À mesure que les évolutions techniques transforment déjà les contours des conflits aériens futurs, l’intégration et la mutualisation des capacités et des performances des armées apparaissent comme un impératif pour conserver la maîtrise de l’espace aérien et pour répondre aux défis posés par les progrès de la connectivité et de l’automatisation.
Le combat collaboratif : la clé de voûte du système de combat aérien des vingt prochaines années
Les forces aériennes occidentales ont bénéficié d’une totale liberté d’action dans les opérations menées depuis plus de 15 ans essentiellement face à des adversaires irréguliers, dans des zones devenues instables. Elles ont donc fait peser une pression permanente sur l’adversaire, en tout lieu du théâtre et soutenu avec efficacité les forces au sol mais la résurgence des menaces de la puissance pourrait changer la physionomie des conflits futurs.
La Russie et, dans une moindre mesure, la Chine ont développé des systèmes sol-air performants, aux portées significativement accrues par rapport aux systèmes opérés au début des années 2000. Modernisant leur organisation, ces pays ont mené une intégration poussée de ces outils dans des systèmes de défense robustes, cohérents et résilients qui ont considérablement augmenté leurs capacités de défense. Ces moyens, associés à des aviations de combat largement modernisées, contribuent à la mise en œuvre de stratégies de déni d’accès (A2/AD - Anti Access/Area Denial) visant à priver les forces aériennes occidentales de la liberté d’action, qu’il serait hasardeux de considérer comme acquise. Ces deux pays exportent progressivement ces matériels à un nombre croissant de puissances régionales ou les soutiennent directement par des déploiements comme en Syrie.
Ainsi, que ce soit dans le cadre de confrontations militaires, même limitées, contre ces puissances, ou dans le cadre de conflits régionaux en présence de tels systèmes, la liberté de pouvoir mener des opérations pourrait être dorénavant contestée. Dans ce contexte, l’efficacité militaire dépendra d’une coordination optimale des effets, afin de reconquérir puis conserver une liberté d’action suffisante pour atteindre les objectifs fixés par le niveau politique. Le combat collaboratif, renforçant les capacités intrinsèques des systèmes prises individuellement, sera alors indispensable pour emporter la décision. La connectivité qui le sous-tend est donc un pilier fondamental pour les capacités à venir, qui exige d’être pensé, développé de manière incrémentale puis testé durant la prochaine décennie pour permettre de maintenir la supériorité à l’horizon 2030-2040.
Vers des espaces de combat plus contestés
Pour assurer la liberté d’action dans les airs, sur le sol ou sur la mer, la supériorité aérienne reste indispensable : elle constitue un prérequis à toute opération militaire d’envergure depuis le renseignement, au déploiement, lors de l’engagement de l’adversaire et jusqu’à la stabilisation. Les forces aériennes ont donc un rôle clé dans la conduite des opérations interarmées en environnement contesté.
Sans attendre 2030, la performance des défenses va largement s’accroître grâce à la combinaison de matériels aux performances complémentaires dans des architectures multicouches : des systèmes à courte voire très courte portée, faiblement létaux mais extrêmement résilients par leur mobilité, protégeant des lanceurs stratégiques performants mais plus statiques, rendant leur détection plus aisée. Cette génération de défenses permet déjà à ces puissances majeures de protéger leurs centres de gravité, mais aussi d’étendre les capacités d’interception à l’extérieur de leurs frontières du fait de leur très longue portée, permettant la sanctuarisation agressive de territoires proches dans le cadre de stratégies de l’ambiguïté, comme en Ukraine en 2014.
À l’avenir, en cas de crise, même dans un conflit régional limité, un adversaire doté de tels systèmes sera potentiellement en mesure de protéger ses arrières, ses premières lignes et de projeter un volume aérien fortement contesté en avant de ses positions. La défense aérienne alliée devra opérer sans profondeur de champ concédant ainsi aux moyens aériens adverses une certaine liberté d’action, même ponctuelle, pour contraindre notre propre dispositif aérien et terrestre. L’adversaire dégradera ainsi notre aptitude à collecter du renseignement et limitera notre capacité à agir contre ses bases arrière, ses lignes de ravitaillement et ses formations de première ligne. Les combats aériens et terrestres n’en seront que plus durs.
Malgré ce renforcement des défenses, l’aviation de chasse, appuyée par les autres composantes, continuera à occuper une place centrale dans la bataille pour la liberté d’action du fait de son allonge, de sa capacité à concentrer rapidement les effets et grâce à sa survivabilité. C’est à ce titre qu’une des missions principales du Scaf, Système de combat aérien du futur, qui entrera en service à l’horizon 2040, sera d’assurer la supériorité aérienne.
L’enjeu du combat collaboratif
Face à ces évolutions, les modes d’actions développés jusqu’à présent pour la chasse ne suffisent plus pour obtenir l’avantage dans un environnement hautement contesté. Il faut une adaptation permanente du dispositif et des missions, pouvoir pénétrer et opérer à l’intérieur de l’enveloppe des menaces, pour être en mesure de contraindre l’adversaire, réacquérir puis conserver la supériorité aérienne locale pour renverser le rapport de force et être à nouveau en mesure d’agir sur ses arrières et centres de gravité. Dans ce cadre, la logique ne peut demeurer celle du simple duel entre plateformes et doit s’appuyer sur le combat collaboratif, les plateformes coopérant entre elles par l’intermédiaire d’une connectivité renforcée leur permettant, ensemble, de parvenir à un système global dont la performance dépasse la simple somme de leurs performances prises séparément.
Cette nouvelle approche nécessite des investissements importants au profit du développement de la connectivité des plateformes aériennes entre elles, mais aussi avec les systèmes évoluant au sol comme en mer. Au centre du combat aérien collaboratif, demain, le Rafale au standard F4, à l’horizon 2040, le Scaf. Mais quelles sont les évolutions nécessaires pour atteindre cet objectif ? Quelles capacités sont à développer ?
Une connectivité augmentée au centre de ces évolutions
Pour pouvoir évoluer dans les environnements contestés et renverser le rapport de force, il est nécessaire d’assurer la survivabilité des moyens engagés et de surpasser l’adversaire par une manœuvre plus agile. Pour ce faire, il est primordial de relier entre eux tous les acteurs en vue de démultiplier leur niveau final de performance. Le développement d’une connectivité renforcée au sein du Système global de combat aérien (SGCA) passe évidemment par l’amélioration des moyens de communication, mais aussi la maîtrise du traitement d’un volume croissant de données pour accélérer la décision, nécessitant le développement d’outils dédiés fondés sur l’intelligence artificielle.
En effet, par le passé, le SGCA se connectait avec les systèmes des autres milieux et les Alliés grâce à des méthodes lentes et limitées, laissant une large part à l’intervention humaine. Si les développements successifs ont permis l’amélioration de la radiocommunication puis l’avènement des liaisons de données tactiques, permettant un échange plus large de données formatées sans passer par la voix, le système de combat aérien repose encore sur un ensemble de systèmes d’armes et de communication hétérogènes, conçus souvent de manière indépendante, puis agrégés par adaptations successives. Cela entraîne une limitation importante de sa capacité à évoluer et freine considérablement l’intégration des nouveaux outils numériques. Aujourd’hui, le partage de données reste restreint en volume, entre un nombre d’acteurs réduit, avec des débits souvent faibles. Ils offrent donc in fine des capacités de coordination, de partage de l’information et d’adaptation qui demeurent limitées, loin des flux de données massifs nécessaires pour tirer pleinement parti des évolutions rapides apportées par le monde digital.
La connectivité actuelle ne permet donc pas de développer une collaboration plus étroite entre les systèmes d’arme, entre les capteurs et avec les munitions pour améliorer l’agilité et les performances globales du SGCA, ni obtenir la supériorité informationnelle sur l’adversaire. Elle doit changer de dimension pour permettre de combattre plus efficacement dans ces zones contestées, soumises à une menace permanente.
L’aptitude à détecter et engager les menaces aériennes ou les cibles de surface avant d’être soi-même détecté et engagé, reposera notamment sur la capacité de traitement et de croisement rapide d’informations variées en qualité et en quantité. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication développées dans le monde civil apportent des réponses au défi croissant du traitement en boucle courte de grandes quantités de données dispersées entre de nombreux systèmes. Quatre technologies numériques seront au cœur du combat connecté collaboratif aérien de demain : les moyens de transmission numériques moyenne et longue distance constitués en réseau, la cybersécurité, l’analyse de données de masse (Big Data Analytics) et l’Intelligence artificielle (IA). L’exploitation du Big Data, sous réserve de les adapter aux spécificités de l’arme aérienne, laisse entrevoir des opportunités d’évolutions importantes du rapport de force en faveur de celui qui, le premier, saura les valoriser à son profit.
L’avènement d’un SGCA conçu en réseau sera un facteur fondateur de supériorité pour la réalisation des missions aériennes car il décuplera les capacités de combat collaboratif entre les différents composants, en croisant les capacités de chaque capteur ou armement, indépendamment de la plateforme qui les porte. C’est l’objectif porté par l’Armée de l’air dans son initiative « Connect@Aéro », qui vise à assurer la cohérence capacitaire au profit du développement de la connectivité dans l’ensemble du système, afin de renforcer l’efficacité des forces aériennes.
Le Rafale F4 : première étape vers le combat collaboratif connecté
Dans cette démarche, le futur standard F4 du Rafale vise un périmètre ambitieux à la hauteur de l’évolution des menaces à l’horizon 2025. « C’est un saut technologique, un saut industriel et un saut stratégique » a déclaré la ministre des Armées Florence Parly à propos de ce nouveau standard (1). Premier incrément vers le Système de combat aérien du futur (Scaf) qui sera mis en œuvre à l’horizon 2040, il pose les premières briques technologiques de connectivité indispensables pour renforcer le combat collaboratif à cet horizon.
Le standard F4 introduira de réelles capacités de combat collaboratif en partageant les informations obtenues par les capteurs actifs et passifs. Le travail collaboratif des radars permettra d’accroître leur capacité de détection envers des cibles furtives ou évoluant à très basse altitude et profitant des masques des reliefs. Elle permettra également d’envisager un partage des effecteurs pour accroître la survivabilité des moyens. Un missile air-air pourra ainsi être tiré par un Rafale et guidé vers sa cible par un autre. D’autres capteurs, passifs, pourront également partager leurs données au sein d’une patrouille pour enrichir plus rapidement une situation tactique partagée instantanément par tous les équipages. Ces transmissions se feront via radio logicielle.
Une des spécificités de l’arme aérienne est la très forte élongation entre différents moyens participant à une même mission. Le Rafale pourra donc échanger des informations en permanence via des outils de communication par satellite (SATCOM) avec les ravitailleurs MRTT restés en zone sûre, un système Cuge (2) pour bénéficier d’une mise à jour de la situation, un drone ou un centre de commandement pour recevoir une désignation d’objectif. Aujourd’hui une part non négligeable des missions se réalise sans contact faute de moyens d’échange adaptés aux grandes distances, pénalisant ainsi la réactivité du SGCA.
Pour tirer profit de la masse de données venant de ces capteurs, les données les plus pertinentes seront regroupées au sein d’un Cloud de combat partagé par toutes les plateformes donnant ainsi l’avantage informationnel sur l’adversaire. Le serveur de communication multiniveaux, prévu d’être intégré dans ce standard, orientera les flux, distribuera l’information au juste besoin et garantira la sécurité des communications. Pour le standard F5, déjà en cours de définition, les échanges de données seront encore plus discrets.
L’intégration de l’IA dans les prochains standards du Rafale constitue un autre progrès essentiel du combat collaboratif. Elle permettra d’automatiser certaines tâches chronophages de traitement des informations et de gestion des réseaux, aujourd’hui effectuées par l’homme. L’IA dans les capteurs assurera l’interprétation des images rendant possible la fusion et l’exploitation en temps réel de toutes les données disponibles. La puissance des algorithmes simplifiera ainsi le processus décisionnel des équipages grâce aux options analysées et proposées par un assistant virtuel, permettant in fine d’augmenter l’agilité et la réactivité du SGCA.
Enfin, pour lutter contre la menace cyber croissante, le Rafale disposera d’une architecture numérique interne spécifique et inviolable.
Pour toutes ces raisons, le déploiement du standard F4 doit être ambitieux et permettre une mise à niveau la plus large possible de l’aviation de chasse, afin de permettre à la France de rester un acteur de premier rang et permettre de faire face aux évolutions de la menace jusqu’à l’entrée en service du prochain standard post-2030.
Une nécessaire évolution des armements
Un autre volet du combat collaboratif, nécessaire à la reconquête des zones contestées, est lié à la capacité de saturer le système adverse par la masse, grâce à des armements dits intelligents coopérant entre eux. Leur connectivité leur permettra d’évoluer en meute de manière autonome et synchronisée face à la menace, d’adapter simultanément leurs trajectoires, de jouer sur la dilution dans l’espace et la concentration rapide sur l’objectif pour surprendre et saturer le dispositif de défense adverse et atteindre les cibles assignées selon les priorités fixées.
Dans le même temps, leur emploi se caractérisera aussi par un plus grand recours à l’autonomie : des modes de détection et reconnaissance automatique de cibles permettront de faire remonter aux équipages les éventuelles cibles à engager, l’assistant virtuel proposant aux équipages le meilleur choix d’engagement en fonction de critères paramétrables, tout en maintenant dans leur main la décision finale de l’engagement. Au final, le pilote restera toujours dans la boucle pour engager une cible.
Connectivité et autonomie sont donc deux axes majeurs de progrès pour faire évoluer les armements air-sol et assurer une plus forte capacité de pénétration. Dans un environnement très contesté, l’effet de saturation pourra nécessiter l’emploi d’un nombre important de munitions, sachant qu’une partie d’entre elles pourra être interceptée. Connectivité et autonomie devront donc être développées au juste besoin pour maintenir les coûts à un niveau cohérent du concept d’emploi et permettre aux armées de générer des stocks suffisants. C’est tout l’enjeu des futurs développements autour de l’Armement air-sol du futur (AASF). Ce programme doit mettre en œuvre cette nouvelle approche de travail en meute pour dépasser les performances atteintes aujourd’hui et doter aussi les forces d’une première capacité SEAD-DEAD (3) indispensable pour agir en milieu très contesté. Profitant de développements technologiques permettant de lutter contre les outils NAVWAR (4) de l’adversaire, l’AASF devra assurer la cohérence de l’action entre la frappe à très longue distance portée par la future génération de missiles de croisière (programme FMAN-FMC (5)) et l’engagement à quelques dizaines de kilomètres existant aujourd’hui. Ces évolutions nécessitent des travaux sur les liaisons avion-munitions et munitions-munitions, sur l’augmentation des portées pratiques, la variabilité des effets militaires offerts et l’intelligence à bord pour obtenir les effets de saturation souhaités.
Enfin, les développements de la connectivité permettront d’assigner des tâches particulières à certaines munitions ou sous-systèmes au profit du SGCA : leurres, effecteurs déportés consommables ou Remote Carrier menant par exemple des actions de reconnaissance ou de brouillage offensif qui doivent permettre de renforcer l’agilité du système et les capacités de pénétration des vecteurs comme des munitions en charge de l’engagement terminal.
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L’ensemble des briques technologiques nécessaires au renforcement du combat collaboratif doivent donc être développées au cours de la prochaine décennie sur Rafale, afin d’éprouver leur utilisation opérationnelle et préparer les incréments ultérieurs et leur intégration au sein du Scaf. Le Rafale F4 constitue en cela la première étape d’une révolution qui permettra de configurer le système de combat aérien de demain. Mais le succès ne sera au rendez-vous que si la connectivité permet en effet de relier tous les acteurs. C’est tout le sens de l’initiative Connect@Aéro portée par l’Armée de l’air.
Au-delà du nécessaire développement du combat collaboratif, l’acquisition de la supériorité aérienne dans les confrontations futures sera un enjeu stratégique par l’ascendant qu’elle apporte. À ce titre, les escarmouches aériennes observées en Syrie sont annonciatrices d’engagements violents. Aussi, la notion d’attrition pourrait redevenir prégnante, alors qu’elle était quelque peu oubliée depuis quatre décennies. Cette notion nécessite une réflexion sur le dimensionnement des flottes de combat dans un contexte stratégique de plus en plus instable. ♦
(1) Parly Florence, Discours prononcé sur le site de Dassault Aviation de Bordeaux-Mérignac lors du lancement du standard F4, 14 janvier 2018 (www.defense.gouv.fr/).
(2) Avion de renseignement électromagnétique, Charge utile de guerre électronique, futur système qui remplacera les Transall C-160 Gabriel.
(3) Suppression of Enemy Air Defence/Destruction of Enemy Air Defenses.
(4) Guerre dite du PNT pour Positionnement, Navigation, Temps.
(5) Futur missile antinavire-Futur missile de croisière.