Enjeux stratégiques des matières premières
Le sujet de mon propos est, à mon sens, trop souvent oublié alors qu’il est au cœur des équilibres et des déséquilibres du monde : il s’agit des matières premières. Il y a, au fond, une question générale et relativement simple dans le cadre de ces XIIIes Assises nationales de la recherche stratégique : disposons-nous d’une pensée stratégique sur les matières premières ?
Il y a, pour répondre à cette question, deux conditions. Il convient, tout d’abord, de définir les matières premières car, en pratique, la définition n’est pas simple. Les matières premières sont les produits agricoles, les minerais, les métaux ainsi que les produits énergétiques, dont l’énergie (fossile, renouvelable, etc.).
La seconde condition pour répondre à cette question est, évidemment, d’avoir une connaissance approfondie des réflexions en cours au niveau des instances européennes, du gouvernement et des différents ministères entrant dans ce périmètre.
Je vais me contenter d’essayer de vous donner une réponse par rapport à la question autour de l’existence d’une pensée stratégique sur le sujet grâce à des exemples. Avons-nous une pensée stratégique sur les matières premières lorsque l’on sait que la Russie, en 2021, a exporté 167 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Europe, au sens large, pour une consommation totale de 571 milliards de mètres cubes ? Il y a une dépendance extrême à ce gaz russe, qui était perçu, en son temps, comme une réponse à l’insécurité liée au choc pétrolier. Avons-nous envisagé la dimension stratégique lorsque nous avons mis en place les solutions pour faire face à la cessation progressive de ces approvisionnements en gaz russe ?
Nous devions supprimer et remplacer ces 167 milliards m3 et nous n’avions pas d’autres choix que de nous tourner vers la seule source de gaz disponible, à savoir le gaz naturel liquéfié (GNL). Nous avons importé ce dernier en provenance du Qatar et des États-Unis. Certes, les États-Unis sont des partenaires historiques, mais face aux événements récents, il est légitime de s’interroger sur les conséquences géopolitiques de cette nouvelle dépendance. En quoi le GNL est-il, par nature, une solution ? Il me semble important de s’interroger sur le sujet.
Avons-nous une pensée stratégique lorsque nous diminuons – et nous n’avons pas le choix – nos importations de gaz russe par voie terrestre, alors que nous les augmentons sous forme de GNL ? Avons-nous une pensée stratégique lorsque l’on sait que l’Europe a conclu un accord en juillet 2022 avec l’Azerbaïdjan pour augmenter les livraisons de gaz en provenance de ce pays ? Certes, il est question de faibles volumes, mais l’aspect géopolitique est relativement présent.
Avons-nous, de manière plus globale, une pensée stratégique lorsque l’Allemagne s’oppose au nucléaire français dans la taxonomie, alors même que la compétitivité de nos industries en lien avec cette crise énergétique est menacée et que les matières premières, au sens de l’histoire européenne, sont à la base de notre construction par la Communauté européenne du charbon et l’acier (CECA) ? On peut répondre que les énergies fossiles appartiennent au passé et que nous développons maintenant une nouvelle vision de ces matières premières – la transition énergétique et la révolution numérique créent un appel d’air considérable sur les ressources minérales.
Aujourd’hui, un des enjeux est précisément la question de la sécurisation. Évoluons-nous de ce point de vue là ? Existe-t-il une évolution de la pensée stratégique ? La réponse est oui, certainement. Deux exemples peuvent être évoqués. D’abord, au niveau européen, la Commission européenne publie, depuis 2011, une liste des ressources minérales critiques pour les États-membres. La dernière date de 2023 avec 34 ressources critiques. De la même façon, en mars 2023, l’UE a lancé un règlement visant à la protéger contre la coercition économique exercée par des pays tiers, avec une volonté dans son volet interne d’augmenter les sources nationales pour nos industries : 10 % de notre consommation alimentée par le secteur minier et 15 % de notre consommation alimentée par le recyclage.
Au niveau de la France – et le Cnam en fait partie, avec la Chaire dont j’ai la charge, nous disposons de l’Observatoire français pour les ressources minérales. Paris a également développé un fonds d’investissement dédié pour le secteur minier et ainsi investi dans le recyclage. Le 27 septembre 2023, la France a signé un accord stratégique avec l’Australie et le Canada sur les approvisionnements et ces fameuses ressources minérales critiques, ce qui est une avancée. Le contexte reste néanmoins compliqué, sur l’ensemble des chaînes de valeur des ressources minérales, la Chine domine de manière absolue. Elle domine et sait utiliser sa position dominante. En effet, durant l’été 2023, la Chine a revendiqué l’imposition des licences d’exportation sur les germaniums et le gallium. En revanche, sans ces éléments, il n’y a pas d’électronique, de puissance, de photovoltaïque, pas de techniques d’information et de communication.
Alors, comment contrer la domination chinoise sur ces questions ? Pour revenir aux États-Unis, l’effort stratégique que nous avons doit s’appréhender dans une logique différentielle. Est-ce que nos efforts sont plus importants que ceux de nos amis ? Dans son rapport au Canada et l’Australie, la Maison Blanche est dans une évolution forte. Le Canada est considéré comme une source nationale pour les États-Unis, ce qui facilite extraordinairement les investissements et l’Australie est probablement en passe de devenir une source nationale également. Dans cette logique-là, les choses sont un peu plus compliquées. Comprenons ici une chose fondamentale, les matières premières sont à la base de toute puissance industrielle, économique et, donc, politique. Elles déterminent dans le cas de la transition énergétique, le climat social des pays, en disposer est donc déterminant. Dans des régimes classiques, l’accès à ces ressources passe par des accords commerciaux mais que veut dire régime classique au sens de l’histoire ? Là, l’histoire est particulièrement importante au regard des matières premières parce qu’elle regorge d’exemple où l’accès à ces ressources naturelles se fait par la force.
Rappelons que les matières premières sont le reflet des conflits mondiaux. Lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, le prix des métaux a flambé du fait de la place dont dispose Russie dans les exportations de blé mais aussi de quasi tous les métaux, le pétrole et le gaz. La France a, sans surprise, réagi car les matières premières sont les conditions, en tant qu’objet stratégique, des conflits armés internes et externes. Elles sont, dans le même temps, la condition du déroulement de ces conflits, dans une logique directe et indirecte.
Ainsi, une pensée stratégique existe peut-être, mais il convient, au niveau européen, de l’améliorer sensiblement. Les logiques de blocs dont nous entendons parler se fondent sur les matières premières, indifféremment de la ressource. Il convient donc de travailler sur la transversalité de ces matières premières.
Par ailleurs, il est évident que nous comprenons le lien stratégique entre le pétrole, les carburants et la guerre. Sans carburant, il est compliqué de motoriser une armée, mais c’est dans la compréhension des liens indirects entre matières premières et opérations que nous devons progresser. Il faut renforcer les matières premières dans cette science et travailler sur ces aspects directs. Lorsque nous parlons d’aspect indirect, nous ne parlons pas d’avoir en permanence conscience de l’ensemble de la chaîne de valeur sur les matières premières – il n’est pas difficile à comprendre qu’entre un minerai et un dispositif Caesar, il y a une grande distance industrielle, mais il y a quand même du minerai utilisé dans sa construction. Les armements contiennent tous du minerai, ce qui devrait pousser à arrêter de raisonner en pensant sous-traitance. Il est important de voir l’ensemble de ces chaînes de valeur car c’est dans ce processus qu’il existe, à un moment, des blocages.
Sur les liens directs, comprenons que toutes les matières premières sont importantes. Je prends le blé pour exemple : c’est assez loin de notre problématique aujourd’hui dans l’absolu mais, à regarder l’actualité, on constate, avec la guerre en Ukraine, qu’il y a une problématique d’exportation des céréales (notamment du maïs ukrainien) et que, pour contrer cette logique, on cherche à sortir le maïs par voies terrestres par l’Europe. Cela pose évidemment un problème à un certain nombre de pays, eux-mêmes producteurs de maïs. Un embargo a été mis en place pour protéger ces nations, dont la Pologne. Une fois l’embargo levé, la réaction immédiate de la Pologne fut de dire qu’ils allaient cesser les livraisons d’armes à l’Ukraine. Donc même sur une problématique d’agriculture, un lien indirect existe avec le déroulement du conflit en Ukraine.
Il faut, en outre, redéfinir la notion de stratégie car c’est un concept qui est décliné de trop nombreuses manières. En tant qu’économiste, lorsque l’on parle de stratégie, il est question des politiques publiques, il s’agit d’une stratégie au sens économique du terme (et je suis sceptique vis-à-vis de cette vision).
Nous entendons parler d’une guerre qui arriverait mais, dans la vision des matières premières, même si nous disposons de nombreuses ressources, associées à la transition énergétique, environnementale et numérique qui sont liées aux industries de défense, la pondération n’est pas la même et il faut retravailler là-dessus.
Il faut également comprendre la dimension interne des matières premières. Cela est fondamental parce qu’aujourd’hui, les matières premières pour une puissance comme la Russie peuvent être les conditions d’une déstabilisation au niveau national. La Russie détient, en effet, fondamentalement l’équation céréalière via le blé et demeure un grand pays exportateur de blé. Elle traite directement au Nigeria, en Indonésie, en Égypte… et c’est un élément clé des relations diplomatiques.
Enfin, nous ne disposons pas, me semble-t-il, d’une vision stratégique complète des matières premières parce que nous n’en comprenons pas toute la portée diplomatique. Cette question autour de la polémologie me semble importante mais pour chaque article sur les matières premières, il faut se rappeler qu’il y a une guerre liée à ces ressources. Il faut comprendre les liens directs mais également travailler puisque c’est la paix qui nous intéresse dans une logique inverse, et comprendre fondamentalement, puisque l’Europe s’est fondée là-dessus, comment les matières premières peuvent revenir les conditions de la concorde mondiale. ♦