Problèmes allemands
Le, ou plutôt les problèmes allemands seront parmi les plus difficiles à résoudre après la victoire des Alliés. Le bouleversement total, moral et matériel, produit par la défaite, l’anéantissement d’un régime que nul autre n’est prêt à remplacer, placent les vainqueurs devant une situation incertaine, qui n’est pas faite pour simplifier leur tâche ! Eux-mêmes ont-ils arrêté un programme précis vis-à-vis de l’Allemagne ? Nous ne connaissons pas toutes les décisions prises à Yalta et ailleurs. Autant que nous sachions, ce programme n’aurait été fixé que partiellement. Il subsisterait des incertitudes, notamment sur le sort qui sera réservé à l’économie allemande, sur les mesures à prendre pour empêcher l’Allemagne de réarmer. Quant aux décisions purement politiques, l’occupation militaire, qui durera quelques années, semble à première vue en dispenser les Alliés : ce n’est là qu’une apparence.
Les hostilités terminées, l’état matériel de l’Allemagne est désastreux : moins peut-être qu’on ne pense. Attendons les rapports précis des témoins pour nous en faire une idée exacte. Pour le moment, nous ne pouvons l’imaginer que grosso modo. Nous savons que les grandes villes sont en partie détruites, que beaucoup d’industries sont anéanties, que les voies ferrées et le matériel roulant ont subi de grands dommages, que 20 millions d’Allemands ou davantage sont sans abri, que des millions ont été transportés d’une province à l’autre, ou sont séparés de leurs enfants.
Mais les petites villes, même les moyennes, sont pour la plupart intactes ; les villages également. L’arrêt des opérations militaires, donc des bombardements, apporta du jour au lendemain un soulagement à ceux qui les subissaient. Si beaucoup d’usines ne tournent plus, toutes ou presque toutes travaillaient pour la guerre, celles qui restent pourront se consacrer à la production de paix interrompue depuis six ans. L’Allemagne produit plus de 200 millions de tonnes de charbon, sans parler d’une quantité presque égale de lignite. Si la houille de la Sarre et de la Silésie lui est enlevée, si quelques exportations sont faites vers les pays voisins, il restera encore assez de combustible pour les besoins réduits des premières années, pendant lesquelles l’industrie et les chemins de fer fonctionneront au ralenti.
Pour ce qui est du ravitaillement, n’oublions pas que le peuple allemand s’est gavé pendant six ans des vivres pillés dans toute l’Europe. Dix nations ont été affamées pour le nourrir. Dans les familles les plus modestes, les troupes alliées ont trouvé d’énormes réserves de provisions. Avant la guerre, de l’aveu même des dirigeants nazis, le Reich produisait 83 % des produits alimentaires qu’il consommait ; la même proportion que la France, car si sa population était plus élevée, son sol était cultivé plus rationnellement. Il est vrai que les provinces de l’Est, excédentaires au point de vue agricole, passeront à la Russie et à la Pologne. Mais un vaincu, qui a vécu si longtemps aux dépens des autres, qui les a brimés et accablés de privations, peut se serrer la ceinture pendant quelque temps. On a décrété en Amérique que la ration allemande devrait être abaissée à 1 250 calories. S’en tiendra-t-on à ce chiffre ? Il ne pourra être appliqué aux paysans, qui passent à travers les mailles de toute réglementation. Il y aura, comme partout, un marché noir. Mais il est naturel qu’un régime alimentaire inférieur à celui des pays libérés soit infligé aux Allemands. Des produits comme le sucre, qu’ils ont en quantité, pourront être partiellement exportés ; de même le cheptel et les porcs, volés dans toutes les régions qu’ils occupaient.
L’Allemagne manque depuis longtemps de textiles. Elle ne produit ni laine ni coton. Les stocks qu’elle a enlevés partout comme butin de guerre ont été absorbés pour les besoins de l’armée. Mais on témoigne généralement que sa population est encore bien vêtue. La production allemande de rayonne et autres fibres artificielles était considérable, et l’on raflait partout les étoffes, le linge, jusqu’aux vêtements tout faits ; les millions d’hommes, de femmes et d’enfants assassinés par la Gestapo étaient dépouillés, leurs effets distribués aux Allemands de tout âge et de tout sexe. Dans ce domaine, il n’y aura donc pas non plus de besoins immédiats à satisfaire.
Il y en aura davantage en ce qui concerne le mobilier, les ustensiles de ménage, l’équipement des maisons, en un mot tout ce que les bombardements ont détruit. Cela nous amène à un problème crucial : l’avenir matériel de l’Allemagne, ses rapports avec le moral du peuple allemand et la politique du peuple allemand. Ici les Alliés auront à prendre des décisions très délicates.
La difficulté vient de ce que différents points de vue devront être considérés, qui seront aisément contradictoires. Les Alliés auront à penser à la réparation des dommages subis, ce qui implique la récupération des biens volés, dans la mesure du possible, et des prestations en nature : matières premières (charbon, métaux, bois, potasse), produits fabriqués, machines, etc. De la main-d’œuvre allemande devra être mise à la disposition des pays libérés. L’Angleterre et les États-Unis semblent hostiles à cette réquisition, mais la Russie est résolue à y recourir sur une vaste échelle. Elle a perdu 20 millions d’hommes, combattants et civils ; une bonne partie de son territoire a été dévastée. Elle estime que les Allemands doivent reconstruire ce qu’ils ont détruit. Si l’on ne suit pas son exemple, on devrait tout au moins les obliger à démolir les fortifications construites sur nos côtes et à déminer nos champs : besogne dangereuse, dont les périls incomberont justement aux responsables.
En dehors des considérations d’utilité, ces travaux et ces prestations répondent à un besoin de justice : disons même, sans crainte, de représailles. Ce n’est pas tant à une justice idéale qu’il faut satisfaire, ni à un désir de vengeance, qu’à une nécessité politique. Il convient de faire comprendre aux Allemands qu’on ne fait pas impunément la guerre à toute l’Europe, qu’on ne ruine pas, qu’on ne réduit pas en esclavage une douzaine de pays et de peuples sans s’exposer au même traitement. Si les Allemands nous ont condamnés, nous et nos Alliés, à la disette, il convient qu’ils connaissent les privations. S’ils ont fait travailler chez eux 12 millions de prisonniers et de déportés, il faut qu’ils aillent à leur tour travailler chez les autres et pour les autres. C’est alors, alors seulement qu’ils seront amenés à réfléchir sur leurs responsabilités et sur les risques d’une politique d’agression.
Toutefois, on ne peut laisser une Allemagne ravagée par la guerre vivre dans les décombres de ses villes et de ses usines. Elle devra, elle aussi, se reconstruire : tâche considérable, qui exigera une quantité de matériaux, de machines, de main-d’œuvre. Si l’Allemagne était abandonnée à elle-même, si elle pouvait y consacrer toutes ses forces, sa puissance d’organisation, sa discipline, nul doute qu’elle s’en tirerait rapidement. Il va sans dire que les exigences des Alliés ralentiront le rythme de son travail : au lieu de l’exécuter, par exemple, en dix ans, elle pourra en mettre vingt.
C’est ici que devra intervenir une politique réfléchie, calculant toutes les conséquences de ses décisions. Si l’Allemagne pouvait se reconstruire trop vite, plus vite que tels pays qu’elle a ruinés, elle n’aurait pas suffisamment le sentiment de sa défaite : elle redeviendrait une concurrente dangereuse pour les grandes nations industrielles. Mais d’autre part, si elle devait végéter trop longtemps, attendre de longues années le retour à une vie normale, elle pourrait prendre des partis désespérés. Une revanche ne sera d’ailleurs pas à craindre si l’on prend les précautions nécessaires. Il faudra donc trouver une juste mesure, favoriser la renaissance de l’Allemagne, et en même temps la ralentir. C’est ici que l’intuition des hommes d’État sera au moins aussi nécessaire que le génie des faiseurs de plans et l’activité des ingénieurs.
Ce qui complique la question, c’est que, pour des raisons de concurrence et de préparation militaire, on prétend modifier l’aspect économique de l’Allemagne. On veut la priver de telle ou telle industrie : les uns disent des industries de guerre proprement dites, d’autres de l’industrie lourde et de l’industrie chimique, qui sont à leur base. Certains voudraient même supprimer l’essentiel de l’industrie allemande et faire des Allemands un peuple d’agriculteurs : tel est le plan Morgenthau, dont l’auteur n’est rien moins que ministre des Finances aux États-Unis. Ce plan a de nombreux partisans, jusque dans le gouvernement américain, il a été défendu par une partie de la presse dans le monde entier : ce qui ne laisse pas d’être inquiétant pour l’avenir.
Seules des circonstances purement temporaires peuvent justifier l’idée d’une « désindustrialisation » de l’Allemagne. Une bonne partie de son industrie est par terre, et ne sera pas relevée d’ici quelques années. Sa main-d’œuvre sera moins nombreuse qu’avant la guerre, car beaucoup d’hommes sont morts, d’autres seront employés à la reconstruction au-dehors, d’autres enfin à la reconstruction allemande. C’est là une situation qui ne durera pas.
On ne peut, sans s’exposer à de graves mécomptes, fonder l’Allemagne de demain sur des conditions d’existence valables seulement pour dix ou vingt ans. Il faut voir plus loin, bâtir cette Allemagne par rapport à des conditions normales. Or, normalement, elle ne peut vivre que de son industrie.
En 1939, elle comptait 80 millions d’habitants, le double de la France, pour un territoire sensiblement égal. Ce chiffre indique déjà que le gros de la population allemande devait vivre dans les villes, s’occuper à des tâches urbaines et industrielles. C’est depuis qu’elle a atteint et dépassé le niveau de la population française que s’est produite la grande expansion de l’industrie allemande : il fallait employer ce surcroît de main-d’œuvre, qui augmentait d’année en année ; et comment l’employer, sinon dans les travaux industriels ? La répartition d’aujourd’hui donne environ un quart de la population pour l’agriculture, une moitié pour l’industrie, le dernier quart pour les autres professions. M. Morgenthau et ses partisans seront très forts, s’ils nous expliquent comment on pourra faire passer la moitié des Allemands de l’usine aux champs. La campagne est déjà saturée, le sol allemand, bien cultivé, rend depuis longtemps son maximum. Toutes les tentatives de « retour à la terre » (celle, par exemple, de Darré, le ministre de l’Agriculture d’Hitler) ont échoué : cela, simplement parce que la terre a assez d’hommes, elle ne saurait plus en admettre qu’un très petit nombre.
Que des projets aussi éloignés des réalités aient pu être pris en considération, voilà qui nous inspirerait des doutes sur la capacité des Alliés de prendre en main l’Allemagne. Et pourtant il faut qu’ils la prennent en main. Il faut que, pour un certain nombre d’années, ils règlent son économie, répartissent la main-d’œuvre et les produits industriels, entre la reconstruction des pays libérés, celle de l’Allemagne et la consommation normale. Il faut qu’ils décident de l’emploi d’industries qui, pendant dix ans, n’ont travaillé que pour la guerre ; qu’ils avisent aux moyens d’empêcher le retour à la production de guerre.
Diverses propositions ont été présentées à cet effet. Les plans tendant à supprimer la plus grande partie de l’industrie allemande sont inspirés par cette considération : car la plupart des industries peuvent être employées pour la guerre. Notons un plan exposé en Angleterre. Ses auteurs, constatant que la suppression, ou même le contrôle de toute l’industrie serait utopique, s’arrêtent à l’idée d’interdire certaines fabrications : celle des canons, des mitrailleuses, des tanks, des avions. L’objection qu’on peut les fabriquer en secret ne serait pas valable, vu qu’on ne peut cacher que des quantités de ces engins hors de proportion avec les besoins d’une guerre moderne ; de même qu’il ne suffît pas d’instruire quelques hommes en cachette, il faut militariser des millions d’hommes pour partir en campagne.
Pour attaquer en 1939, l’Allemagne avait dû, quatre ans auparavant, proclamer le service obligatoire et faire de toute son industrie une immense usine d’armements.
La situation morale du peuple allemand n’est pas moins à considérer que sa situation matérielle. Certains affectent de croire qu’il serait à peine nécessaire d’en tenir compte : ce peuple serait incorrigible, toujours prêt à courir de nouvelles aventures derrière quelque nouvel Hitler. Seules des mesures de coercition seraient à envisager avec lui.
C’est là une grave erreur. Quoi que l’on pense des Allemands, il faut leur reconnaître une certaine intelligence. Ils seraient bien obtus, s’ils ne comprenaient pas la leçon des événements actuels. Si l’on admet qu’ils sont faits pour être conduits, qu’ils cèdent facilement à la propagande, les Alliés ne peuvent oublier qu’ils ont en main, aujourd’hui, les fils conducteurs, qu’ils sont maîtres de faire une propagande inverse de celle qui a produit la catastrophe.
Un peuple malléable, influençable, crédule, n’est pas sensible qu’à une certaine influence, mais à toute suggestion qui sera répétée avec insistance, méthodiquement. De même qu’il a écouté les doctrines, les mots d’ordre nazis, le peuple allemand prêtera l’oreille aux mots d’ordre antinazis ; cela d’autant plus facilement que les premiers l’ont mené au désastre et à la ruine.
Il ne faut pas se fier aux retournements plus ou moins sincères que les troupes d’occupation constatent déjà, la guerre à peine finie. Personne ne veut avoir été hitlérien. Tel qui, hier, faisait partie de la Gestapo jure ses grands dieux qu’il fut toujours bon catholique, socialiste ou communiste. Il va sans dire que ces attitudes seront prises pour ce qu’elles sont : des mensonges destinés à tromper le vainqueur. C’est sans en tenir compte que devra être organisée sa propagande, qui devra reposer d’abord sur une information exacte.
Il serait superflu de vanter les avantages de tel ou tel régime, les mérites de tel autre peuple. Ce qui importe, c’est de donner aux Allemands une idée véridique de ce qui se passe dans le monde ; plus encore de ce qui s’est passé chez eux depuis douze ans ; de la responsabilité de leurs dirigeants, des horreurs commises dans tous les pays qu’ils ont assaillis, pillés et violentés.
Un petit nombre de faits typiques, accompagnés de chiffres et d’images, devraient être reproduits et répétés dans des tracts et des brochures distribués par millions. La presse, le cinéma, la radio devraient y revenir sans cesse. Ces instruments seront exclusivement à la disposition des Alliés. Ils devront s’en servir avec habileté et fermeté. On ne verra plus, espérons-le, comme après l’autre guerre, tous les journaux allemands insulter quotidiennement la France, pendant que nos troupes occupaient le Rhin et la Ruhr.
L’école devra être aussi surveillée. C’est peut-être ce qu’il y aura de plus difficile. Où trouver les maîtres qui remplaceront tant d’instituteurs, de professeurs nazis ? Si certains livres leur sont imposés, qui les empêchera d’enseigner autre chose que leur contenu ? Il n’y aura vraiment progrès que lorsque changera la mentalité du peuple allemand. Nous ignorons combien de temps durera cette transformation, nous ne savons même pas si elle aura lieu, car l’action des Alliés ne se prolongera peut-être pas assez longtemps. Mais elle vaut la peine d’être tentée.
Disons-nous que le peuple allemand n’a pas toujours été national-socialiste. Douze ans sont peu de chose dans la vie d’une nation. À de certaines époques celle-là eut un tout autre esprit que dans les dernières années. Aux premières élections qu’il fit après son arrivée au pouvoir, en mars 1933, Hitler n’eut que 43 % des suffrages : le peuple allemand n’était pas encore conquis. S’il le fut, plus tard, par la persuasion et la violence, la force, sinon la violence, est aujourd’hui de notre côté ; la persuasion aussi.
Nous arrivons au problème politique, le plus difficile de tous : il est, nous l’avons dit, étroitement lié à ceux de l’économie et de la mentalité allemande, mais il a aussi ses aspects propres. L’occupation militaire ne dispensera pas longtemps les Alliés d’intervenir dans la vie politique du pays. Elle ne tardera pas à renaître, même si les grandes décisions leur sont réservées.
Elle renaîtra bientôt, ne serait-ce que par réaction contre le nazisme. Des esprits superficiels prétendent que tous les Allemands étaient hitlériens ou passifs, indifférents. C’est oublier que les nazis ont traité cruellement des milliers, des millions d’individus, en Allemagne comme dans les pays envahis. Ils ont assassiné, jeté dans des camps de concentration, dépouillé de leurs biens leurs compatriotes comme les étrangers ; interdit des partis et des formations politiques, qui parfois ont subsisté secrètement ; persécuté les grandes confessions religieuses. Dans les derniers mois du régime, la Gestapo a réprimé avec une férocité inouïe toute tentative d’émeute, toute manifestation pacifique ; sous des prétextes plus ou moins militaires, elle a transporté les populations d’un bout à l’autre du pays ; elle a affamé, mitraillé les enfants et les femmes.
Le nazisme a donc amassé contre lui un capital de haine que la peur tient jusqu’à présent caché. Quand la défaite sera consommée, que les craintes auront disparu, cette haine éclatera. Nous assisterons peut-être à des vengeances terribles, qui dépasseront de loin l’« épuration » des pays libérés.
Que feront alors les Alliés ? Ils devront participer à cette épuration, ne serait-ce que pour rechercher et punir les criminels de guerre, pour écarter les nazis des emplois publics : tâche énorme, car beaucoup se camoufleront, changeant de ville et de province. Faudra-t-il aller plus loin, arrêter, enfermer ou déporter des hitlériens qui ne se seront pas fait remarquer par des crimes notoires ? Faudra-t-il aider la population à les punir, ou assister à ses vengeances en spectateur impassible, ou encore les arrêter, les modérer ? Il y a là toute une politique à décider et à suivre, une politique qui mérite la réflexion : si les Alliés peuvent avoir intérêt au maintien de l’ordre, devraient-ils déplorer de voir les Allemands se dévorer entre eux ? Deux partis, entre lesquels il faut choisir.
Cette réaction inévitable fera réapparaître les partis politiques. Ils pourront déjà se manifester dans les administrations municipales, que les Alliés sont disposés à laisser aux Allemands (il leur serait difficile de les y remplacer). Les Alliés favoriseront-ils tel ou tel parti – l’un celui-ci, l’autre celui-là ? Nul ne s’en étonnerait : on a peine à croire que les Russes voient d’un bon œil le centre catholique ou les nationaux-allemands, que les Américains soient tendres pour les communistes. Si ces faveurs opposées n’allaient pas trop loin, il n’y aurait que demi-mal. Mais il ne faudrait pas que l’Allemagne devînt un terrain de lutte, de propagande pour des conceptions politiques opposées.
Une telle lutte n’aggraverait pas seulement les divergences qui existent déjà entre certains Alliés. Elle rendrait à l’Allemagne, même une Allemagne impuissante et ruinée, une importance capitale en Europe : cette Allemagne deviendrait l’enjeu de deux systèmes politiques contraires, le poids qui, si léger soit-il, peut faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.
Une politique sage ne devrait pas influencer l’évolution politique de l’Allemagne ; ou plutôt, elle devrait l’influencer discrètement. Si une préférence marquée se fait sentir pour tel ou tel régime, il faudrait la laisser se manifester. Si le peuple parait hésitant, on pourrait encourager, sans trop le laisser voir, les tendances qui seraient jugées plus rassurantes pour la tranquillité de l’Europe. Un régime imposé du dehors est mal accueilli : tel fut le cas de celui de Weimar, que personne n’avait imposé au peuple allemand, mais qu’on put accuser d’être étranger, parce qu’il imitait les démocraties occidentales et s’était introduit à la faveur de la défaite. Il convient que le futur régime de l’Allemagne évite jusqu’à l’apparence d’une importation des vainqueurs.
On a discuté, dans la presse française et internationale, s’il convenait de maintenir l’unité allemande, ou de diviser l’Allemagne.
De nombreux projets ont été élaborés, les uns proposent de partager l’ancien Reich en trois morceaux, d’autres d’unir la Bavière à l’Autriche, d’autres de créer un État rhénan qui s’étendrait à la Ruhr, ou même, d’après certains, dépasserait considérablement les limites de ces deux régions. Il existe des plans suivant lesquels sa limite orientale partirait du lac de Constance, pour remonter par Hanau, Bielefeld, Osnabrück, jusqu’à la frontière hollandaise.
Ces plans ont été esquissés en Angleterre, cette même Angleterre qui, à la fin de l’autre guerre, fut violemment hostile à toute idée de séparatisme rhénan (1). Dès 1942, des hommes politiques, à la tête desquels se trouvait Lord Vansittart, formèrent un comité en faveur d’un État rhénan. Des membres des deux Chambres en faisaient partie, un certain nombre de journaux les appuyèrent. Mais depuis lors, un certain mystère plane, non seulement sur l’opinion britannique, mais sur les intentions du gouvernement, et même de tous les gouvernements intéressés. L’hiver dernier, un communiqué fut lancé dans la presse, au sujet d’une soi-disant décision qui aurait été prise par les « Trois Grands ». La chose fut démentie et n’eut pas de suite.
On ne connaît pas davantage les arrière-pensées du gouvernement soviétique : du secteur oriental, qu’il doit occuper, ne pourrait-il chercher à faire un territoire relevant de sa zone d’influence ? Bref, l’incertitude plane sur les projets des Alliés : sans parler de ceux des Allemands. Car il n’est pas impossible que les Alliés, renonçant à une action immédiate, préfèrent attendre pour voir si l’Allemagne ne se dissociera pas d’elle-même.
Les partisans d’une division de l’Allemagne peuvent invoquer une longue tradition, car l’unité y est de date récente. Ils rappellent volontiers que, jusqu’en 1871, elle comprenait vingt-six États, qui subsistèrent dans le Reich de Bismarck et de Guillaume II, avec leurs souverains, leurs administrations, leurs chemins de fer autonomes. Ces « Allemagnes » – pour reprendre une expression chère à certains historiens – ne pourraient-elles revivre ? Leur souvenir n’est pas ancien, il dure encore dans l’esprit d’hommes qui y vécurent, dans des mœurs, des sentiments, voire des attachements dynastiques. La famille des Wittelsbach, en Bavière, est demeurée populaire.
Si l’Allemagne, répliquent les partisans de l’unité, est restée plus longtemps divisée que la plupart des grands États européens, la tendance unitaire est la plus récente, elle répond à l’évolution des nations modernes. Bismarck a fait faire un premier pas à l’unité allemande, la République lui en a fait faire un autre, Hitler le dernier et le plus décisif. Trois régimes très différents ont agi dans le même sens. La République avait supprimé les souverains, symboles des autonomies locales, unifié les chemins de fer et l’armée, enlevé aux « pays » la plupart de leurs ressources fiscales. Avec Hitler, Berlin contrôle tout, même la justice, la police, l’instruction publique, jusqu’alors autonomes. L’Allemagne devient le pays le plus centralisé de l’Europe. Les divisions territoriales y sont même modifiées, le « Gau », d’abord circonscription du parti, se substituant peu à peu aux anciens États.
Est-il possible de revenir sur une évolution si accusée, si persistante, de faire machine en arrière ? – Oui, répondent les partisans des « Allemagnes ». La centralisation était dans la logique d’un État totalitaire, car on ne peut gouverner d’une façon autoritaire, si on laisse subsister des libertés régionales. Elle était exigée par une économie de guerre, qui devait être nécessairement dirigée, dirigée d’un point central, suivant un plan unique. Mais une Allemagne pacifique pourrait se passer d’un régime unifié et centralisé. La division serait même la garantie de son pacifisme.
– Un découpage imposé de l’extérieur, répliqueront les autres, n’aurait aucune chance de durée. Il fournirait une formule magnifique au nationalisme allemand : reconstruire l’unité du Reich.
– Mais pendant le temps que l’Allemagne mettrait à se reconstruire, elle nous laisserait toujours un répit.
Le dialogue pourrait ainsi se prolonger, les arguments ne faisant défaut ni d’un côté ni de l’autre. Mais dans le fond ce débat est assez vain, car nous ignorons ce que les grandes puissances ont décidé, et peut-être ne le savent-elles pas elles-mêmes. Puisqu’il est entendu qu’il y aura d’abord une occupation militaire de toute l’Allemagne, que durant cette période elle n’aura pas de gouvernement, que la durée de cette occupation n’est pas fixée, il n’y a pas urgence à fixer le futur statut de l’Allemagne. Dans quelques années, on y verra plus clair, quand les derniers restes d’un régime honni, mais puissant, seront balayés, quand on pourra juger ce qui reste vivace dans les vieilles traditions, quelles sont les aspirations et les tendances des générations nouvelles.
Une solution viable pourrait être alors celle d’une Allemagne fédérée, divisée en parties autonomes, sinon indépendantes l’une de l’autre. On peut concevoir ces parties à peu près égales en étendue et en puissance économique, donc éliminant l’hégémonie prussienne. La Prusse disparaîtrait. Elle serait décomposée en trois ou quatre parties, ayant chacune sa capitale. Berlin, aujourd’hui en ruines, ne serait plus que celle du Brandebourg. Comme capitale fédérale, on choisirait de préférence une ville mieux située, plus centrale, au besoin plus petite, et dépourvue de la tradition des rois prussiens. La plupart des villes devant être rebâties, on aurait toute liberté pour ce choix.
Une Allemagne ainsi reconstruite offrirait plus de garanties que l’Allemagne unifiée d’Hitler. Les particularités provinciales s’y développeraient plus aisément. Le militarisme prussien, qui, du centre berlinois, rayonna sur tout le pays, égalisant les esprits et les mœurs, pourrait être efficacement combattu. Les Alliés pourraient faciliter aux Allemands ce retour au passé : à un passé modernisé, car il ne saurait plus être question d’États lilliput, comme les principautés d’Anhalt ou de Lippe-Detmold ; il ne s’agirait plus de constitutions arriérées, mais d’organisations bien connues et bien équilibrées, comme les États-Unis d’Amérique ou les cantons suisses.
Les problèmes que les Alliés auront à résoudre sont multiples et complexes. Ils exigeront de la prudence, de la perspicacité, du doigté, des concessions mutuelles. Il serait déplorable que l’Allemagne, qui les unit tant qu’ils eurent à la combattre, provoquât entre eux des dissensions, lorsqu’ils devront l’administrer et la réintégrer dans l’ordre européen.
Plus encore que l’organisation mondiale que l’on va créer, la solution donnée aux problèmes allemands sera la pierre de touche de la paix future. ♦
(1) Il convient de noter qu’aux États-Unis l’opinion, à une date récente, semble évoluer également vers la thèse d’une division du Reich. Une enquête de l’Institut Gallup a donné 40 % des suffrages en faveur de cette solution.