conclusion, il estime que si l’ère de la post-guerre froide avait relégué le Vieux Continent au second plan des enjeux géopolitiques internationaux, le basculement dans la période « illibérale » des décennies 2010 et 2020 le replace au cœur du nouvel affrontement entre deux visions du monde. C’est une vue bien eurocentrée que le « Sud global » ne partage pas. Le conflit de Gaza, le blocage de la circulation maritime en mer Rouge comme les gesticulations dans le détroit de Taiwan démontrent que l’Europe n’est plus le cœur du monde et qu’elle devra de plus en plus compter que sur elle-même. ♦