Le paysage stratégique des dix dernières années a été dominé par les conflits dits asymétriques. Si ce contexte a mis l'accent sur certaines capacités, il ne doit pas servir de prétexte à l'abandon des autres, plus adaptées à la haute intensité.
L'adaptation des capacités militaires
Si la nature de la guerre est invariable, ses formes sont mouvantes et souvent complexes. Les conflits dans lesquels nos forces armées ont été régulièrement engagées en attestent. Ils sont caractérisés par un spectre particulièrement large allant de l’affrontement interétatique à la confrontation asymétrique avec des acteurs « sub-étatiques », conjuguant « high tech » et « low tech ».
Une rapide perspective historique nous rappelle que la domination des puissances occidentales dans nombre de conflits étatiques conventionnels passés (guerres de Corée, du Vietnam, des Malouines, israélo-arabes, du Golfe, au Kosovo) a résulté de la supériorité de leurs aviations. La conquête de la maitrise de l’air a été permise par des innovations tactiques (Mig Alley en Corée, opération Bolo au Vietnam) et des innovations techniques (vitesse jusque dans les années 1970, manœuvrabilité et furtivité à partir des années 1980). La supériorité aérienne contestée par l’avènement des missiles dans le cadre de la guerre du Vietnam a été rétablie durablement grâce à l’avènement de la guerre électronique et du renforcement des concepts de formation et d’entraînement (Red Flag…).
Depuis les années 2000, les conflits successifs en Irak (2e intervention en 2003) et en Afghanistan ont quant à eux concentré la pensée stratégique sur les modèles asymétriques et les approches contre-insurrectionnelles tendant à minimiser le rôle de l’aviation. Or le retour d’expérience démontre que pour le milieu aérien, il y a continuité du risque entre les phases de coercition et de stabilisation. Le milieu étant sans frontière, la loi du plus fort s’impose. De même, au Liban en 2006, Israël a fait la douloureuse expérience d’une prospective stratégique biaisée en se retrouvant face à des unités paramilitaires équipées d’armements modernes et puissants.
Les déclenchements inopinés de l’opération Harmattan comme de l’opération Serval témoignent toutefois de l’imprévisibilité de futures conflictualités. La préparation et l’adaptabilité des forces armées françaises ont permis de répondre à cette crise.
En parallèle, l’expansion économique des pays émergents et l’accès aux technologies accroissent le risque de se retrouver confrontés à des adversaires dotés d’une force significative. Alors que les budgets de Défense occidentaux diminuent, les pays émergents connaissent « une course aux armements » et investissent dans les technologies militaires de pointe, notamment l’aéronautique (1). La prolifération des technologies de défense anti-aérienne et anti-navire est également au centre des intérêts. Il peut s’agir de missiles anciens mais également de dernière génération comme le S300. Ces armements offrent un rapport coût/efficacité très favorable aux pays émergents et permettent d’empêcher à une armée plus puissante l’accès à une zone.
Ainsi en 2011, les dépenses militaires en Asie ont augmenté de 14 %, essentiellement tirées par la Chine (+18,75 % par an jusqu’en 2015) et l’Inde (+17 % en 2012). Il en va de même pour les autres puissances émergentes : Indonésie (+ 8,8 %), Vietnam (+ 8,92 %), Taiwan (+ 10 % par an), Russie (+ 580 milliards d’euros sur 10 ans), Brésil (+ 30 % entre 2001 et 2010). La Russie va notamment construire 600 chasseurs de cinquième génération T-50 avec l’Inde, la Corée du Sud s’apprête à acheter 60 appareils, Taiwan souhaite rénover ses 145 F-16.
Sans contre stratégie, ces capacités peuvent aussi permettre à un État mal intentionné d’entraver le libre accès aux espaces communs, (un détroit, une voie aérienne….), et ainsi atteindre le cœur de notre économie. Pour répondre efficacement à ce type de défis, les forces armées doivent être capables d’agir dans l’ensemble des espaces (air, mer, terre, espace cyber et extra-atmosphérique). Le concept « Air Sea Battle » développé aux États-Unis vise à contrer les stratégies anti access/area denial d’un « peer competitor ». Il promeut un système de forces intégrées, inter connectées, disposant d’un réseau de communication résilient et pouvant lancer des attaques en de multiples points et au cœur des systèmes adverses. À l’évidence, à l’avenir, il façonnera les coalitions menées par les États-Unis auxquelles il faudra pouvoir contribuer.
La question qui se pose est donc celle d’une adaptation de nos capacités et de nos structures militaires face à l’évolution du caractère contemporain de la guerre. La focalisation sur les menaces asymétriques qui ont surtout été le lot des combats endurés par nos troupes au cours des dix dernières années, pourrait conduire à des résultats dans le court terme stratégique mais pourrait également se révéler dangereusement inappropriée face à une résurgence brutale, toujours possible, d’un conflit à haute intensité.
Ainsi, la contraction des ressources budgétaires ne doit pas conduire à une opposition entre ces deux paradigmes et donner l’impression qu’il s’agit nécessairement de faire un choix exclusif.
Il s’agit dans ce contexte de conduire une adaptation des capacités militaires, qui permette de remplir les missions dans des formats probablement réduits, tout en cherchant à minimiser l’impact sur la dégradation des contrats opérationnels. Si des axes d’évolution peuvent être identifiés, il s’agit avant tout de conserver les capacités fondamentales qui font que la France dispose aujourd’hui d’un outil militaire solide et hautement crédible : agir de façon significative en offrant un spectre d’effets militaires large, disposer de la capacité rare à entrer en premier, être moteur et influent dans une coalition, maintenir une cohérence globale de l’outil.
Des capacités fondamentales auxquelles la France ne peut renoncer sans perdre de son influence
La France doit préserver à tout prix sa capacité à agir de façon immédiate et significative, en demeurant apte à entrer en premier. Pour satisfaire cette condition, le domaine aérien est primordial. En effet, son contrôle est le préalable à toute opération, afin de garantir la capacité de décision du gouvernement, sa capacité de peser sur les décisions d’une coalition et permettre la liberté d’action des forces. Il s’agit là d’un domaine d’excellence de la France dont l’Armée de l’air est le cœur et qui n’est partagé que par deux autres puissances, les États-Unis et le Royaume-Uni. Cette capacité repose sur le partage et la maitrise de l’information en temps réel, sur l’aptitude à mettre sur pied des structures de commandement et de contrôle dont la maitrise est complexe, mais aussi sur une élongation stratégique rapidement mise en œuvre.
C’est bien la cohérence globale de l’outil qui permet à la puissance aérienne de s’exprimer, en garantissant aux autorités gouvernementales de bénéficier jusqu’à la dernière extrémité d’un large éventail d’options dans le traitement des crises, permettant de garder un niveau d’autonomie suffisant, gage de notre souveraineté. Cette cohérence se traduit par une complémentarité mais aussi une interdépendance étroite de capacités distinctes (planification, commandement et conduite des opérations, évaluation de situation, modes d’action variés produisant un large panel d’effets militaires, soutien des moyens engagés – ravitaillement en vol, guerre électronique notamment, soutien depuis la métropole et sur les sites déployés des unités engagées…). Cette cohérence nécessite en outre le maintien d’un niveau de qualification et d’entraînement permanent du personnel, d’autant plus exigeant que les équipements mis en œuvre par l’armée de l’air nécessitent un haut niveau de technicité et une autonomie importante des opérateurs.
Si les contraintes budgétaires fortes légitiment une tendance à la révision des formats, la crédibilité et la capacité d’influence de la France nécessitent de conserver un seuil capacitaire, tant sur l’éventail du spectre couvert que sur le volume de forces qui peuvent être engagées, en particulier dans les domaines les plus critiques au niveau européen (AWACS, ravitaillement en vol, transport stratégique). Cette notion de seuil permet de caractériser un niveau quantitatif nécessaire pour assurer de manière simultanée les différentes fonctions opérationnelles dans le cadre de la sécurité du territoire et de la contribution à une action visible et significative en coalition.
Des axes d’adaptation à développer pour dégager des économies financières
Si la France doit conserver sa capacité fondamentale à intervenir de manière autonome dans la zone d’intérêt, elle pourra s’appuyer sur une nouvelle approche de ses qualités intrinsèques d’élongation pour intervenir au-delà. En effet, les capacités renforcées d’élongation de l’arme aérienne liées aux nouvelles performances de ses vecteurs et à une gestion dynamique d’un réseau adapté de points d’appuis qu’il reste à établir permettent de répondre à l’éloignement de « l’espace de crises majeures ».
Des études sont à mener pour adapter nos modes de fonctionnement, en particulier dans la manière de générer et entretenir les compétences qui exigent des moyens importants, notamment pour les capacités aériennes. Il s’agit d’optimiser les outils et les process d’entretien des compétences. Plusieurs pistes peuvent être évoquées telles que l’augmentation de la part d’entrainement synthétique (simulation), ou le transfert d’une partie de la formation et de l’entrainement actuellement réalisée sur des flottes dont l’activité est onéreuse vers des plateformes moins chères à exploiter, équipées de systèmes virtuels pour préserver la valeur ou la qualité des heures d’entrainement. Ce principe permettrait de préserver la capacité à intervenir dans une phase initiale de haute intensité et, dans un deuxième temps, la capacité à durer, grâce à un réservoir de forces entraîné différemment et à moindre coût.
Un autre axe d’adaptation possible consiste à mutualiser certaines capacités avec nos principaux partenaires. Une première opportunité réside dans la valorisation des synergies avec les partenaires membres de l’Otan, dans une logique de mutualisation avec le recours à des financements communs, dont nous pourrions tirer profit (financement de l’infrastructure de certaines de nos bases par exemple, via le projet « Air Basing »).
Une seconde approche consiste à établir des convergences sur les normes d’emploi, par exemple en développant des structures européennes, étudiées notamment dans le domaine du transport stratégique et du ravitaillement en vol. Ces nouvelles structures, souples, évolutives et à fort potentiel de croissance, permettront d’identifier les sources de mutualisation et d’économie et de favoriser les accords de coopération. Elles permettront in fine le partage d’outils et de structures sur la base d’une participation « à tiroir » (chaque pays pouvant décider des domaines d’application : maintenance, formation, sécurité des vols, préparation de mission…) sans remettre en question les principes de souveraineté (chaque pays conservant le contrôle opérationnel de ses moyens).
Dans cette logique de gains financiers par le biais d’adaptations capacitaires tout en veillant à minimiser les impacts sur les contrats opérationnels, la valorisation de la réserve opérationnelle est à envisager. Des unités de réservistes pourraient avantageusement compenser des réductions engagées sur des capacités particulièrement soumises à des pics d’activité, par exemple pour armer les structures C2.
D’autres pistes demeurent enfin ouvertes pour rechercher de nouvelles ressources financières extrabudgétaires. De nouvelles cessions de fréquences méritent d’être étudiées, notamment dans le domaine des télémesures. Un axe nouveau consiste également à tenter d’obtenir des financements européens pour les capacités duales concourant à la sécurité européenne. En effet, la recherche et le développement du secteur de l’aéronautique civile et militaire représentent la plus grande part de la base industrielle et technologique de défense (BITD) en Europe et en France, développant 20 technologies parmi les 27 classées critiques. En outre, les retombées apportées par ces technologies vers le secteur industriel sont fréquentes, et bien au-delà du secteur de l’aéronautique. En outre, la R&T étant un vecteur adapté du renforcement de la construction de l’Europe de la Défense, cet axe est porteur de belles perspectives.
Enfin, des améliorations ne devraient pas être écartées en explorant à des coûts maîtrisés de nouveaux concepts qui se démarquent de ceux proposés traditionnellement par nos partenaires américains. L’utilisation de bombes planantes ou de missiles de croisière, associés aux nouvelles capacités ISR (satellites, capteurs électromagnétiques du Rafale SPECTRA), constituent une approche prometteuse dans le domaine de la suppression des défenses aériennes adverses (SEAD). ♦
(1) Une course aux armements chez les émergents.