Ordre public et désordre mondial
Clotilde Champeyrache
La première table ronde des XIIIes Assises nationales de la recherche stratégique s’intitule « Ordre public et désordre mondial ». Cette réflexion a commencé à partir d’un certain décalage entre l’actualité et la théorie. Si l’on regarde l’actualité, on fait face à la guerre en Ukraine ou à la flambée des règlements de compte criminels – notamment liés au trafic de stupéfiants en Europe. La France est particulièrement affectée : on assiste à la multiplication des émeutes, des mouvements sociaux souvent violents, des afflux massifs de migrants à Lampedusa avec une arrivée vers notre territoire… Il est possible de décliner les choses longuement et cette actualité nous confronte de façon violente à l’instabilité du monde, et nous amène à repenser les choses de façon dynamique et non plus seulement statique.
Pendant des années, on a assisté à une forme d’aveuglement, voire d’endormissement, théorique. Par exemple, des voix dominantes en économie nous ont expliqué qu’il existait un ordre naturel : celui du marché, et que ce marché tendait spontanément vers l’équilibre, ce dernier étant, de plus, paré de toutes les vertus parce qu’optimal, efficient et maximisant la satisfaction des nombreux participants à ce marché. Des historiens nous ont annoncés la fin de l’histoire grâce à un processus qui généralise l’adoption de la démocratie libérale et de cette fameuse économie de marché. Des politistes nous ont aussi expliqué qu’il y avait un processus de type « siècle des Lumières » qui se répandait et nous assurait une liberté politique durable, une sorte d’état stationnaire idéal.
Encore une fois, la réalité est toute autre. Nous sommes dans un monde dynamique, instable qui se caractérise par des désordres avec des périodes de turbulences accrues. La période actuelle constitue sans doute une de ces turbulences qui nous oblige à repenser l’ordre public parce qu’il est menacé et qu’il faut tout à la fois le défendre et le construire. De plus, face à des menaces et des événements nouveaux, il faut également adapter la réponse pour maintenir cet ordre public.
Je ferai référence à un terme utilisé dans un ouvrage de 2019 de Daron Acemoglu et James A. Robinson qui parle de « couloir étroit » (1). Cette expression signifie qu’il y a une notion dynamique de progrès : il n’y a pas d’état stationnaire optimal où le progrès notamment économique et politique est définitivement acquis. Cependant, le couloir est aussi étroit parce qu’il est cerné par deux pôles à éviter : l’anarchie et le totalitarisme. Il nous faut impérativement éviter ces deux éléments, et le faire par une co-action de l’État et de la société civile. Les deux acteurs doivent parfois se heurter, mais aussi coopérer pour construire un ordre public le plus acceptable possible ; et c’est pour traiter de ces problématiques que nous allons apporter trois regards sur celle de l’ordre public et du désordre mondial.
Le regard de la société civile sera porté par Éric Carrey, directeur de l’audit et du contrôle interne pour la Croix-Rouge française. Celui du diplomate le sera par l’ambassadeur Éric Danon, qui présentera aussi les effets dominos des événements mondiaux qui touchent la France. Enfin, le regard des forces de l’ordre sera porté par le général d’armée Christian Rodriguez, directeur général de la Gendarmerie nationale.
Éric Carrey
Je souhaite, en toute humilité, vous partager une réflexion sur les interactions entre le désordre mondial, la pauvreté et les inégalités. Le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge est un réseau humanitaire mondial fort de 100 millions de membres qui s’emploient à venir en aide aux personnes confrontées à une catastrophe, à un conflit armé ou à des problèmes d’ordre sanitaire et social. Le Mouvement comprend le Comité international de la Croix-Rouge, la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, et les 191 Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
Aussi, je propose de voir, dans un premier temps, dans quelle mesure la Croix-Rouge, du haut de ses 160 ans, est un témoin engagé de la montée de la précarité due aux effets du désordre mondial. Dans un deuxième temps, voir comment cette précarité provoque des déplacements qui accentuent le désordre mondial ainsi que celle d’autres acteurs et, enfin dans un troisième temps, comprendre comment ces déplacements pourraient être encore plus importants lorsqu’il faudra prendre soin de l’humanité quand la température moyenne de la planète aura augmenté de 3 °C ou plus.
La Croix-Rouge est témoin de la montée de la précarité dans le monde
Le sujet fait l’objet de nombreuses études et évaluations, aussi le risque est grand d’asséner des chiffres et des références qui ne seraient pas retenus ; et reproche ne peut en être fait ! Aussi, si vous me faites confiance sur l’origine des chiffres – Banque mondiale, UNHCR, CICR, BERD, BEI, INSEE, entre autres – et sur leur actualité – certains datent de la semaine dernière voire d’hier soir – je vous propose de fonctionner par ordres de grandeur ou d’images. Par exemple, j’illustrerai mon premier point avec un billet de 5 euros et une pièce de 1 euro : si vous voulez vraiment prendre la mesure de ce que cela représente, prenez dans votre main un billet de 5 euros et une pièce de 1 euro.
Depuis le 15 novembre 2022, nous sommes 8 milliards d’êtres humains sur Terre.
Le premier chiffre à retenir est « 5 » : 5 euro/50 %. Pratiquement la moitié des habitants de la planète vit avec moins de 5 euro par jour en 2022. Le second chiffre à retenir est « 1 » : 1 euro/10 %. 10 % de 8 milliards, soit 800 millions de personnes, vivent avec moins d’1 euro par jour. Plus d’un demi-milliard de personnes souffrent aujourd’hui de la faim dans le monde ; 5 % des personnes vivant sur Terre peuvent mourir de faim dans la semaine qui vient ; 60 % d’entre elles sont des filles et des femmes. L’Afrique de l’Est, le Sahel, le Yémen et la Syrie sont les zones ou les pays les plus touchés.
La pandémie de Covid-19, la hausse des prix de l’énergie et la crise alimentaire sont les principales causes de cette aggravation des inégalités. En 2020, pendant l’année de la Covid-19, 70 millions de personnes ont basculé dans l’extrême pauvreté. C’est la totalité de la population de la France, et cela constitue la plus forte augmentation de la pauvreté en un an depuis 1990 et le début du suivi des chiffres de la pauvreté dans le monde.
Les achats alimentaires représentent 40 % des dépenses en consommation dans les pays d’Afrique subsaharienne, alors que les pays riches déboursent 17 % pour leur alimentation. Il serait cependant faux de croire que seuls les pays émergents sont concernés et que nous sommes loin de tout cela.
Pour l’Europe le chiffre à retenir est facile, il s’agit du « 27 ». Il ne représente pas seulement le nombre de pays formant l’Union européenne ; il représente le pourcentage de personnes interrogées qui se disent être en situation de précarité. Ils sont même près de la moitié à se décrire comme tels en Grèce (49 %) et en Moldavie (46 %). Plus d’un tiers des Européens ne fait pas trois repas par jour, 40 % renoncent à acheter de la viande et 10 % font appel à des associations pour se nourrir.
En raison d’une « situation financière difficile », plus de deux fois 27 (2*27 = 54) c’est-à-dire environ 60 % des Européens ont déjà restreint leurs déplacements et 46 % ont déjà renoncé à augmenter le chauffage dans leur logement malgré le froid.
En France, quelque 9,2 millions de personnes, selon l’Insee, soit près de 15 % de la population française, sont considérées comme pauvres. C’est dire si le « Pacte des Solidarités » présenté à Matignon le 18 septembre était attendu. Près d’un Français sur cinq (18 %) vit à découvert bancaire ; pratiquement 50 % de la population (47 %) ne sont pas parvenus à mettre de l’argent de côté en 2022.
Au quotidien, cette précarisation entraîne des difficultés croissantes à assurer les dépenses courantes. 45 % des Français sollicités déclarent avoir du mal à régler certains actes médicaux (+6 points) et leurs dépenses d’énergie (+4 points) ou pour consommer des fruits et légumes frais (+6 points). En France, l’impact est visible sur les associations distribuant des repas – on pense notamment, au début du mois de septembre 2023, à l’appel de Patrice Douret, président des Restos du Cœur, exprimant les difficultés financières des associations auxquelles nous nous sommes associés. La fréquentation des Restos du Cœur et, plus largement, de toutes les associations qui distribuent des denrées alimentaires a augmenté de 12 % en six mois. Quatre Français sur dix ont le sentiment de devoir restreindre leur alimentation, tandis que deux Français sur dix n’ont pas réussi à payer l’ensemble de leurs factures en 2022.
En ce qui concerne les étudiants, en moins d’une heure le vendredi 8 septembre 2023, place du Panthéon, 500 colis alimentaires ont été distribués à des inscrits, donc à des personnes qui attendaient ; il ne s’agissait pas d’une distribution improvisée relayée sur les réseaux sociaux. 36 % des étudiants se privent régulièrement d’un repas par manque d’argent, contre 29 % pour l’ensemble de la population française. Durant cet hiver, 4 étudiants sur 10 ont renoncé à se chauffer.
En 2022, la Croix-Rouge française a accompagné 452 000 personnes grâce à ses 760 dispositifs d’aide alimentaire sur le territoire français. Cela représente 62,5 millions de repas distribués grâce à l’engagement sans faille de 21 000 bénévoles. Nous constatons une forte augmentation du nombre de personnes accompagnées (+22 % de fréquentation en 2022 par rapport à l’année précédente) combinée à une forte baisse des denrées reçues (-30 % sur la ramasse alimentaire). En conséquence, la Croix-Rouge française est contrainte soit de recourir aux achats, soit de restreindre la quantité de produits alimentaires distribués aux personnes qu’elle accompagne.
Un dernier chiffre pour illustrer la précarité, « 30/15 » : plus de 30 % des personnes que nous accueillons dans nos dispositifs d’aide alimentaire sont des enfants de moins de 15 ans ; 15 % sont des jeunes de 15 à 25 ans.
Une pauvreté dans le monde qui provoque des déplacements accentuant la précarité et le désordre mondial
En 2022, le nombre de personnes déplacées ou réfugiées dans le monde a atteint 108,4 millions, soit 19,1 millions de plus que fin 2021. Il s’agit d’une augmentation sans précédent. Dans le détail, 35,3 millions de personnes étaient des réfugiés et 62,5 millions des déplacés – qui se distinguent des réfugiés parce qu’ils n’ont pas franchi de frontière et ont fui au sein de leur propre pays. Il y avait aussi 5,4 millions de demandeurs d’asile et 5,2 millions d’autres personnes ayant besoin d’une protection internationale. Ces chiffres portent sur 2022 et n’incluent donc pas la reprise du conflit au Soudan en 2023, ainsi que les 100 000 personnes qui pourraient être amenées à se déplacer au moment où nous parlons du Haut-Karabakh vers l’Arménie.
Les pays qui accueillent le plus de réfugiés dans le monde sont la Turquie (3,6 millions), l’Iran (3,4 millions), la Colombie (2,5 millions), l’Allemagne (2,1 millions) et le Pakistan (1,7 million). La Moldavie est le pays qui accueille le plus de réfugiés par rapport à sa population initiale. 100 000 personnes fuyant l’Ukraine sont arrivées dans un pays de 2,6 millions d’habitants, avec un système de santé publique sous tension. Cela représente une augmentation de 5 % de la population – imaginez que 3 millions de personnes arrivent en France et qu’il faille, du jour au lendemain, leur donner un accès aux soins… Un réfugié sur cinq se trouve dans l’un des pays les plus pauvres et sept sur dix ne vont pas plus loin qu’un pays voisin.
Près de 200 États sont officiellement reconnus par l’ONU (2). Retenez donc « 200/20/2/20 » : 20 %/2 %/20 %. Sur ces 200 pays, les 40 pays les plus pauvres du monde (20 % de 200 pays) représentent moins de 2 % du PIB mondial, mais ils accueillent plus de 20 % de l’ensemble des réfugiés. Sur les 43,3 millions d’enfants en déplacement forcé recensés fin 2022, près de 60 % (25,8 millions) étaient déplacés à l’intérieur de leur propre pays en raison de conflits et de violences.
Bien souvent contraints à un déplacement de plus en plus long, la plupart des enfants actuellement concernés verront cette situation perdurer pendant toute leur enfance. La guerre en Ukraine a déplacé plus de 13 millions de personnes : 5 millions à l’intérieur du pays et 8 millions de personnes ont fui le pays. Parmi ces 13 millions, 3 millions sont des enfants ukrainiens. Un million d’enfants ont été déplacés à l’intérieur de l’Ukraine et deux millions ont fui le pays. La majorité des Ukrainiens se sont réfugiés à l’Ouest, notamment en Pologne qui a accueilli plus de 1,5 million de personnes et plus d’1 million de réfugiés en Allemagne. En juin 2023, la France avait accueilli près de 120 000 personnes. La Croix-Rouge française a envoyé vers l’Ukraine 147 camions qui ont transporté 3 millions de tonnes de matériel dont, notamment :
• 37 000 matelas ;
• 1 million de kits hygiéniques ;
• 18 000 kits de cuisine ;
• 19 000 bâches ;
• 50 300 kits de premiers secours ;
• 86 générateurs ;
• 20 kits d’éclairage ;
• 600 tentes de 42 m2.
Une précarité et un désordre mondial qui pourraient s’amplifier avec le dérèglement climatique
Les déplacements liés au climat risquent, eux aussi, d’augmenter rapidement si aucune mesure urgente n’est prise pour atténuer le dérèglement climatique et préparer les communautés qui se trouvent en première ligne de la crise environnementale (3).
En mars 2019, pour célébrer les 100 ans de la création de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, la Croix-Rouge française a organisé, à Cannes, une conférence sur le thème « Soigner l’humanité par 3 °C en plus ». Le témoignage du président de la Croix-Rouge du Samoa était poignant : « Les enfants qui naissent en Samoa, ne pourront plus vivre leur vie en Samoa et être enterrés en Samoa avec leurs ancêtres. »
Je vous propose de garder à l’esprit trois chiffres sur les déplacements de populations que le changement climatique risque de nous imposer.
Le premier chiffre est « 216 millions ». Le réchauffement climatique devrait pousser plus de 216 millions d’humains à migrer. Dans un rapport intitulé Groundswell (« la lame de fond »), la Banque mondiale s’inquiète du sort de ces 216 millions de « migrants climatiques internes » qui seront poussés à quitter leur foyer ces trente prochaines années. C’est presque 3 % de la population des six régions étudiées (Amérique latine, Afrique du Nord, Afrique subsaharienne, Europe de l’Est/Asie centrale, Asie du Sud et Asie de l’Est/Pacifique). L’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord ne sont pas analysées dans ce rapport ; et l’Afrique subsaharienne compterait, à elle seule, 86 millions de futurs réfugiés climatiques.
Le deuxième chiffre est « 9 % ». Si l’on rapporte ces chiffres à la population totale des régions concernées, on se rend compte que c’est l’Afrique du Nord qui sera la plus touchée : 9 % de sa population risque de devoir migrer pour survivre dans les trente prochaines années. C’est au moins deux fois plus que toutes les autres régions concernées. La rareté extrême de l’eau, de même que les effets de l’élévation du niveau de la mer sur des zones côtières densément peuplées et dans le delta du Nil explique cette pression.
Troisième chiffre : 13,3 millions. Certains pays sont aussi particulièrement concernés par le phénomène : le Bangladesh, par exemple, pourrait représenter dans ce scénario la moitié des migrants climatiques de l’ensemble de l’Asie du Sud. Au total, en 2050, le pays compterait 13,3 millions de déplacés climatiques, sur les 35,7 millions estimés par les projections.
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La présence du mouvement Croix-Rouge Croissant-Rouge dans 191 pays nous permet de témoigner, d’alerter et de lutter contre la montée de la précarité qui provoque des déplacements qui accentuent la précarité et le désordre mondial… et qui pourraient être encore plus importants lorsqu’il faudra prendre soin de l’humanité par 3 °C en plus.
Éric Danon
Dans mon propos, je vais me concentrer, comme le thème nous y invite, sur les corrélations entre le désordre mondial et les difficultés de l’ordre public dans notre pays.
J’entends, par « ordre public », la stabilité et la sécurité au sein d’un pays ou d’une société ; la notion englobe l’ensemble des lois, des normes, des institutions et des mécanismes qui permettent de maintenir la cohésion sociale. Par désordre mondial, je me réfère aux conflits et aux menaces internationaux qui perturbent la paix et la stabilité. Cela va de la guerre traditionnelle aux menaces cyber en passant par les conflits économiques ou les tensions liées au changement climatique, etc.
Il existe, cependant, des crises de nature différente, comme celle de la Covid-19. Celle-ci a déstabilisé profondément l’économie mondiale et a eu, dans de nombreux pays, des conséquences importantes. En France, on se souvient des manifestations, notamment autour de la question de la vaccination, mais aussi des impacts sociétaux de cette crise – la relation au travail, à l’éducation, à la vie familiale, au divertissement, etc.
La question que je poserai ici est la suivante : quelles corrélations y a-t-il entre désordre mondial et ordre public ?
Au-delà de l’exemple de la Covid-19, crise mondiale d’une nature exceptionnelle, on peut voir, pour ce qui concerne la France, six corrélations. Quatre relèvent de l’impact, chez nous, du désordre mondial sur notre cohésion sociale et par voie de conséquence sur nos dispositifs d’ordre public ; et, en sens inverse, deux concernent nos propres actions politico-militaires à l’extérieur de nos frontières : celles-ci visent à améliorer l’ordre international, mais provoquent parfois l’inverse de l’effet recherché et nous reviennent alors comme un boomerang.
Quatre conséquences du désordre mondial en France
Migrations et flux migratoires déstabilisants
La question est très sensible. Les migrations peuvent être des conséquences des guerres, comme dans le Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, après la Syrie et bien d’autres. Les migrations peuvent provenir de la misère économique – et on pense évidemment à l’Afrique subsaharienne. On pense aussi à la fuite devant les dictatures, les conflits ethniques, la dégradation écologique locale. Nul besoin de rappeler ici les images de Lampedusa, avec la difficulté à trouver une réponse adaptée en termes d’ordre public en Europe. Nul besoin de rappeler la « jungle de Calais » ou les lieux de transit en France.
Au passage, notons que certains parlent même d’« arme migratoire ». C’est une notion compliquée qui supposerait que les Russes, par exemple, aident au départ de certaines populations d’Afrique vers l’Europe pour nous déstabiliser. Cela expliquerait certains afflux massifs qui nous arrivent à intervalles réguliers. Cela semble peu vraisemblable, mais il y a de plus en plus de théories sur le sujet et l’idée d’une arme migratoire pour déstabiliser un pays ne doit pas être totalement exclue.
Conséquences économiques du désordre mondial provoquant des troubles à l’ordre public
Au-delà de la crise de la Covid-19, cela concerne de très nombreux secteurs, dont trois majeurs : l’énergie, l’agroalimentaire et l’économie criminelle.
Lorsque l’on pense aux conséquences économiques des crises actuelles, on pense, évidemment, à la guerre en Ukraine : entre les ruptures de la supply chain des produits venus d’Ukraine et les conséquences des sanctions économiques imposées à la Russie, nous assistons à un renchérissement des coûts de nombreux intrants, mais aussi de l’énergie et des coûts de fabrication, donc de l’inflation de production. Cette dernière s’ajoute à celle de reconstitution des marges après la Covid-19 et l’ensemble entraîne une flambée des prix pour le consommateur. En France, il n’est pas impossible d’envisager des manifestations plus ou moins violentes contre la vie chère parce que l’inflation a un fort impact négatif, on vient de le voir, sur une partie importante de la population.
Sur l’économie criminelle, il faut rappeler que la mondialisation s’est construite par le marché plus que par le droit. C’est dans le retard du droit sur le marché, dans les faiblesses de la coopération policière et judiciaire, malgré de grands progrès en Europe, dans l’intérêt de très nombreux pays à ne pas trop lutter contre l’économie grise, voire à la favoriser, que se développent la criminalité transnationale organisée et la montée en puissance de tous les trafics. On pense, évidemment, à l’explosion des trafics de drogue avec ses conséquences sur la santé publique et sur la violence, en particulier en Europe, et plus seulement dans les zones urbaines et périurbaines. Vous avez de nombreux autres trafics qui sont en augmentation continue, en particulier ceux des contrefaçons, des trafics d’êtres humains ou d’organes. De plus, l’économie criminelle se déplace rapidement au niveau mondial dans la sphère cyber, avec des conséquences concrètes et coûteuses. En effet, on peut citer l’utilisation de certains crypto-actifs dans le dark web bien connus, mais aussi la multiplication des ransomwares par exemple, qui sont souvent produits dans des pays hébergeant avec bienveillance des hackers malveillants, ou encore les usines à trolls qui déstabilisent des groupes sociaux ciblés à travers des systèmes de désinformations sophistiquées, etc.
Des révolutions sociétales couplées à la quasi-impossibilité de réguler la modernité technologique
Les révolutions technologiques sont porteuses d’immenses progrès. Néanmoins, le politique a depuis longtemps décroché devant ces ruptures technologiques et se trouve, en conséquence, incapable de les réguler. Ne disposant pas de l’expertise suffisante, le politique s’avère incapable d’éviter certaines conséquences négatives : l’hyper connexion du monde conduit aujourd’hui à son hypervulnérabilité.
L’essor des imprimantes 3D est un exemple concret. Elles permettent une explosion de la contrefaçon de pièces détachées, y compris d’armes légères. L’intelligence artificielle (IA) est un autre exemple. Elle devient la nouvelle frontière de la surveillance généralisée via les objets et les systèmes connectés, ou encore les robots – dont les humanoïdes – qui font courir le risque d’une destruction des emplois, mais aussi d’une régression des rapports humains et jusqu’au transhumanisme qui se moque de l’éthique quand il nous promet un homme augmenté capable de vivre 200 ans.
Cela m’amène à la deuxième dynamique sociétale, celle de l’émergence d’une société en réseaux. Les effets principaux sont positifs, les hommes sont de plus en plus reliés entre eux par des réseaux de toute nature : culturels, économiques, sociaux, religieux. Partout s’inventent de nouvelles formes de vie collective entre entités comparables. Par exemple, les régions et les villes se parlent entre elles, coopèrent, innovent. C’est l’émergence de nouvelles tribus. Cependant, en termes d’ordre public, c’est une remise en cause profonde des pouvoirs centraux et de la verticalité des pouvoirs.
Ce n’est pas le seul aspect problématique. En effet, les réseaux sociaux accélèrent la boulimie informationnelle et nos sociétés oublient le temps long au profit du zapping. L’infosphère tourne en boucle et à flux tendus, croyances et désinformations se diffusent à vive allure et cela entraîne une modification profonde du rapport à la vérité. Et par des effets de suivisme, nous assistons à de nombreuses convergences entre classe politique et médias, et au triomphe du complotisme ainsi que de la propagande. Tout cela est porté par l’individualisme et l’aveuglement narcissique, c’est-à-dire l’illusion de sa propre vérité et les fabuleux progrès de l’intelligence artificielle qui vont rendre toujours plus difficiles les réponses à la question clé : à qui et à quoi faire confiance ?
Cela provoque trois interrogations majeures : 1) la supériorité de plus en plus relative de la rationalité sur la croyance – inutile d’insister ici sur ce que l’on appelle, à tort, le retour du religieux. 2) La mise en cause de notre lecture traditionnelle de l’histoire (« Wokisme » ou « Cancel culture »). 3) La notion de progrès est vécue, aujourd’hui, autant comme une angoisse que comme un espoir. On peut penser à l’économique numérique, devenue, certes, indispensable, mais qui donne un pouvoir inquiétant de contrôle, de manipulations et de prévisions.
Chaque individu voit sa vie privée numériquement accessible par les criminels, bien entendu, mais aussi par les entreprises et par les gouvernements. J’insiste sur ce point : la surveillance de notre comportement, restrictive de nos droits et libertés par des gouvernements ayant stocké, à notre insu, un nombre considérable de données nous concernant, est capable de déterminer les éléments susceptibles d’influencer une population, y compris dans le cadre de scrutins électoraux.
Les conséquences de la montée du terrorisme international
Des groupes terroristes, tels qu’Al-Qaïda et l’État islamique, ont exploité des zones de conflits et de désordre dans des régions comme le Moyen-Orient et l’Afrique. Ils ont recruté et suscité des nouvelles vocations pour planifier des attaques à l’échelle mondiale. Ces actes de terrorisme ont perturbé l’ordre public dans de nombreux pays, provoquant la peur et la méfiance et poussant les gouvernements à mettre en place des mesures de sécurité strictes. En France, les attentats de janvier puis novembre 2015 ont entraîné de nouvelles lois antiterroristes et une refonte complète de nos dispositifs de détection, anticipation et répression et relancé l’éternel débat public liberté versus sécurité.
Le retour de boomerang du désordre mondial sur l’ordre public
L’échec des interventions et du modèle occidentaux
Trois exemples tirés de l’actualité de l’année 2023 peuvent éclairer cette perte d’influence des modèles français et occidentaux dans le monde. Le premier échec est celui des interventions militaires des pays occidentaux, notamment dans les pays musulmans d’Afrique et au Moyen-Orient. La France a participé à de nombreuses Opex qui ont été un succès sur le plan militaire mais, au vu de ce qui s’est récemment passé au Mali, au Burkina Faso et au Niger, nous n’échapperons pas à un retour d’expérience approfondi de notre action politico-diplomatique dans les anciens pays du Champ.
Le deuxième exemple concerne l’incompréhension par le reste du monde de la notion de laïcité. Celle-ci n’est, par ailleurs, pas claire pour tout le monde en France… Les seules manifestations hostiles que j’ai eues devant l’ambassade durant mes quatre années à Tel Aviv ont eu lieu à la suite du discours du président de la République sur le séparatisme, puis du discours en hommage à Samuel Paty. Et encore, ce n’était pas grand-chose par rapport aux manifestations qui ont eu lieu devant nos ambassades au Pakistan et en Indonésie. Autre dossier sur le même thème : la décision récente relative au port de l’abaya à l’école, qui nous vaut d’être taxés d’islamophobes partout dans le monde et contribue au discours anti-français à l’étranger – mais aussi dans notre pays, où le sujet provoque une tension interne.
Troisième exemple, c’est l’affaire des restrictions des visas et la question des expulsions dans les pays du Maghreb. Vous avez, par exemple, pu noter la décision algérienne d’interdire désormais l’enseignement du français en Algérie.
Il y a donc une réflexion à mener sur l’impact de nos décisions – souvent prises comme partout en politique étrangère pour des raisons de politique intérieure – et qui ont des répercussions à l’étranger que l’on ne mesure pas à leur juste valeur et ont des répercussions sur notre rayonnement à l’étranger.
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Dans le grand jeu géopolitique, nous assistons à trois remises en cause. D’abord, la suprématie de l’Occident dans l’écriture de l’histoire. Ensuite, le relativisme des valeurs que nous continuons, nous Français, de considérer comme universelles et, enfin, la remontée des nationalismes et des replis communautaires et identitaires. Le tout dans une espèce de retour de manivelle désordonnée contre une globalisation vécue, par beaucoup, comme une insupportable occidentalisation du monde.
Pour le moment, en France, nous avons évité deux pièges dans lesquels tombent de plus en plus de pays, y compris occidentaux, et qui déchirent les démocraties illibérales concernées. Celui de la polarisation du pays et celui du populisme lié à la régression des valeurs morales et de progrès. Pour combien de temps ?
La déstabilisation du monde contribue puissamment à celle de notre société. Celle-ci est ouverte et souvent attaquée, justement parce qu’elle est ouverte. D’où la demande forte, en interne, d’un ordre plus protecteur. Que pouvons-nous faire pour promouvoir un ordre public plus stable dans un monde en proie au désordre mondial ? C’est la transition vers le sujet que va traiter le général Christian Rodriguez.
Évidemment, à l’international, nous pouvons renforcer la coopération policière et judiciaire dans tous les domaines. Il faut aussi essayer de tout faire pour prévenir les conflits et ainsi coopérer en ce sens. Dans le même temps, nous devons continuer à promouvoir les valeurs fondamentales de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit à l’échelle internationale. Je considère encore que ces valeurs sont essentielles pour garantir un ordre public stable et durable, mais cela n’a jamais été autant attaqué par ceux qui veulent promouvoir un nouveau type d’ordre international sur des valeurs culturelles, locales, relatives, etc.
À titre personnel, je dirais donc qu’il faut rester nous-mêmes. Il faut être lucides et protéger nos intérêts politiques et économiques sans aucune naïveté. Travailler la question identitaire sans aucune complaisance. Il me semble cependant nécessaire de garder, au moins au fond de nous-même, une approche des chocs internationaux qui nous affectent qui soit une approche empreinte d’humanisme, de fraternité, de respect d’autrui, voire de bienveillance, hors desquelles la France, que nous représentons tous à des degrés divers, perdrait l’essentiel de son message au monde.
Christian Rodriguez
Je me retrouve dans beaucoup de choses qui viennent d’être dites, et pour vous montrer un peu les conséquences que ces évolutions emportent au quotidien, je voudrais vous proposer une vision « à hauteur d’homme ». Je ne reviendrai pas sur l’actuel désordre mondial, puisque l’essentiel a été clairement dit, avec force détails.
Pour refaire un petit peu d’histoire sur ces quelques dernières années, on est dans une période où le temps va de plus en plus vite et on peut oublier rapidement les événements. Je vais revenir aux Gilets jaunes (2018), parce qu’en fait je vais évoquer avec vous la façon dont nous percevons aujourd’hui la société et la population. Nous sommes là pour veiller sur la population et, concrètement, nous sommes confrontés à une succession de crises au-delà d’un désordre mondial.
Je ne suis pas le seul, ici, à être issu de cette « génération du mur de Berlin », où l’on était persuadé que l’on allait enfin toucher les « dividendes de la paix » et que plus jamais nous ne verrions un blindé traverser une frontière en Europe. Or, les blindés sont revenus et on retrouve les anciens réflexes que nous avions à l’époque. D’une bipolarité qui apparaissait très simple hier, on doit composer aujourd’hui avec un système de multipolarité. Par exemple, je pense à tout ce que l’on observe en Afrique, avec certains pays qui rachètent la dette de pays africains pour y installer leurs milices et qui, dans le même temps, captent des données en masse pour préparer les combats de demain… J’ai le sentiment que le monde d’aujourd’hui est infiniment plus compliqué que celui d’hier, voire d’avant-hier, avant la chute du mur de Berlin.
Les Gilets jaunes ont été les marqueurs d’une crise sociale inédite, dans le contexte d’une forme d’archipélisation (4) de la France. C’est la mobilisation d’une France périphérique, une France qui se sentait mal aimée, sacrifiée. La France des territoires, des campagnes, des moyennes et petites villes, contre la France des grandes villes. Les Gilets jaunes, ce ne sont pas des gens qui n’ont pas de travail et manifestent tous les jours sur les ronds-points. Ce sont des gens qui ont du travail, sauf que le prix de l’essence augmente, il est plus compliqué d’accéder aux services publics, lesquels dans le même temps se contractent. À la fin du mois, l’argent rentre moins et l’on se retrouve tous les samedis sur les ronds-points, ce qui débouche sur une crise sociale importante.
Puis on est passé à autre chose avec la pandémie de Covid-19, la crise sanitaire et le confinement. On est passé à une crise internationale qui a profondément fragilisé les territoires de cette France périphérique. Parmi les 100 000 gendarmes d’active, 70 000 étaient mobilisés auprès de la population, ce qui nous a permis d’observer ce qui se passait sur le terrain. Le premier confinement a été très bien respecté, mais nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une vraie désocialisation dans les territoires. Dans les grandes villes, on pouvait socialiser d’un balcon à un autre, mais ce n’était pas le cas dans les territoires… Quand les associations ne peuvent plus être présentes, quand les maires se retrouvent seuls avec la gestion des masques, il ne se passe plus rien. Sans compter les personnes fragiles qui ne se soignaient plus – on sait que la répartition des psychologues et des psychiatres sur le territoire national n’est pas uniforme. Par conséquent, beaucoup de gens ont arrêté de se soigner et on a observé de nouveaux comportements. J’ajoute, avant d’entrer dans le détail, que, dans le même temps, les Français avaient peur. Certes, il y avait moins de délinquance, parce que les délinquants étaient moins dehors, à l’exception du cyber. Désormais, on est confronté à l’inflation, on doit apprendre à vivre avec. Les générations précédentes n’ont pas toutes connu l’inflation, et le phénomène contribue à renforcer beaucoup de Français dans le sentiment qu’ils s’appauvrissent et sont déclassés.
Qu’a-t-on observé sur le terrain ? Qu’observe-t-on aujourd’hui ? Il y a eu une augmentation des actes violents à l’encontre des forces de sécurité, gendarmes et policiers. Toutes les 20 ou 30 minutes, on constate des refus d’obtempérer partout dans le pays. Il arrive parfois que des gens foncent sur des gendarmes parce que leur véhicule n’est pas assuré ou qu’ils n’ont plus de points sur leur permis… Ce qui, malheureusement, entraîne parfois des conséquences dramatiques. On constate aussi, depuis deux ou trois ans, un phénomène croissant de survivalistes qui passent à l’acte. Dernièrement, nous avons été confrontés à au moins quatre cas avec le déroulé suivant : l’individu tue, puis prend le maquis dans le but de se faire tuer par les gendarmes.
On a eu le cas à Ambert, au fin fond du Puy-de-Dôme, à la toute fin de l’année 2020. Trois gendarmes ont été tués par un survivaliste. On a aussi eu le cas en Dordogne, en 2021. L’auteur des faits a échappé à la mort de peu, c’est le médecin du GIGN qui l’a sauvé pendant l’interpellation. L’individu avait tiré à 80 reprises sur les gendarmes, dont une fois sur l’un de nos hélicoptères, qui a été touché alors qu’il survolait la zone et aurait pu s’écraser. On a eu un autre cas à La Chapelle-sur-Erdre, en Loire-Atlantique, avec un homme qui voulait faire un carnage à la brigade de gendarmerie. Le dernier cas, c’était dans les Cévennes, où un survivaliste a tué son patron et un de ses collègues avec une carabine de grande chasse. Assez régulièrement, on retrouve l’objectif de suicide by cop, comme on le voit souvent outre-Atlantique.
Éric Danon a parlé des complotistes et c’est vrai qu’il y en a de plus en plus. Ceux qui croient, par exemple, que la 5G transmet des maladies, espionne tout le monde… et vont, de ce fait, brûler des relais téléphoniques. On voit des individus qui attaquent tout ce qui peut symboliser l’État de droit, le capitalisme ou l’ordre établi. D’une certaine manière, cela rappelle un peu les formes anarchistes qui existaient auparavant. Il faut comprendre qu’interpeller dans les relais téléphoniques n’est pas simple, car ces derniers sont souvent cachés au milieu de nulle part. On a eu le cas d’un relais téléphonique attaqué par des moines dans la région lyonnaise… Je n’invente rien ! On n’a pas vraiment compris pourquoi, mais le fait est que cela survient dans des milieux très variés, ce qui devient assez inquiétant. Il y a également le fait algorithmique. J’imagine que vous êtes nombreux à faire comme moi, le matin, vous regardez les fils d’actualité. Toutefois, ces derniers me proposent des informations par rapport à ce que je consulte, à ce que j’ai l’habitude de consulter. Donc, en réalité, celui qui est persuadé que la Terre est plate va tomber sur une communauté de « platistes » et, par là même, se conforter dans cette conception-là du monde…
Dans le même temps, nous observons une forme de négation du principe de l’autorité légitime, de la force légitime. Pas plus tard que ce matin, assez tôt, en route pour le ministère, je croise un VTC qui se faufile et roule assez vite. Je le retrouve au feu, je mets le gyrophare et je lui demande de se calmer. Il baisse sa vitre et m’explique qu’il est pressé parce que son client doit prendre l’avion et que, si moi je ne suis pas « en intervention », en revanche, lui, il l’est… Voilà comment on se retrouve à mettre sur le même plan les forces de sécurité et un chauffeur de VTC qui doit conduire un client en retard, lequel aurait pu partir plus tôt… En bref, on mélange tout.
Après les affrontements à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, fin mars 2023, plusieurs personnes m’ont dit que si la Gendarmerie n’avait pas été là, il n’y aurait pas eu de violence… Mais de quoi parle-t-on ? Certes, si nous n’avions pas été là pour faire respecter la loi, il n’y aurait pas eu d’affrontements avec les ultras venus pour en découdre. Il n’y aurait pas eu d’attaques contre des gendarmes. En revanche, des propriétés privées auraient été envahies, des biens appartenant à des agriculteurs auraient été détruits ; mais bien entendu, ce n’est pas le sujet des personnes qui m’ont fait cette réflexion. Dès lors que « moi je » ne suis pas d’accord, alors se pose la question suivante : qu’est-ce que le droit ? Est-ce que je ne respecte que ce qui m’arrange ? Est-ce que l’État de droit existe ? Selon moi, la couverture médiatique de certains événements n’est pas toujours marquée par la plus grande neutralité, tant s’en faut. Après Sainte-Soline, j’ai été invité dans quelques émissions de radio et sur quelques plateaux de télévision. Quand il m’a été demandé pourquoi il y avait des gendarmes mobilisés à Sainte-Soline, j’ai répondu que, si un millier de personnes venaient pour mettre le feu au studio, avec des armes, avec des haches, sous prétexte que l’émission ne serait pas à leur goût, le premier réflexe eût été aussitôt d’appeler le commissariat pour que les policiers interviennent en masse. Curieusement, c’est le seul extrait qui n’a pas fait l’objet d’une capsule mise en ligne sur Twitter. Pour autant, cela reste un vrai sujet. On peut me répondre que je ne suis pas objectif, mais le fait est qu’une caméra de télévision peut se focaliser sur deux poubelles qui brûlent, alors même que, tout autour, il n’y a rien, il ne se passe rien. Et cela a un effet ! Je le vois quand je me déplace à l’étranger et que l’on m’explique que « c’est le feu » en France. J’étais à Budapest il y a quelque temps, et le chauffeur de taxi m’a affirmé que Paris était une ville dangereuse, avec de la délinquance partout ! En Moldavie, où je me suis aussi rendu parce que nous travaillons avec la police moldave sur plusieurs sujets d’intérêt commun, la même réflexion m’a été faite, on m’a parlé de l’insécurité et des violences à Paris !
Mon propos doit également s’arrêter sur la criminalité organisée. C’est là un phénomène en pleine expansion, et ce, pour des raisons structurelles. Si, par définition, la criminalité ne connaît pas de frontières (ce n’est pas nouveau), le fait est de plus en plus marqué. Un exemple simple : il y a beaucoup de vols de GPS d’agriculteurs et on les retrouve assez régulièrement dans les pays de l’Est. La réponse a été évoquée, c’est une meilleure collaboration ; nous travaillons beaucoup avec les Allemands, les Tchèques, etc. L’Union européenne finance beaucoup l’agence Europol, ce qui nous aide considérablement pour interpeller les criminels hors de nos frontières. Ce sont des procédures très fréquentes : un vol est commis, et à peine quelques jours après, nous intervenons à la frontière polonaise pour récupérer les appareils volés, très souvent d’une grande valeur. Un autre exemple, ce sont les atteintes à l’environnement. Longtemps, les réseaux criminels ont fait beaucoup d’argent dans ce secteur-là, sans courir le moindre risque. D’autant que les atteintes environnementales relèvent de 17 codes différents, ce qui complique considérablement la tâche des enquêteurs et des magistrats. Pour apporter une réponse puissante et adéquate au développement croissant de cette délinquance et de cette criminalité organisée, la Gendarmerie a donc créé une structure inédite, le Commandement pour l’environnement et la santé (CESAN), qui compte en son sein 4 000 gendarmes et travaille avec l’Office français de la biodiversité (OFB) et avec nos homologues étrangers.
Les trafics de stupéfiants et le cyberespace constituent d’autres sujets majeurs. La production de cocaïne a au moins doublé en très peu de temps. Aujourd’hui, on en retrouve partout, dans tous les milieux, ce qui doit aussi nous interroger sur le dispositif qu’on y oppose. Certes, on a des offices spécialisés, mais aujourd’hui il faut raisonner de manière beaucoup plus transversale. Dans le cyberespace, si l’on veut tracer l’argent, il faut des spécialistes de la cryptomonnaie, de la blockchain, et il faut en former davantage, ce qui demande un effort assez important. Dans nos administrations, tout le monde ne sait pas forcément ce qu’est la blockchain, or il est important que tout le monde sache de quoi il retourne. Avec l’intelligence artificielle (IA) générative, une rançon peut être codée aujourd’hui et, si ChatGPT est d’ores et déjà le quotidien des jeunes générations, c’est aussi celui des truands. Par ailleurs, cela va nous impacter dans les domaines du recrutement et de la formation. Tout le monde va devoir s’y mettre, et vite !
Si le cyberespace s’est complexifié de manière considérable, les risques et atteintes peuvent aussi demeurer très simples. Il ne faut donc jamais baisser la garde mais, au contraire, faire preuve d’une vigilance de chaque instant. Certains d’entre vous ont peut-être reçu un mail en apparence du directeur de la Gendarmerie, vous accusant de pédocriminalité… Aujourd’hui, on en sourit, mais, il y a un an et demi, nombreux sont ceux qui avaient reçu un tel courrier, bien évidemment totalement faux. L’origine de cette tentative d’escroquerie était en Côte d’Ivoire. L’objectif était de faire payer les victimes auprès de complices basés en France et qui envoyaient ensuite l’argent en Afrique. On procède régulièrement à des interpellations, mais d’autres équipes criminelles sont mises en place – c’est tellement simple à faire… Et eux aussi s’améliorent sur le plan technique. De tels phénomènes sont de nature à perturber nos concitoyens, qui tous les jours reçoivent des SMS, échangent des mails, etc. Cela peut être du phishing, et c’est l’une des conséquences de l’insécurité générale. Donc, nous, quand tout est un peu instable, on essaie de se concentrer sur ce qui rassure les gens.
Tout cela emporte la question des cadres juridiques actuels, dans le contexte des révolutions technologiques en cours et à venir. Aujourd’hui, l’un des enjeux majeurs dans une enquête judiciaire, c’est le traitement de toutes les données que l’on saisit dans les smartphones, les wallets numériques, les objets connectés. Il y a peu, on a démantelé un réseau téléphonique chiffré, et on a dû coder un algorithme pour traiter la donnée ; sinon, impossible d’identifier les liens qui existaient entre les individus concernés et, par conséquent, impossible d’aller les interpeller, par exemple quand ils habitent à Dubaï. Le respect des règles RGPD nous impose donc de trouver des solutions complexes, lorsque l’on veut mettre en œuvre des techniques d’IA dans le cadre d’une investigation. Par exemple, on met des balises dans les voitures pour les sonoriser, ce qui nécessite la plus grande discrétion. Or, avec une Tesla, quand on s’en approche, elle prend une photographie et l’envoie au propriétaire sur son smartphone… Comment faire ? Compliqué dans ces conditions de placer une balise ou un micro. C’est pourquoi le modèle est en train de changer et cette logique de contrôle va se transformer. C’est là un vrai sujet et l’Europe y travaille beaucoup. Sans oublier que cela se passe sur fond de défiance et de remise en cause de la légitimité de l’action des forces de sécurité intérieure ; et sans remettre en cause la primauté du droit et des libertés individuelles. Vous le voyez bien, tout cela est complexe, sensible, et nous avons besoin d’un vrai débat public approfondi.
En tout cas, avec le ministère de l’Intérieur, avec l’ensemble des forces de sécurité, nous faisons en sorte de travailler avec nos amis européens et, au-delà, nous travaillons beaucoup avec le FBI, notamment sur les sujets cyber, ou encore avec les Australiens qui sont eux-mêmes en pointe sur ces sujets. Je l’ai dit, Europol nous aide considérablement, on y est très présent ; c’est aussi le cas d’Interpol. Concrètement, plusieurs structures communes existent ou se mettent en place pour que l’on puisse tous mieux travailler ensemble, à la bonne échelle. Il y a un changement de paradigme et nous devons collectivement en prendre conscience et s’y adapter. Ne pas y parvenir serait terrible. Par conséquent, j’insiste, nous avons besoin d’un débat public qui va au fond des choses, avec une vraie connaissance des enjeux. C’est toute la difficulté aujourd’hui.
Bien sûr, je vous rassure, à côté des révolutions numériques et des technologies de pointe, nous sommes aussi amenés à redécouvrir certaines joies du passé, telles que l’aéromobilité ou le parachute, comme dans certaines de nos interventions à l’étranger. Récemment, nous avons, en effet, été engagés en Ukraine, au Burkina Faso, au Mali, en Libye, nous le serons sans doute demain dans d’autres pays proches de l’Ukraine. Je pense également au Soudan : à Khartoum, pour organiser la sécurisation et l’évacuation de l’ambassade de France, nous nous sommes demandé, avec le commandant des opérations spéciales, si nous n’allions pas devoir parachuter le GIGN. Vous le voyez, nous conservons les anciennes valeurs, les bonnes vieilles méthodes qui ont fait leurs preuves, les savoir-faire qu’il est absolument indispensable de préserver. Le monde change très vite, mais il y a des solutions éprouvées, blanchies sous le harnais, qui sont toujours bien utiles et très efficaces.
Bref, le monde est toujours plus compliqué, c’est un fait ; d’où l’intérêt d’avoir des débats comme celui qui nous réunit aux Assises nationales de la recherche stratégique, de bénéficier des analyses produites par des centres de réflexion et de prospective solides et aguerris. Je vous remercie pour tout ce que vous nous apportez et tout ce que vous pourrez nous apporter, afin que nous puissions toujours mieux protéger les Français. ♦
(1) Acemoglu Daron et Robinson James A., The Narrow Corridor: States, Societies, and the Fate of Liberty, Penguin Press, 2019, 576 pages.
(2) L’ONU reconnaît 195 pays indépendants, dont ses 193 membres et deux États observateurs permanents (Vatican et Palestine). Deux autres États (Îles Cook et Niue) sont membres à part entière de plusieurs agences spécialisées de l’ONU en collaboration avec la Nouvelle-Zélande.
(3) NDLR : Sur le sujet des enjeux climatiques sur la sécurité internationale, voir Tasse Julia et Trifunovic Alexandre, « Entretien – L’environnement est un sujet de coopération internationale », RDN, n° 864, novembre 2023, p. 25-33 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23287&cidrevue=864).
(4) NDLR : Pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet, essayiste, sondeur et politologue, directeur du département « Opinion et stratégies d’entreprise » de l’Institut français d’opinion publique (Ifop). Fourquet Jérôme, L’archipel français, Éditions du Seuil, 2019, 384 pages.