Le système de systèmes Scaf vise un changement radical du paradigme de l’emploi des forces aériennes. Ce programme articule autour de l’aviateur des plateformes multiples et connectées. Il traduit aussi une volonté forte de coopération entre des partenaires européens déterminés à rester dans la course stratégique à l’horizon 2040.
Le Système de combat aérien du futur (Scaf) : une politique de défense européenne qui avance
La contestation des espaces, notamment aérien, s’accélère via des stratégies de déni d’accès (A2/AD (1)). Repoussant nos forces au loin par une combinaison d’actions de défense ferme, d’attaques et de harcèlement à des échelles jusqu’alors inconnues, la stratégie de déni d’accès investit désormais les nouveaux champs de bataille que sont l’espace et le domaine cyber.
En s’attaquant à l’espace exo-atmosphérique, l’ennemi cherche à nous priver de nos moyens de communication à longue distance, de nos systèmes de navigation ou de synchronisation ainsi que de nos capacités stratégiques de renseignement.
Par les attaques cyber, il vise nos moyens de coordination et de commandement, voire nos systèmes d’armes fortement informatisés et toujours plus interconnectés. Cette interconnexion, si elle permet un accroissement substantiel du partage de l’information n’en induit pas moins une complexité grandissante, notamment pour établir une cartographie précise et actualisée de la menace. Cet état de fait pourrait, à terme, nous priver de notre liberté d’action militaire et, comme l’a rappelé le général Philippe Lavigne, Chef d’état-major de l’Armée de l’air, lors de son audition devant le Parlement le 17 octobre dernier, « la liberté d’action dans le domaine aérien est un préalable à notre protection ainsi qu’à toute liberté d’action militaire en l’air, à terre comme en mer » (2).
L’enjeu premier de l’aviation de combat future est donc de conserver sa capacité à conquérir et maintenir la supériorité aérienne, en autonome ou en coalition, pour agir dans la 3e dimension, depuis des bases à terre mais aussi depuis la mer à partir du porte-avions de nouvelle génération. C’est la raison pour laquelle, la navalisation des plateformes futures doit être prise en compte dès leur conception.
Le Scaf, un système de systèmes articulé autour d’un nouvel avion de combat
Pour répondre à ces défis à l’horizon 2040, la construction du Système de combat aérien du futur (Scaf ou FCAS – Future Combat Air System, en anglais) nécessite d’abord un changement de paradigme. La notion actuelle de duel qui s’appuie sur la supériorité de matériels pris isolément (affrontement de deux avions, ou d’un avion et d’un missile) sera supplantée demain par la capacité à employer des plateformes hétérogènes, regroupées au sein d’ensembles plus vastes, intimement interconnectés entre eux et aptes à conduire une manœuvre coordonnée, tout en maintenant l’effort dans la durée. Ainsi, le concept de Scaf renvoie donc un système ouvert combinant différents moyens travaillant en collaboration : le type et le nombre d’éléments inclus peuvent changer dans le temps. Par exemple, un Scaf pourra associer des avions de combat futurs ou « legacy » (le Rafale pour la France, l’Eurofighter pour d’autres Nations), des plateformes non-habitées (Remote Carriers, drones Male (3), satellites), des aéronefs de ravitaillement, de relais de réseau de communication, de Commandement et de contrôle (C2) ou d’aérolargage (A330 MRTT, A400M…)
En France, le Scaf est plus précisément décrit comme un système organisé en deux cercles concentriques. Le premier d’entre eux regroupe les plateformes qui sont directement au contact des menaces ennemies : sans être exhaustif, il contient des avions de combat de nouvelle génération, avec leurs armements propres, des missiles de croisière mis en œuvre par plusieurs types de plateformes (avions, bateaux, etc.), des plateformes non-habitées dotées d’une certaine autonomie (Remote Carriers), des drones Male armés, des avions de patrouille maritime, etc.
Le second cercle vient soutenir le premier dans son action ou est soutenu par lui, en fonction de la mission. Beaucoup plus vaste, il regroupe des moyens aériens (avions d’alerte avancée ; ravitailleurs, avions de guerre électronique, avions de transport, hélicoptères, etc.), maritimes (porte-avions NG, frégates antiaériennes, frégates multi-missions, etc.), terrestres (systèmes de défense sol-air, appui aérien rapproché ou TACP, forces spéciales, etc.), spatiaux (satellites de communication, de renseignement, etc.) ainsi que les différents centres de commandement et de conduite (centres C2, JFAC (4)). Ces objets, grâce à leurs interconnexions plus ou moins poussées, forment dès lors un système de systèmes qui doit rester en permanence évolutif, en fonction des besoins et du déroulement des missions.
Considérant ce paysage, la mise en place du Scaf nécessite de développer de nouveaux systèmes d’armes résilients aux types de menaces envisagées, tout en adaptant de façon incrémentale le système de combat aérien actuel. Ainsi, le Scaf s’articulera « autour d’un avion de combat polyvalent, adapté aux menaces aériennes à venir et exploitant le potentiel de l’intelligence artificielle [IA] et des moyens de combat travaillant en réseau (missiles de croisière, autres armements et drones de différents types) », a indiqué Florence Parly, ministre des Armées (5).
À l’horizon 2040, au centre du premier cercle du SCAF, le nouvel avion de combat, appelé NGF (New Generation Fighter), sera un avion doté de fortes capacités de survivabilité et de manœuvrabilité, faisant appel à des technologies de rupture. Cet appareil embarquera des capacités d’IA afin d’assister son équipage dans la compréhension de la situation, la conduite de la mission et dans ses prises de décision. Le NGF sera accompagné de plateformes non-habitées, dotées d’un certain degré d’autonomie : les Remote Carriers. Ceux-ci serviront d’effecteurs et de capteurs déportés et apporteront de nouvelles capacités de saturation, de neutralisation des défenses ennemies ou de renseignement.
Au-delà des plateformes qui constitueront le Scaf, sa conception en système de systèmes reposera sur un échange de données jamais atteint à ce jour. Cela nécessitera une mise en réseau de l’ensemble des acteurs ainsi qu’une capacité de traitement numérique judicieusement répartie. L’apport de l’IA pour traiter cette masse d’informations et, en particulier, faire ressortir les signaux faibles, est indispensable. La maîtrise et la sécurisation des échanges et des traitements sont donc fondamentales et représentent un véritable enjeu de souveraineté qui ne doit pas pour autant remettre en cause la recherche d’une très haute interopérabilité.
Mais pour garantir la supériorité de nos systèmes d’armes, des ruptures technologiques doivent être développées. Il ne s’agit pas uniquement de faire évoluer les technologies actuelles ou émergentes mais d’aller chercher celles qui ne sont pas encore apparues. La captation de l’innovation est donc un principe structurant du projet Scaf. Des démarches en ce sens ont déjà été initiées. Elles vont être encore développées, notamment grâce à l’Agence de l’innovation de Défense (AID), en lien direct avec les grands groupes industriels.
L’apport du Scaf à l’aviation de combat actuelle
L’évolution majeure du Scaf par rapport à l’aviation de combat actuelle tient à sa conception ab initio en système de systèmes. La connexion de l’ensemble des acteurs apportera la supériorité informationnelle indispensable à la prise d’ascendant sur nos adversaires : il s’agira de savoir plus vite pour décider plus vite et d’offrir une utilisation optimisée des différents vecteurs disponibles pour agir efficacement, tout en maîtrisant les dégâts collatéraux. C’est le combat collaboratif aérien connecté.
Afin d’atteindre cette ambition et assister au mieux l’homme dans la boucle de décision, il sera cependant nécessaire de gagner en maturité technologique et d’intensifier les recherches ; des travaux en ce sens ont été initiés avec le projet Man Machine Teaming (MMT), contractualisé début 2018 par la Direction générale de l’armement (DGA). En s’appuyant sur une interface homme-machine optimisée et en tirant profit des technologies liées à l’IA, ce projet a pour ambition de repenser le cockpit de l’aviation du futur en un système aérien cognitif.
Il faudra, pour ce faire, répondre à la question fondamentale qui consiste à évaluer le niveau d’autonomie à accorder aux systèmes d’armes et les effets opérationnels attendus. L’enjeu est de conserver l’homme au centre des décisions
d’engagements, gage du respect de l’éthique du combattant et des droits de la guerre. Au regard de ces besoins, le rôle de MMT est d’identifier l’ensemble des technologies susceptibles d’être intégrées à ce système aérien cognitif et d’en faire évoluer certaines. Pour cela, le projet repose sur un écosystème français de start-up, de PME et d’organismes de recherche dont la démarche est structurée autour de six axes : l’assistant virtuel et le Smart Cockpit, les interactions homme-machine, la gestion de mission, les capteurs intelligents, les services capteurs et le soutien. Les premiers résultats sont attendus dès la fin 2019.
Par ailleurs, les nouveaux vecteurs seront adaptés à la menace envisagée en 2040 grâce à une survivabilité et une efficacité accrue, reposant à la fois sur leurs structures physiques (formes, matériaux) et sur l’apport de moyens actifs (guerre électronique). Ils seront conçus nativement avec une capacité d’évolution afin de toujours garder une longueur d’avance sur les forces ennemies. La coopération homme-machine et l’exploitation massive de données grâce à l’IA permettront de prendre plus rapidement des décisions pertinentes et d’offrir de nouveaux concepts d’emploi, incluant les vols coordonnés de vecteurs non-habités.
Les enjeux pour la Défense
Avec le Scaf, l’enjeu pour l’Armée de l’air et la Marine nationale reste avant tout de garantir notre souveraineté, notamment en assurant la mission de dissuasion aéroportée, et de faire face aux menaces envisagées à l’horizon 2040. C’est ainsi que sera préservée la liberté d’action des décideurs politiques en cas de crise.
Le choix des nouveaux vecteurs doit donc être cohérent avec nos ambitions et nos moyens. Les équipements futurs devront être en mesure de se confronter aux environnements les plus contestés comme aux opérations de basse intensité, à un coût d’acquisition et d’utilisation acceptable. La formation, l’entraînement ainsi que le soutien de ces nouvelles plateformes sont par ailleurs intégralement pris en compte dans les études de conceptualisation.
L’ambition du Scaf en fait également un projet précurseur pour l’ensemble du ministère des Armées. Il interagit, par exemple, avec le grand projet de successeur du porte-avions Charles-de-Gaulle lancée par la ministre des Armées en octobre 2018. Il constitue également le premier projet conduit dès sa phase d’initialisation par une équipe dédiée et intégrée rassemblant des opérationnels et des personnels de la DGA. Ils travaillent en étroite coordination avec les industriels référents du domaine de l’aviation de combat en France. Ce projet préfigure ainsi la nouvelle approche capacitaire voulue par la ministre des Armées.
Au cœur du Scaf, le NGWS, un projet en coopération européenne
Le 13 juillet 2017, le Président français et la Chancelière allemande ont décidé de lancer une réflexion commune pour renouveler en 2040 les flottes de Rafale et d’Eurofigther avec le « Next Generation Weapon System within a Future Combat Air System » (NGWS). Sous leadership français, le projet NGWS se focalise sur le NGF, les plateformes d’accompagnement non-habitées (regroupant les Remote Carriers) et la connectivité les reliant.
L’intérêt de chaque Nation, en particulier dans le domaine industriel, est pris en compte. Cela repose sur une organisation adaptée des États partenaires aussi bien pour le volet « plateformes » que pour l’ensemble des équipements (guerre électronique, moyens de détections, sécurité) essentiels aux performances du NGWS. Le partage des responsabilités entre industriels et États devra aussi être clairement établi, notamment pour ce qui concerne la certification, la navigabilité, la sécurité et la mesure de la performance de bout en bout. Cette organisation devra enfin permettre l’accueil de nouveaux partenaires.
Projet résolument européen, le NGWS vise à poursuivre le développement de la défense européenne, à renforcer sa souveraineté et à pérenniser son industrie de défense. Il est ainsi ouvert à tous pays européens qui souhaiteraient le rejoindre, ce qu’a fait récemment l’Espagne. À cet effet, une vision opérationnelle commune (HL CORD (6)) a été partagée par les chefs d’état-major des trois pays, et confirmée par la signature d’une lettre d’intention des ministres signée le 14 février 2019 à Bruxelles.
La contractualisation avec les différents industriels sera du ressort de la DGA au nom de l’ensemble des partenaires. Pour conduire l’exécution des contrats, une structure multinationale, la Combined Project Team (CPT), sera installée en France dès octobre 2019. Elle regroupera en région parisienne une trentaine de représentants des nations participantes, provenant à la fois du domaine des programmes d’armement (DGA et équivalents étrangers) et de l’environnement opérationnel.
La mise en route par l’intermédiaire d’une étude commune de concept : Joint Concept Study
Comme annoncé par les ministres française et allemande début février, la coopération s’est concrétisée le 31 janvier 2019 avec la notification à Dassault et Airbus d’un premier contrat d’étude d’architectures et de concepts pour le NGWS. Cette étude commune, lancée le 20 février 2019, vise à décliner le besoin opérationnel et à affiner les caractéristiques des nouveaux systèmes d’armes qui seront réalisés en commun. Organisée autour de « plateaux » États-industries pour une durée de 2 ans, sa finalité est de proposer des éclairages consolidés aux plus hautes autorités politiques des pays participants afin qu’elles choisissent le concept qui sera in fine développé.
Ces études se fondent d’abord sur la définition de scénarios opérationnels figurant l’état des conflits et des menaces à l’horizon 2040. Ils serviront de cribles auxquels seront soumis les différents concepts. La capacité à remplir les missions assignées sera ainsi évaluée à l’aune de fonctions stratégiques identifiées comme structurantes. En parallèle, l’établissement de critères d’évaluation pondérés permettra de classer les concepts en fonction de la qualité de leur réponse aux divers scénarios. Ces critères recouvrent des domaines variés : opérationnels, programmatiques, technologiques, de soutenabilité, de coût, etc. Pour finir, les différentes plateformes et leur interconnexion provenant des études nationales antérieures seront introduites dans cette évaluation opérationnelle initiale.
En parallèle des études conceptuelles, des feuilles de routes technologiques détaillées seront construites pour jalonner le projet et prioriser les efforts à fournir d’ici 2040.
La R&T, clé de la réussite du projet
Le NGWS fera appel à de nombreuses technologies nouvelles ou de rupture. Avant de pouvoir décider de les intégrer sur les plateformes, l’acquisition d’une maturité suffisante est cependant nécessaire pour en déterminer les performances, les risques et les coûts.
Dans ce cadre, des travaux de Recherche & Technologie sont indispensables pour préparer des essais en laboratoire, au sol et en vol. En parallèle de ce schéma traditionnel pour la conception d’un système, des démonstrations mettant en œuvre l’ensemble des systèmes devront combiner la simulation avec les objets réels in vivo, potentiellement en condition opérationnelle. Ainsi, le développement de démonstrateurs NGF (avec un premier vol prévu en 2026) et Remote Carriers ainsi que des démonstrations itératives du système de systèmes sont envisagés. Ils seront complétés d’autres démonstrations pour la motorisation, les capteurs et la discrétion. L’ensemble de ces essais s’inscrira dans un environnement numérique cohérent afin d’établir le meilleur compromis de performance globale atteignable et tirer parti en boucle courte des opportunités offertes par cet environnement.
Cependant, l’analyse de projets d’une ampleur comparable, tels que Rafale ou nEUROn, indique que c’est maintenant qu’il faut lancer les travaux de R&T pour respecter l’échéance de 2040. Aussi, les États et les industriels ont entamé des discussions nourries pour lancer au plus tôt une première phase d’études R&T commune à tous les concepts. Elle sera suivie d’autres séquences d’études qui seront orientées par les premières conclusions qui en sortiront.
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Le retour ou l’émergence de nouvelles puissances militaires, l’évolution des menaces portées par un développement technologique fulgurant et les stratégies de déni d’accès mises en place vont contester nos capacités d’action si nous ne réagissons pas, menaçant la sécurité des Français et nos intérêts de puissance. Afin de rester dans la course stratégique engagée, il s’agit de réagir dès aujourd’hui, et pour cela d’investir résolument pour demain.
Ce contexte fortement évolutif aiguillonne un changement de paradigme pour l’outil de combat aérien : la supériorité opérationnelle ne tiendra plus à la simple supériorité des matériels pris isolément mais à la capacité à les employer collectivement avec plus d’efficacité que l’adversaire, c’est-à-dire avec plus de rapidité et plus de précision, tout en maintenant l’effort dans la durée.
Alors que nos principaux partenaires sont confrontés à des défis similaires, cet enjeu doit soutenir l’ambition d’une autonomie stratégique européenne plus affirmée. Au-delà des objectifs politiques, le partage des coûts du développement d’un système de combat aérien moderne et les besoins d’interopérabilité invitent à rechercher et saisir les opportunités de partenariat. Ainsi, une coopération sous leadership français s’est concrétisée entre la France et l’Allemagne puis s’est étendue à l’Espagne via le projet ambitieux du Next Generation Weapon System within a Future Combat Air System, articulant au sein d’un véritable système de systèmes un avion de combat de nouvelle génération et des effecteurs dronisés partiellement autonomes. ♦
(1) Anti Access/Aera Denial.
(2) Commission de la défense nationale et des forces armées, « Audition du général Philippe Lavigne, CÉMAA, sur le projet de loi de finances pour 2019 », 17 octobre 2018, Assemblée nationale (www.assemblee-nationale.fr/15/cr-cdef/18-19/c1819013.asp).
(3) Moyenne altitude, longue endurance.
(4) Joint Force Air Command.
(5) Florence Parly, « Conseil des ministres franco-allemand : l’Europe de la défense avance » (communiqué), 19 juin 2018 (www.france-allemagne.fr/).
(6) High Level Common Operational Requirement Document.