Pendant une douzaine d’années, pour les générations d’élèves-officiers de Marine qui faisaient leurs premières armes à la manœuvre de chaloupes ou de remorqueurs, le nom de Guichen n’évoquait guère que la coque de l’ancien escorteur d’escadre qu’ils tentaient d’accoster, parfois violemment. Désarmé en 1963, il servait de brise-lames au petit port de l’École navale, au Poulmic. Passablement oublié par la Marine, qui n’a donné qu’épisodiquement son nom à un de ses bâtiments, – un aviso en 1860, un croiseur en 1898, enfin l’escorteur d’escadre –, l’amiral de Guichen fut pourtant en son temps une des figures les plus respectées par ses pairs, comme par les amiraux britanniques qui l’affrontaient sur mer.
Deux auteurs passionnés par la Marine du XVIIIe siècle, François Jahan et Claude-Jouenn Roussel, ont fort heureusement ravivé nos souvenirs défaillants avec une superbe et minutieuse biographie de Guichen, qu’ils ont très judicieusement sous-titrée « L’honneur de la Marine Royale ».
En effet, pendant toute la première moitié de sa longue carrière, Guichen fera partie de ces jeunes officiers de vaisseau piaffant d’impatience et souvent exaspérés devant l’inaction, la prudence excessive touchant à la pusillanimité ou même parfois l’incompétence de la plupart de leurs chefs. La Marine de 1730 qui accueille le jeune Garde de la Marine connaît tous les défauts d’une grande organisation mal gérée : avancement majoritairement à l’ancienneté dans un « Grand Corps » arrogant et peu enclin à se remettre en cause, amenant à sa tête des amiraux diminués par l’âge ; désorganisation des arsenaux et de la conscription, entraînant des retards dans l’armement des navires et donnant toujours une encablure d’avance à l’ennemi britannique. Dans ces conditions, le pouvoir royal n’est pas enclin à doter la Marine d’un budget lui permettant de se redresser. Et même lorsque l’amélioration de la situation économique du royaume permettra de relancer les constructions de vaisseaux, les instructions données aux chefs d’escadres seront de ne surtout pas risquer au combat des unités ayant coûté bien cher à la couronne.
S’appuyant sur des recherches documentaires particulièrement fouillées, les auteurs restituent avec précision la vie à bord de ces bâtiments, en particulier sous ses aspects sanitaires, les maladies décimant à l’époque plus sûrement les équipages que les coups de l’ennemi. Ils s’attachent également à donner des explications plausibles aux décisions prises, en les resituant dans leur contexte, tant matériel que météorologique ou humain. Dans ce contexte, qui pourrait être déprimant, où la tendance est plutôt à fuir l’Anglais qu’à l’engager, le jeune Luc-Urbain du Bouëxic, chevalier de Guichen, a la chance de commencer sa carrière sous les ordres du prestigieux Duguay-Trouin et d’acquérir une forte expérience maritime en quatre ans d’embarquements successifs. À l’époque, il fallait se porter volontaire pour embarquer, écrire au ministre pour obtenir un commandement. Très vite, Guichen se fait remarquer, tant par ses connaissances que par sa motivation, et il est demandé par les commandants chargés de nouveaux armements. Alors que d’autres se contentaient d’espacer leurs campagnes maritimes, Guichen n’a eu de cesse tout au long de sa carrière que d’avoir les pieds sur un pont de bateau. Il lui est même arrivé de revenir comme second d’une frégate qu’il avait commandée peu de temps auparavant. Il a ainsi accumulé une expérience maritime et un sens de la manœuvre qui en ont fait l’un des plus fins tacticiens de son temps. De Brest aux côtes d’Afrique, de Saint-Domingue aux Açores, aux Flandres, Guichen enchaîne les campagnes, souvent décevantes en raison de l’apathie de ses chefs mais où il acquiert des réflexes de combattant, fondant son assurance et son aptitude au commandement. Bénéficiant d’une estime grandissante dans la Marine, ses promotions s’accélèrent et il obtient un premier commandement de frégate à 34 ans. Une campagne de treize mois aux Antilles (1747-1748) va permettre au jeune commandant de la Sirène de déployer ses talents de marin et de combattant. De concert avec l’Atalante, commandée par son ami du Chaffault, il va mener la vie dure au commerce et aux corsaires britanniques autour de Saint-Domingue. Les deux frégates capturent une douzaine de bâtiments, escortent des convois marchands et renforcent les installations militaires locales. Cette campagne particulièrement énergique a un fort retentissement à la Cour.
Pendant quinze ans, Guichen accumule les campagnes, comme second de plusieurs vaisseaux, puis comme commandant du « Formidable », de 80 canons, puis d’autres vaisseaux, principalement dans le cadre de la défense des possessions françaises au Canada et aux Antilles. Là encore, il souffre du manque d’audace de chefs d’escadre trop lents à saisir leur chance et ressent une profonde amertume devant tant d’occasions manquées aux conséquences désastreuses. Guichen a cinquante ans à la signature de l’humiliant Traité de Paris de 1763, qui consacre la perte du Canada et de l’Inde. Après une courte campagne aux Antilles, il va rester une dizaine d’années à terre, période où les réformes lancées par Choiseul vont permettre un lent renouveau de la Marine. C’est le soulèvement des colonies britanniques d’Amérique qui, ouvrant de nouvelles perspectives stratégiques à la France, va permettre à Guichen de sortir de sa relative inaction.
Promu chef d’escadre en 1776, Guichen peut enfin donner à voir toute son envergure au combat d’Ouessant (27 juillet 1778), où il se couvre de gloire. Il est alors promu lieutenant-général et se voit confier une importante escadre, à la tête de laquelle il mène une longue campagne aux Antilles, y renforçant les positions françaises et affrontant victorieusement par trois fois l’escadre de l’amiral Rodney. De retour en France, paradoxalement, ses qualités de diplomate vont le confiner dans le rôle ingrat de garant de l’alliance avec l’Espagne. Pendant que de Grasse et La Motte-Picquet deviennent les héros de la guerre d’indépendance américaine, Guichen doit déployer avec abnégation toute sa patience et son habileté pour composer avec l’ombrageux allié espagnol, au cours de campagnes très décevantes.
Ayant eu accès aux archives britanniques, les auteurs donnent sur ce demi-siècle de guerre sur mer des points de vue inédits et particulièrement pertinents. Leur érudition permet également d’expliquer aussi bien les détails des combats que les difficultés de préparation des flottes ou la lutte permanente contre les maladies pendant les longues traversées. Superbe plaidoyer pour rendre à Guichen la renommée qu’il mérite, ce livre est également l’expression d’une passion pour cette marine de Louis XV et de Louis XVI qui nous fait encore rêver.