La campagne aérienne libyenne est le fruit d'une minutieuse préparation. L'Armée de l'air, confrontée à une guerre où les acteurs sont parfois difficiles à discriminer, a su adapter son outil pour effectuer des frappes précises.
Harmattan : témoignage d'un commandant d'escadron de Rafale
Le 17 mars 2011, jour du déclenchement de l’opération Harmattan, a été précédé d’une période d’une quinzaine de jours, qui a permis de recueillir les éléments de renseignement nécessaires pour que le commandement puisse prendre la décision d’assumer cette première mission.
Celle-ci a consisté en une entrée en premier : un défi que l’Armée de l’air releva avec brio. Elle l’a assumée en toute connaissance de cause, après une analyse fondée sur ces quinze jours d’évaluation de la situation. Bien sûr, il avait été demandé, au préalable, de disposer de retours quotidiens des analyses en cours afin d’être le mieux préparé possible. Des missions de reconnaissance avaient été étudiées. Elles n’ont finalement pas été effectuées mais cela a permis de prendre de l’avance dans cette préparation.
Le 19 mars en fin de matinée, les pilotes de l’escadron de chasse 1/7 « Provence », savaient en marchant vers leurs avions que la mission était réalisable, grâce à tout ce travail en amont. Ce fut néanmoins un moment relativement particulier pour les équipages, puisqu’ils passaient du temps de paix au temps de crise sans aucune transition et sans préparation complémentaire. Ils ont opéré depuis leur cadre quotidien, réaffirmant ainsi la vocation de combat de la base aérienne. Il apparaissait cependant nécessaire d’effectuer une transition psychologique. Un sas a donc été créé artificiellement : la plupart du personnel engagé dans l’opération a dormi sur base la veille de la première mission. Cela a permis de passer du temps de paix au temps de crise et d’être prêt le Jour J.
Pour agir avec une telle réactivité, il convient bien sûr de bénéficier d’une préparation opérationnelle très étendue. C’est pour cela que les équipages s’entraînent tout au long de l’année, pour faire face à un large panel de missions. Restait à savoir quelle serait la réaction des forces pro-Kadhafi. Il était connu que la menace aérienne se révélerait faible mais néanmoins difficile à prendre en compte en raison des règles d’engagement relativement restrictives qui avaient été fixées à l’Armée de l’air. L’inconnu portait surtout sur la position et le niveau d’engagement des systèmes sol-air. Une fois sur place, il s’est avéré que les moyens aériens s’étaient déplacés vers le grand sud mais que les systèmes sol-air restaient très présents et actifs, protégeant notamment les troupes qui montaient vers Benghazi. Un SA-8 (1) a d’ailleurs été très actif toute la journée du 19 mars puisque pendant les trois heures de créneau initial sur zone, il a tenté d’obtenir en vain une victoire facile. Ce SA-8 sera détruit quelques jours plus tard par d’autres avions de la coalition.
Ce premier jour, le dispositif français comptait une première patrouille de quatre Rafale, en configuration Air-air, dont le but était d’asseoir la no-fly zone au sud-ouest de Benghazi et de permettre à une deuxième patrouille de Rafale, en configuration reconnaissance, de réaliser le recueil de renseignement sur toute la bande côtière de Benghazi à Syrte. Le but était de fournir aux membres de la coalition une première image complète de la situation tactique sur cette bande côtière. De plus, il fallait préparer l’arrivée d’une deuxième vague constituée de Mirage 2000D, de Rafale et de Mirage 2000-5. C’est cette deuxième vague qui a opéré les frappes qui ont permis de desserrer l’étau autour de Benghazi.
Ces frappes se sont révélées précises comme l’ont été toutes celles de l’opération. 100 % des munitions tirées par les avions de combat français étaient des munitions de précision. Ceci a démontré un engagement d’une grande sélectivité et une totale maîtrise des effets. Pour être sélectif, cependant, il convient de pouvoir discriminer. Pour les unités, ce fût bien là le plus important défi de cette opération. L’absence de troupes au sol les privait du nœud culturel et opérationnel qu’est le JTAC (Joint terminal attack controller). En cela, elles étaient très loin de leur savoir-faire déployé en Afghanistan. Elles devaient, en sus d’une campagne aérienne classique, protéger la population, et pour cela engager directement les forces pro-Kadhafi qui la menaçaient sur le terrain, sans avoir recours aux équipes spécialisées dans les missions d’appui. Comme l’on pouvait s’y attendre, les forces pro-Kadhafi ont très vite compris et exploité ces difficultés. Elles ont abandonné leurs moyens lourds, beaucoup trop visibles, et privilégié l’emploi de pick-up, moins « signant ». Elles ont également recherché en permanence l’imbrication la plus complète avec les forces du CNT (Conseil national de transition, c’est-à-dire la coalition d’oppositions à Kadhafi) et la proximité immédiate des populations civiles. Cela a forcément complexifié nos opérations. Leur but consistait bien sûr à compliquer la tâche de l’Armée de l’air, à générer des difficultés d’identification et de prise de décision et, in fine, augmenter considérablement le risque politique de chaque frappe, cherchant à mettre à mal la cohésion de la coalition.
Pour lutter contre cette « asymétrisation » du conflit, il a fallu mettre en place un travail collaboratif extrêmement performant. Tous les acteurs ont travaillé en réseau, reliés entre eux par des liaisons de données tactiques ou par phonie et il a fallu partager entre tous les acteurs le juste niveau d’information nécessaire pour compléter la compréhension de la situation de chacun. Les avions de combat, drones, plates-formes ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance), AWACS et Centres de commandement n’avaient jamais travaillé avec un tel degré de synergie entre eux, ces derniers fédérant le renseignement issu de tous les capteurs sur zone. Quand l’imbrication était trop forte, c’est souvent l’analyse dans le temps long qui a permis d’appréhender la réalité d’une cible. L’origine de son camp d’appartenance ainsi que la réalité d’une menace directe pour la population pouvaient ainsi être déterminées. Les drones ont représenté de précieux outils, travaillant en parfaite complémentarité avec les avions de combat.
Une des missions que j’ai effectuée en mai illustre pleinement cette utilisation de l’ensemble des moyens en synergie à un point je n’en ai jamais rencontré sur d’autres théâtres par le passé. Ce jour-là, nous travaillions en complète autonomie avec ma patrouille dans le Djebel Nafoussa lorsque le CAOC (Combined Air and Space Operations Center), via l’AWACS, nous a demandé de rejoindre et travailler avec un drone Predator très au sud de notre position. Ce drone avait remonté toute une filière de ravitaillement des fronts du Djebel Nafoussa durant plus de trois heures. Il a ensuite engagé successivement trois patrouilles différentes qui, en une heure trente, vont frapper tous les objectifs relevés pendant cette longue période d’analyse.
Concernant l’autorisation d’ouverture du feu, il a fallu trouver un compromis entre un processus très centralisé et un processus très décentralisé. Finalement, le pilotage de cette délégation s’est opéré au quotidien, vers le niveau le plus bas et le plus acceptable possible. D’un jour à l’autre, la réalité des enjeux était très différente ainsi tantôt les équipages avaient l’autorisation, dans le cockpit, d’engager le feu, tantôt cette autorisation était retenue à des niveaux considérablement plus élevés.
Dans un contexte d’emploi tel que celui-ci, le Rafale a représenté un outil polyvalent qui a permis de couvrir l’ensemble du spectre des missions aériennes en une semaine et, surtout, de déployer un nombre réduit d’avions pour une diversité de missions relativement importante. Pendant ce temps, les missions en Afghanistan étaient effectuées. L’avion a donné, sur le théâtre libyen, une très belle démonstration de sa polyvalence. Ses sous-systèmes ont également montré de remarquables qualités de précision, performances et fiabilité.
En guise de conclusion, la Libye fût, pour les équipages, un engagement à la fois proche du standard afghan de par sa complexité mais très éloigné en réalité du fait du contexte politique, stratégique et tactique fort différent. La réalité du terrain était toute autre. Il a d’ailleurs fallu s’extraire du paradigme afghan, se défaire de cette culture stratégique et tactique que les passages en Afghanistan avaient légué. En Libye, les équipages ont dû se réapproprier une fonction importante qui, en Afghanistan, est donnée au JTAC, consistant en la capacité de désigner et identifier une cible. Ce fut un challenge de tous les instants. L’Afghanistan a toutefois donné cette culture de l’action sûre, qui a permis de se montrer sélectif. Une certaine culture du doute a été développée ainsi qu’une relative mesure dans les effets produits. Soulignons que les équipages engagés dans ce conflit ont fait montre de beaucoup d’humilité et de retenue aussi souvent que nécessaire. ♦
(1) 9K33 Osa : ce missile sol-air à haute mobilité et de très courte portée est de conception soviétique : son code Otan est SA-8 Gecko.