Alors que la maturité et la cohérence de la mission de dissuasion nucléaire confiée à l’Armée de l’air restent à leur paroxysme avec la modernisation de tout l'éventail de leurs moyens, les Forces aériennes stratégiques (FAS) doivent maintenir l’écart technique et opérationnel face à leurs potentiels adversaires, dans un environnement en perpétuelle mutation.
Enjeux futurs de la composante aéroportée de la dissuasion
Parmi les missions confiées aux forces armées, et en particulier à l’Armée de l’air, il en est une dont l’histoire et la culture imprègnent particulièrement celles des aviateurs : il s’agit de la dissuasion nucléaire. Conçue comme un effort collectif entre les armées, la Direction générale de l’armement (DGA), le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et les industriels, unis pour le bien commun, elle représente un effort sans précédent et sans équivalent, une ambition nationale, socle de notre défense, garantie ultime de la survie de la Nation. Portée par les présidents de la République successifs depuis près de 60 ans, elle implique un engagement à tous les niveaux : politique, stratégique, opérationnel, industriel et de recherche & développement. Le rôle des forces armées, dans cette chaîne de responsabilités cohérente du plus haut niveau de l’État jusqu’aux opérateurs, consiste à offrir de la diversité dans les modes d’action au président de la République afin de garantir en tout temps la liberté d’action de la France. Du point de vue des Forces aériennes stratégiques (FAS), cet effort se traduit aujourd’hui comme dans le futur par la question de l’efficacité opérationnelle et de sa démonstration. À cet égard, les enjeux de la composante permanente aéroportée sont indissociables de ceux de l’Armée de l’air et s’articulent avec cette ambition nationale, dont il importe avant tout de bien comprendre les objectifs et les ressorts. Pour traiter la question des enjeux à venir de la composante aéroportée, il faut dans un premier temps expliciter la grammaire nucléaire, thème dont chaque époque et chaque système de force joue une variation, avant de détailler la manière dont l’Armée de l’air porte la mission qui lui échoit, pour aujourd’hui comme pour demain : celle de permettre le dialogue dissuasif du président de la République.
Toute réflexion sur la dissuasion se doit de repartir des fondements historiques et conceptuels, qui guident l’effort de la France en la matière. Élément clé de la politique de défense française, la Dissuasion est avant tout une ambition nationale. Née de la résonance entre « le pouvoir égalisateur de l’atome » (Pierre-Marie Gallois) et le traumatisme de la surprise stratégique que constitue l’invasion allemande, qui permet de dire « juin 1940, plus jamais ça », et rendue plus nécessaire par le chantage nucléaire de la Crise de Suez (1956), la décision de doter la Nation d’une puissance nucléaire relève d’une « certaine idée de la France » (Charles de Gaulle). C’est véritablement au nom de la sauvegarde de la souveraineté de la France, de la préservation de sa liberté d’action que les décideurs de l’après-guerre se jettent dans une aventure proprement titanesque. L’ampleur, comme le propos, de l’aventure nucléaire positionnent la dissuasion au rang de caractéristique identitaire de la France. Colonne vertébrale de l’outil industriel de la France d’après-guerre, l’ambition nucléaire dote la Nation d’une vision cohérente qui lui permet de redevenir une grande puissance. Cette cohérence s’exprime par la complémentarité des programmes civils et militaires : l’accès à l’Espace et le vecteur balistique, l’indépendance énergétique et la propulsion navale, l’industrie aéronautique nationale et la haute technologie de l’aéronautique de défense, entre autres. Ce préambule est important car lui seul permet de comprendre réellement ce dont il s’agit lorsque l’on aborde le sujet nucléaire. Loin d’être un simple élément de la panoplie des stratégies de défense possible, la dissuasion, en France, est pensée comme consubstantielle de la Nation et de son émanation d’après-guerre, la Ve République. Il ne s’agit pas d’un simple attribut de la puissance, mais bien de la garantie ultime de la survie de la France comme Nation souveraine, expression tautologique dans l’esprit des pères fondateurs.
Une fois le pas du nucléaire franchi, la France s’est dotée, au fur et à mesure des réflexions stratégiques et de l’évolution du contexte, d’une « grammaire nucléaire » (Bruno Tertrais). L’ensemble des concepts doctrinaux s’articule en effet pour former des règles, des lois qui régissent les interactions entre les différents éléments de la dissuasion et la situation géostratégique.
La dissuasion commence lorsque l’on est capable de faire peser une menace suffisamment crédible pour entrer dans le calcul coûts-bénéfices de l’adversaire et modifier de manière décisive son action. L’élément clé de la grammaire nucléaire est donc bien la crédibilité, politique, technique et opérationnelle. Ce concept central de toute stratégie de dissuasion repose sur cinq notions doctrinales qui, tout en évoluant au cours du temps en fonction des changements du contexte, restent essentiellement stables.
• L’indépendance nationale peut se comprendre comme une « fusée à plusieurs étages » : elle se manifeste dans les questions programmatiques, la recherche & développement, dans la mise en œuvre et enfin dans l’organe décisionnel, incarné par le chef de l’État. Elle est à la fois un principe et une finalité.
• La permanence est la notion qui détermine le format des forces armées responsables de la mise en œuvre ; elle est rendue nécessaire en vertu de la crédibilité politique qu’elle emporte. Étant donné la hauteur de l’enjeu, seules des forces spécifiques, entraînées régulièrement, aguerries à la mise en œuvre d’engins nucléaires et aux engagements de très haute intensité peuvent atteindre le seuil de la crédibilité opérationnelle.
• La notion de dommages inacceptables sanctuarise le tabou nucléaire et prémunit la doctrine contre toute dérive du nucléaire vers un concept d’utilisation sur le champ de bataille. Quand bien même le rôle des forces, et notamment celui de la composante aéroportée, consiste à offrir des options au président de la République, celles-ci ne doivent demeurer qu’une gradation dans l’inacceptable.
• Les intérêts vitaux que la dissuasion entend défendre créent un sanctuaire matériel et immatériel aux contours flous, qui peut évoluer et ressort du seul jugement du Président. L’absence de définition de ces contours prévient toute tentative d’évitement par le bas de la dissuasion. Le concept associé de frappe d’avertissement complète cette notion, pour éviter à un adversaire de se « méprendre sur nos intentions ».
• Enfin, la stricte suffisance – les deux mots sont importants – est l’expression choisie pour exprimer le fait que les efforts de la France, notamment à travers la taille de son arsenal nucléaire, sont dimensionnés pour garantir les dommages inacceptables demain tout aussi bien qu’aujourd’hui. Plus encore, la notion de limitation apporte un point d’arrêt à l’escalade des armements, tout en renforçant la crédibilité d’un système dont chaque pièce est nécessairement pensée pour rendre le tout particulièrement efficace.
Pour en revenir à l’élément fondamental, la crédibilité, et à son aspect opérationnel, il convient de mesurer en quoi les deux composantes, océanique et aéroportée, sont complémentaires pour apporter la garantie au président de la République de pouvoir infliger des dommages inacceptables. Cette complémentarité repose sur des effets militaires différents entre un missile balistique et un missile aérobie. Elle a surtout trait aux différentes caractéristiques des deux forces. Là où la Force océanique stratégique (Fost) veille à la discrétion et la permanence à la mer du sous-marin, les FAS mettent en place des procédures de montée en puissance qui peuvent être ostensibles et démonstratives. Les modes d’actions se complètent dans les modes de pénétration et dans les modélisations utilisées en planification entre une planification déterministe et fondée sur le calcul et un plan de frappe militaire, moins modélisable et reposant sur les grands principes de stratégie (concentration des feux, exploitation des faiblesses de l’adversaire, saturation des défenses). Dans tous les cas, les deux composantes convergent à travers la garantie de leur efficacité : le sous-marin par sa discrétion, et les FAS grâce à l’enchaînement permanent des opérations de montée en puissance et de raids nucléaires.
Enfin, pour compléter le tableau de notre outil dissuasif, il convient d’insister sur l’une des caractéristiques de la composante permanente aéroportée : la dualité. Cette singularité est historique : dès 1971, les Mirage IV ont été employés dans des missions de reconnaissance. Les ravitailleurs, quant à eux, délivrent du carburant sur tous les théâtres d’opérations. Seule une minorité de leurs missions est réalisée au profit des FAS. La dualité est inhérente au concept d’emploi de la composante aéroportée et assoit sa crédibilité, en démontrant le savoir-faire des équipages et des structures de commandement et de contrôle. Avec le passage au « tout Rafale », les FAS ont franchi une étape de plus dans cette dualité. En effet, alors que le Mirage IV ou le Mirage 2000N étaient des appareils spécialisés dans la mission nucléaire, dont on a pu occasionnellement tirer parti pour effectuer des missions conventionnelles, le Rafale est nativement omnirôle. Rien ne distingue un Rafale des FAS d’un Rafale conventionnel. De ce fait, les chasseurs des FAS peuvent être et sont employés aussi bien pour des missions conventionnelles que pour leur mission principale nucléaire. L’arrivée du Phénix (A330 MRTT, Multirole Transport Tanker) à partir d’octobre 2018 accentue encore cette dualité. Ces avions ravitailleurs pourront en effet désormais simultanément délivrer du carburant, transporter du personnel et/ou du fret sur de très longue distance.
Non contente de démontrer la crédibilité opérationnelle des moyens, la dualité offre au Président le moyen d’un dialogue dissuasif avec l’adversaire. Que ce soit à travers les opérations Poker ou par le fait que les FAS participent à toutes les opérations extérieures, ou encore au raid Hamilton (1), la composante aérienne permet, dès le temps de paix, de manifester très clairement notre savoir-faire opérationnel à protéger les intérêts de la France. En prenant le recul nécessaire pour observer ce panorama sur la dissuasion, le lecteur comprendra que les enjeux soulevés par les Forces aériennes stratégiques ne sont jamais uniquement tactiques. Ils emportent avec eux cette ambition nationale, qui repose sur la structuration de notre outil étatique et industriel autour de la dissuasion.
Ainsi, l’Armée de l’air, à travers son bras nucléaire – les FAS – se trouve dépositaire d’une responsabilité structurante, celle de permettre le dialogue dissuasif et de garantir la liberté d’action du président de la République. Tout en respectant toujours ce qui fait son ADN et sa complémentarité avec la Fost – dualité et démonstrativité, la composante aéroportée permanente travaille donc à offrir des options au décideur. Cet effort a supposé, tout au long de l’histoire des FAS, une progression constante selon deux axes : l’efficacité opérationnelle et la démonstration de cette efficacité, deux étapes clés de la crédibilité.
Les Forces aériennes stratégiques récoltent actuellement les fruits d’un long travail de plus de dix années de modernisation. L’efficacité du trinôme ASMPA(2)–Rafale–Phénix atteint des résultats remarquables au regard de la règle d’or des 3 P : précision, pénétration, portée. Les performances du missile, régulièrement évaluées lors des tirs d’évaluation des forces, sont garanties par la maîtrise de la technologie du statoréacteur par la France depuis 40 ans. La capacité du Rafale de passer d’une tâche air-air à une fonction air-sol instantanément s’est avérée un virage dimensionnant en termes d’organisation et de doctrine d’emploi. Sa performance en pénétration basse altitude tout temps/haute vitesse est l’un des points clés de la crédibilité du dispositif. Enfin, le renouvellement de la flotte de ravitailleurs, qui permet un emport en carburant supplémentaire et une disponibilité renouvelée, offre à la manœuvre l’allonge requise par le président de la République, en cohérence avec une doctrine de dissuasion tous azimuts.
Toutefois, l’efficacité opérationnelle de la composante aéroportée n’est pas le simple fait des Forces aériennes stratégiques. Lors d’un raid nucléaire, toute l’Armée de l’air prend part au combat. Les opérations successives des FAS – qui se déroulent sans interruption depuis plus de 55 ans – intègrent des appareils porteurs de l’arme nucléaire, sous la responsabilité permanente des FAS, mais également des moyens de protection et d’accompagnement, relevant habituellement d’autres commandements. Cette intégration intime des moyens conventionnels et nucléaires est encore renforcée par la polyvalence du Rafale, et concourt à la maîtrise de l’engagement de haute intensité par l’Armée de l’air.
En effet, le principe d’une opération nucléaire repose sur l’effet de masse. Les appareils partent groupés en cellules autour de leurs ravitailleurs avant de le quitter et d’attaquer en meute. Cette manœuvre peut être dimensionnée en fonction des directives du président de la République, et elle intègre des appareils de protection du raid. Ainsi, elle offre la souplesse et la robustesse requises pour établir le dialogue dissuasif. En réalité, cette intégration des FAS dans l’Armée de l’air renforce l’ADN de cette dernière : fort, vite et loin.
En ce qui concerne la vision future, le principe de la garantie de pénétration repose sur le fait d’avoir toujours un coup d’avance dans le jeu d’échecs entre le glaive et le bouclier. Cela implique de consacrer en permanence des moyens suffisants à la R&D, afin d’être du bon côté de la barrière technologique. C’est ainsi que les enjeux portent, pour l’avenir de la composante, sur tout le spectre de la pénétration, du ravitailleur au missile en passant par le porteur. Là encore, l’histoire est particulièrement éclairante pour aborder ces questions prospectives. Au commencement de la dissuasion, afin de s’affranchir des défenses d’artillerie antiaérienne et des intercepteurs soviétiques, il fallait voler très haut et très vite. C’est ainsi que le Mirage IV fut le premier avion bi-sonique au monde, et était capable de tenir cette vitesse à 13 km d’altitude. L’évolution des systèmes de défense, dont l’interception du U-2 de Gary Powers, dès 1960, fournissait un signe avant-coureur, fit apparaître une nouvelle vulnérabilité. C’en était fini de la très haute altitude, puis, plus tard, de la bombe à gravité : le concept de pénétration reposera sur le suivi de terrain complété ultérieurement par un missile de croisière. Demain, les progrès des systèmes A2/AD (Anti Access/Area Denial) nous inciteront à réévaluer nos doctrines, avec une seule certitude : aucune cuirasse n’est sans défaut. Pour dimensionner au plus juste – en cohérence avec le concept de stricte suffisance – le système futur, il importe de bien connaître les défenses adverses, ce qui impose un effort important en matière de renseignement et d’anticipation. Aujourd’hui, il est très probable que l’ASN4G (3) soit un missile à très longue portée, capable de voler plus haut que les intercepteurs adverses, hypermanœuvrant et à vitesse hypersonique.
En cohérence avec les caractéristiques fondamentales de la composante aéroportée, il conviendra également de réfléchir à l’interopérabilité, voire à la communalité des moyens des Forces aériennes stratégiques avec ceux des forces conventionnelles. C’est pourquoi les réflexions sur le Système de combat aérien du futur (Scaf) intègrent les besoins de la dissuasion dès les premières études. Cette prise en compte fixe un niveau d’ambition qui permettra de garantir la maîtrise de la haute intensité par l’Armée de l’air.
Enfin, plus largement, la dissuasion nourrit, pour l’Armée de l’air, le lien vital entre l’industrie de défense, la R&D et l’aviation. Projetant le regard au-delà de l’horizon habituel des programmes d’armement conventionnel – la dissuasion est une matière vivante qui se façonne lentement – le refus du « fair fight », comme disent les Américains, auquel nous contraint la garantie de pénétration, c’est-à-dire la nécessité de bénéficier d’une longueur d’avance technologique, nous oblige à affronter l’incertitude de l’avenir. « C’est compliqué ? Alors il faut chercher », disait le président Mitterrand aux chercheurs du CEA. Ce « déséquilibre avant » permanent est partie intégrante de l’histoire des FAS. Il constitue l’épine dorsale de l’industrie aéronautique française. Comme le Mirage IV a permis l’aventure Concorde, l’ASN4G, le Scaf ou le futur porteur nucléaire seront les aiguillons qui pousseront nos ingénieurs et nos chercheurs à développer une technologie de rupture, et par là, à la France de rester l’un des leaders mondiaux du secteur aéronautique. Au-delà du poids purement militaire que confère la maîtrise de l’arme nucléaire, les capacités industrielles qu’elle emporte sont essentielles pour contribuer à préserver le rang de notre pays au sein des puissances mondiales.
Être efficace est un défi, le démontrer est une nécessité. La démonstration de la performance opérationnelle de l’Armée de l’air assoit le dialogue avec l’adversaire, fournit les seuils de l’escalade qui l’obligera à céder.
Cette démonstration s’adresse principalement à un auditoire : celui des adversaires potentiels. Elle repose sur le concept de posture opérationnelle, qui consiste à disposer de moyens, en nombre déterminé et dans des délais prescrits. Ces stades de montée en puissance rythment les opérations des FAS. Ils sont régulièrement mis en œuvre à titre de démonstration et font partie du cœur de métier de la composante permanente aéroportée. Reposant sur un savoir-faire éprouvé en matière de commandement et de contrôle, appuyé sur les Centres des opérations des Forces aériennes stratégiques (COFAS I et II), les opérations de montée en puissance constituent l’épine dorsale du dispositif et commandent la nécessité pour la composante d’être un commandement opérationnel et organique. En effet, le fait de connaître en permanence l’état des forces, la disponibilité des moyens et le niveau de préparation des équipages, nécessité liée à la tenue de posture, permet aux FAS d’entretenir le mouvement de balancier entre les périodes de préparation opérationnelle, les opérations conventionnelles et les opérations nucléaires. Fortes de ce savoir-faire de pilotage des activités, les FAS réalisent ainsi deux types d’opérations majeures.
Le premier, les opérations de montée en puissance, peut s’effectuer discrètement ou ostensiblement selon les directives du président de la République. Le rappel d’avions en métropole, le déploiement ou la mise en alerte progressive des forces sur leurs zones d’alerte, qui peuvent être programmées en fonction des horaires de passage des satellites, constituent ainsi un message parfaitement explicite à l’intention de nos interlocuteurs.
Le second type d’opérations, les raids nucléaires ou conventionnels – à l’instar de l’opération Hamilton –, peut également inclure des tirs d’évaluation des forces. Conformément au principe de la démonstration par parties, chaque segment de la mission de dissuasion est ainsi réalisé plusieurs fois par an. L’ambition des opérations, l’élongation démontrée, le niveau de défense adverse reproduit, l’absence d’impasse dans les scénarios sont les gages visibles de la crédibilité opérationnelle. À titre d’exemple récent, mentionnons l’opération Excalibur, au cours de laquelle un équipage de Rafale B a démontré sa capacité à réaliser un raid de 12 heures selon un scénario d’opposition particulièrement réaliste, avant de tirer un missile ASMPA en respectant tous les attendus. Le domaine recouvert par ces différentes démonstrations est donc bien en cohérence avec la règle des 3 P, avec notamment une allonge de plus de 12 heures, soit l’équivalent de 10 000 km.
Cette exigence de démonstrativité pousse les Forces aériennes stratégiques à aller de l’avant dans un domaine qui est, in fine, le cœur du savoir-faire de l’Armée de l’air : la projection de puissance. La nécessité d’étendre constamment le rayon d’action des FAS conduit l’Armée de l’air à se renforcer sur cette mission, au cœur de son identité. La dualité permet aux forces conventionnelles de bénéficier des avancées, notamment en matière capacitaire, requises par la mission nucléaire. Avec le remplacement de la flotte de C-135 ravitailleurs par une flotte plus agile, plus robuste et plus performante, celle des 15 Phénix qui rejoignent peu à peu les rangs, il sera très bientôt possible (dès 2022) de projeter 18 Rafale et leurs équipes de mise en œuvre en tout point du globe en 48 heures. Cette capacité inédite de projection de puissance, véritable game changer, contribuera directement, dans le domaine conventionnel, à offrir la possibilité au décideur politique de mener des opérations de haute intensité à 20 000 km de la métropole, seul ou en coalition.
La dualité, si utile pour l’Armée de l’air et pour les FAS, présente toutefois un revers. En effet, si la mutualisation des moyens entre forces conventionnelles et nucléaires permet d’améliorer l’efficacité et la performance de l’outil de combat aérien, un seuil bas peut se dessiner en deçà duquel l’accumulation des contrats opérationnels pourrait mettre en danger l’édifice. Les moyens des Forces aériennes stratégiques sont ainsi sollicités, du fait de leur polyvalence, pour remplir nombre de missions et tenir nombre d’alertes (posture permanente de sûreté, missions de reconnaissance, projection de puissance, Opex…). Ce dispositif vertueux qui fait monter en compétences l’Armée de l’air dans son ensemble peut avoir tendance à limiter la disponibilité des moyens pour réaliser un entraînement organique pertinent au profit des personnels (formation, montée en compétences, améliorations des tactiques). De la même manière, une flotte dimensionnée par le plus petit facteur commun des missions confiées à l’Armée de l’air pourrait contraindre le décideur, dans le cas d’un conflit de haute intensité, à très rapidement sanctuariser ses moyens pour la mission ultime : la mission nucléaire.
En somme, en deçà d’un certain seuil, ce qui était vertueux peut devenir contre-productif. Au lieu d’offrir des options et de garantir la liberté d’action du chef de l’État, le dispositif pourrait le pousser à agiter le tabou du nucléaire trop rapidement. La dualité est donc une médaille à deux faces, et la question du format des forces – et donc du nombre d’avions – demeure indispensable en dépit des optimisations permises par des flottes polyvalentes. La composante permanente aéroportée atteint aujourd’hui une maturité et une cohérence remarquables. L’enjeu reste de maintenir le « déséquilibre avant » pour conserver l’écart – technologique et opérationnel – avec nos potentiels adversaires. La démonstration de notre efficacité nourrit, à travers la dualité, la performance de toute l’Armée de l’air. Pour demeurer dans la pure dialectique des volontés, qui doit demeurer elle-même la seule conséquence d’une situation géostratégique, il est vital de ne pas être contraint par une faiblesse. Le modèle doit ainsi être décliné de la doctrine – stricte suffisance et dommages inacceptables –, sous peine de la travestir mortellement.
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Porteuses d’une ambition nationale consubstantielle à la Ve République, les Forces aériennes stratégiques sont à un moment charnière de leur histoire. Au terme d’un cycle de dix années de transformation qui leur a permis de développer, entre autres, leur dualité, les FAS abordent l’avenir en étant porteuses de plusieurs enjeux, qui concernent aussi bien l’Armée de l’air que le complexe militaro-indutriel dans son ensemble. La permanence, pierre angulaire de l’existence des FAS, s’applique également à la dialectique glaive-bouclier, qui sous-tend tout progrès technologique. Le principe même de dissuasion implique d’être toujours hors de portée de l’adversaire dans cette dialectique. Il impose donc, dans le domaine de la recherche et du développement, d’être en permanence penché vers l’avant. La dualité est l’autre enjeu, qui se traduit essentiellement dans des questions de format. Au-delà de ces questions, notons que le véritable succès des FAS est dû à leur parfaite intégration au sein de l’Armée de l’air. Atout structurant pour cette dernière, notamment dans le domaine de la projection de puissance, la mission permanente de dissuasion contribuera demain à renforcer encore celui de la projection de forces : les vénérables Boeing qui ont permis à la France de devenir, il y a 55 ans, une puissance nucléaire attendent – impatiemment comme tous les aviateurs – l’arrivée des Phénix. ♦
(1) Voir l’article du lieutenant-colonel Moyal dans ce volume, p. 58-64.
(2) Air-sol moyenne portée amélioré.
(3) Air-sol nucléaire de 4e génération.