La France et les États-Unis ont développé très tôt des coopérations entre agences spatiales nationales. La coopération scientifique évolue aujourd'hui vers une coopération plus politique, ayant pour cadre l'utilisation militaire de l'Espace. Ce renouveau est en partie le fait d'une administration américaine voulant faire évoluer sa diplomatie spatiale.
La coopération militaire dans l'Espace : le cas franco-américain
Certains signes ne trompent pas. Les Français et les Américains ont opéré un rapprochement tout en subtilité. Il s’agit, tout d’abord, d’un rapprochement en matière de politique étrangère générale. On se souvient de la prise de parole audacieuse de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, le 14 février 2003 devant l’Assemblée générale des Nations unies, s’opposant à une intervention armée aux côtés des Américains en Irak. Cette diatribe avait contribué à tendre les relations diplomatiques franco-américaines. Comble de cette « rupture », elle s’appuie sur la possession par la France de capacités autonomes de décision grâce, notamment, aux capteurs optiques des satellites Hélios. En effet, les images prises par ces derniers n’avaient pas été en mesure de confirmer la thèse américaine selon laquelle il y avait présence d’armes de destruction massive sur le sol irakien. Mais le temps a passé, et les diplomates ont œuvré. L’élection en France d’un nouveau Président de la République en 2007 a amorcé une ère nouvelle dans les relations franco-américaines. Les deux États ont ainsi œuvré ensemble sur de multiples dossiers portés jusqu’aux Nations Unies et en particulier, pour certains, au niveau du Conseil de sécurité. Bon an, mal an, la rupture de 2003 s’est doucement faite oublier, la confiance s’est peu à peu réinstaurée. L’expression employée par Hubert Védrine résume finalement bien les relations entre les deux États : « Amis, alliés, mais pas alignés ».
Si le domaine spatial peut être à l’origine d’un désaccord diplomatique profond (l’engagement sur un théâtre d’opération en vue d’y mener une guerre), il peut aussi parfois s’avérer être un formidable outil de rapprochement entre États. Rappelons que la France et les États-Unis sont des puissances spatiales et se font relativement mutuellement confiance. Voilà deux éléments qui constituent une base fondamentale à toute éventualité de coopération.
La coopération franco-américaine entre agences spatiales est une réalité ancienne. La National Aeronautics and Space Administration (NASA) et le Centre national des études spatiales (Cnes) ont établi des partenariats solides dans des domaines variés. On peut notamment citer deux exemples importants, le programme JASON et la coopération sur la question des débris en orbite. Malgré cette coopération inter-agences qui pourrait apparaître comme exclusivement civile, les implications militaires sont envisageables dans les deux cas de figure. Le succès du programme expérimental Topex-Poseïdon en 1992 a ouvert la voie à une collaboration à long terme dans le domaine de l’altimétrie radar. Le but est ainsi de recueillir des données de précision sur les courants océaniques et leurs variations ainsi que sur la mesure du niveau des mers. Cette coopération Cnes-NASA se poursuit aujourd’hui, notamment à travers l’envoi prévu en 2014 d’un troisième satellite (JASON 3).
La seconde coopération symptomatique des bonnes relations inter-agences Cnes-NASA est celle menée sur les débris spatiaux. Bien qu’ancienne, elle revêt aujourd’hui une dimension plus stratégique liée à l’intérêt croissant que suscite cette problématique au sein des enceintes multilatérales. À l’origine, les scientifiques de la NASA s’inquiétaient de la production de débris suite aux essais antisatellites du département de la Défense américain et notamment celui de septembre 1985. Les experts de la NASA tentèrent alors de sensibiliser la communauté scientifique internationale sur cette question des débris via les agences spatiales nationales. L’explosion d’un étage d’Ariane le 26 novembre 1986 aurait en outre poussé la NASA à prendre contact avec l’Agence spatiale européenne (ESA) et à initier des groupes de travail sur les débris spatiaux. Cette problématique trouve également un écho favorable auprès du Cnes. Les contacts informels s’institutionnalisent ensuite en 1993 par la création de l’Inter-Agency Space Debris Coordination Committee (IADC) organisation technique fédérant aujourd’hui les analyses sur le sujet.
Dernier exemple récent de cette collaboration féconde, la fabrication et l’envoi sur Mars du rover Curiosity dont la mission est d’analyser le sol de cette planète. Le fait qu’il s’agisse là du fruit d’une collaboration fructueuse entre la France et les États-Unis, et notamment entre le Cnes et la NASA, est pourtant relativement peu connu.
On perçoit bien, à travers ces quelques exemples, que la coopération fut rendue possible par la poursuite d’intérêts scientifiques communs et le fait que les scientifiques de part et d’autre de l’Atlantique, par leurs échanges nombreux, ont su établir une relation de confiance durable.
Ce type de relation est plus difficile à établir au niveau militaire dans la mesure où les domaines de coopération touchent le plus souvent à la souveraineté nationale et sont donc généralement du ressort des décideurs politiques. La France a fait le choix, il y a maintenant près d’un demi-siècle, d’être une puissance spatiale. Lié alors à la doctrine de la dissuasion, l’Espace a ainsi revêtu une dimension stratégique. Autour de cette ambition originelle, la France développe, peu à peu, l’ensemble du spectre des capacités spatiales (télécommunications, observation, navigation, écoute, alerte avancée). L’utilisation du spatial devient ainsi une composante clé des activités militaires et un multiplicateur de forces notamment lors des opérations extérieures. La France s’est dotée en juillet 2010 d’un commandement unifié – le Commandement interarmées de l’Espace (CIE) – qui constitue le point d’entrée pour toute question spatiale relevant de la compétence des armées.
Pour être considérer comme une puissance spatiale complète, la France doit disposer de quatre éléments indispensables : avoir un accès autonome à l’Espace, avoir une industrie capable de concevoir et fabriquer des lanceurs et des satellites, être capable de gérer un segment sol et, enfin, être en mesure de surveiller l’Espace. Les trois premiers sont acquis et la capacité de surveillance de l’Espace est en plein développement. Le Code de la défense inclut cette dernière dans la défense aérienne « élargie » relevant du Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA) et en particulier de sa division « Surveillance de l’Espace ». L’Armée de l’air, sous la direction du CIE, assure la surveillance de l’Espace extra-atmosphérique. Cette compétence spécifique attribuée à l’Armée de l’air est expressément militaire et touche alors au domaine du renseignement. La sensibilité de ce secteur rend l’établissement de coopérations plus ardu mais pas non plus impossible.
En effet, le domaine sensible par excellence est celui du renseignement. Les Américains sont les alliés des Français et en matière spatiale, ces derniers sont souvent dépendants des données américaines. Si le canal existe, il n’en demeure pas moins très restreint. La France n’appartient pas par exemple à cette communauté de partage de renseignement unique au monde que l’on connaît sous l’expression des « Fives Eyes ». Elle constitue un remarquable forum d’échange d’informations animé par les États-Unis, regroupant également le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Certes, en matière spatiale, tous ces États ne brillent pas par leurs capacités. Cela étant, l’existence de cette communauté repose avant tout sur les liens historiques que les uns et les autres ont su tisser. Cette alliance établit une confiance totale entre les acteurs. Les États-Unis ont ainsi récemment (2010) signé un accord de coopération avec l’Australie concernant la surveillance de l’Espace. Cet accord est d’autant plus intéressant pour les États-Unis qu’il leur permet de couvrir une zone leur échappant encore, l’hémisphère sud.
Si la France n’appartient pas à cette communauté de renseignement, ce qui lui permet d’ailleurs de préserver son indépendance dans l’appréciation de situation, un élément a cependant fait évoluer les relations franco-américaines dans le domaine du renseignement : l’acquisition par la France du système Graves (Grande réseau adapté à la veille spatiale). Le radar, livré à l’Armée de l’air en décembre 2005, est capable de détecter tout objet supérieur à un mètre carré, survolant le territoire français et se situant entre 400 et 1 000 km d’altitude. L’acquisition de cette capacité, conçue à l’origine comme démonstrateur, a permis à la France de voir. Le radar a fait ses preuves au-delà des espérances. D’après les estimations américaines et européennes datant de 2012, plus de 23 000 objets mesurant plus de 10 cm gravitent actuellement autour de la terre à une vitesse moyenne de 25 000 km/h. Le système Graves permet, en surveillant l’orbite basse qui est l’orbite la plus encombrée de satellites mais aussi de débris, de constituer un catalogue d’environ 3 000 objets.
L’outil opérationnel s’est alors aussi transformé en outil diplomatique quand ce dernier a permis de détecter des satellites sensibles, inconnus auparavant. Avec l’acquisition de cette capacité technologique, c’est toute la crédibilité de la France en tant que puissance spatiale qui a été réaffirmée. À partir du moment où la France eu en sa possession une « monnaie d’échange », elle devenait un partenaire crédible avec lequel il était de bon ton de coopérer, ne serait-ce que pour savoir ce qu’il était capable de voir. Cet épisode a constitué l’amorce de la coopération franco-américaine. Après deux ans d’existence informelle, le forum de coopération spatiale franco-américain a été officialisé le 14 mai 2009. Plus tard, le 8 février 2011, une déclaration de principes a été signée entre Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères et Robert Gates, secrétaire d’État à la Défense des États-Unis, afin de favoriser la coopération franco-américaine dans le domaine de la surveillance de l’Espace.
Un autre signe d’ouverture est la participation « historique » de la France au Schriever Wargame de 2012. L’édition 2012 de cette simulation organisée depuis 2001 par l’US Air Force Space Command, fut la première ouverte aux pays membres de l’Otan. L’objectif de cet exercice est de planifier et de coordonner les capacités spatiales et cyber des États-membres au cours d’un scénario particulier. Si l’Otan n’en est qu’à ses débuts en matière spatiale, les possibilités de développements sont importantes. Ainsi, la participation à cette simulation ne doit pas être considérée comme anecdotique. Elle permet en effet de côtoyer les alliés, de confronter les points de vue, les manières de procéder et ainsi d’améliorer la coordination des capacités spatiales entre les États. De plus, on peut imaginer que la réintégration de la France au sein du Commandement militaire intégré de l’Otan en 2009 permet d’optimiser ces développements. Enfin, on peut ainsi considérer que la relation spatiale franco-américaine peut adopter le cadre privilégié de l’Otan pour se réaliser pleinement.
Ce rapprochement plus récent est également à attribuer à l’arrivée au pouvoir de Barack Obama en janvier 2009. Bien qu’une inflexion dans le domaine spatial ait été amorcée à la fin du mandat de George W. Bush, cela n’a pas pour autant impliqué à un véritable renouveau de la coopération. À l’inverse, la publication en 2010 d’une nouvelle politique spatiale, la National Space Policy, a laissé entrevoir le changement, au moins dans le ton. La précédente NSP (2006) avait soulevé des inquiétudes quant à l’éventuelle conception et utilisation d’armes antisatellites. Elle reflétait, au moins dans le ton, l’approche unilatéraliste, si ce n’est militariste, de l’administration Bush. La NSP 2010 tranche nettement dans le ton avec celle de 2006, et notamment en ce qu’elle souligne que les systèmes spatiaux de toutes les nations doivent pouvoir évoluer dans l’Espace sans être gênés par des interférences émises par d’autres. Plus encore, elle met clairement l’accent sur la coopération, y compris militaire. Le but visé est ainsi d’éviter les incompréhensions ou les erreurs d’appréciation dans l’Espace devenu un milieu de plus en plus convoité, congestionné et contesté. Les appels à la coopération ne sont bien sûr pas uniquement destinés à la France. Reste cependant qu’ils constituent une fenêtre d’opportunité intéressante pour mener à bien une collaboration plus étroite. Cette opportunité a d’ailleurs été saisie par la France et l’Europe qui ont décidé de promouvoir un code de conduite européen dans l’Espace. Ce projet, visant à éviter tout conflit dans l’Espace en favorisant la communication entre les États spatiaux de plus en plus nombreux, est une initiative qui fut particulièrement poussée sous la présidence française de l’Union européenne durant le second semestre 2008. Alors que les États-Unis font habituellement preuve d’une opposition de principe à tout texte susceptible de limiter leur liberté d’action dans l’Espace, ce projet n’a pas été d’emblée rejeté. Certes, il fait bien évidemment l’objet de débats contradictoires en interne. Cependant la volonté présidentielle américaine s’oriente davantage vers un soutien affiché au processus d’élaboration de ce code. Notons encore que le statut du texte en « code de conduite » permet au président américain de l’adopter sans devoir le faire valider par le Sénat, beaucoup plus frileux sur ces questions. À l’inverse, dans le cas d’un traité, le Sénat aurait à le ratifier à la majorité des deux tiers. La démarche du projet de code de conduite dans l’Espace est donc dans l’ensemble soutenue par l’administration américaine, moyennant quelques modifications.
Cette démarche politique et diplomatique vient parfaire un rapprochement inter-agences (ancien) et une collaboration militaire (toute proportion gardée). Les consultations internationales sur ce code ont été lancées. Elles visent en même temps à faire la promotion de ce code à l’international. Même si ce projet est soutenu par les différentes agences des Nations unies, il est discuté en dehors de toute enceinte multilatérale et notamment onusienne afin d’éviter tout blocage des négociations comme cela peut avoir lieu à la Conférence du désarmement. Un groupe d’experts gouvernementaux (GGE : Group of Governmental Experts) a récemment été mis en place. Composé d’une dizaine de pays, il est chargé discuter de l’opportunité de réglementer les relations interétatiques dans l’Espace. Ce groupe est relativement actif et peut servir la cause du code. Au sein du GGE, la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne se consultent en amont afin d’adopter une position commune lors des réunions avec les autres partenaires. Même si cette démarche se réalise au niveau des ministères des Affaires étrangères et du Département d’État, il est symptomatique d’un certain renouveau des relations transatlantiques. Il est en outre intéressant de rappeler que les armées de l’air de ces trois États ont par ailleurs mis en place un « partenariat » privilégié via le groupe de réflexion stratégique trilatéral, dont l’objectif est de renforcer la compréhension et la connaissance mutuelle afin d’assurer une plus grande interopérabilité. L’Espace est naturellement présent à travers les applications opérationnelles qui intéressent directement l’emploi des moyens aérospatiaux de ces trois armées.
Les Français et les Américains ont ainsi davantage d’occasions de se rencontrer et d’échanger. Ces lieux d’apprentissages croisés auront pour effet l’homogénéisation des conceptions, des préférences, des croyances, préalables à l’élaboration et à la diffusion de règles et de politiques multilatérales. Mais la constatation d’un objectif commun (ne pas faire de l’Espace un champ de bataille) ne doit pas faire oublier que les deux puissances spatiales ont une stratégie d’occupation du milieu différente. Les États-Unis ont en effet développé la doctrine de la Space dominance qui oriente encore aujourd’hui leurs actions. Entre les deux États existe néanmoins un fort potentiel de coopérations futures notamment en matière de surveillance de l’Espace, domaine dans lequel l’Armée de l’air est seule compétente sur ces questions. Cette dernière joue ainsi un rôle éminent, car au delà de ces échanges de données, elle permet aussi à la France de conserver un niveau de souveraineté suffisant pour s’assurer une autonomie dans l’appréciation de situation et par là de décision. ♦