Vers une criminologie utile aux parcours SDR
Alain Bauer
Il est temps de faire un point d’explication sur la nature du processus et de savoir à quoi sert, dans nos différents domaines, l’outil criminologique quand il ne s’occupe pas d’assassinats, d’homicides ou de trafic de stupéfiants. Dans la réalité de nos activités, le pôle et l’équipe de recherche s’occupent de sécurité, de défense, de renseignement, de criminologie, de cybermenaces ainsi que de crises, et ont eu l’occasion de traiter autant des questions sanitaires que sécuritaires, militaires, cyber, etc.
Notre équipe est composée de Rémy Février pour le renseignement économique, de Clotilde Champeyrache pour la criminologie et l’économie criminelle, de Philippe Baumard qui est le superviseur général de la méthodologie et de la recherche ainsi que de la qualité du processus de notre formation ; de Julia Pieltant pour le cyber, ainsi que d’Elyamine Settoul qui travaille sur les phénomènes de radicalisation. Ils agissent tous avec des approches différentes et une méthodologie commune, mais pas unique.
La criminologie est une science clinique qui fonctionne avec un outil de diagnostic qui doit être partagé. Un outil de pronostic qui peut être discuté et un processus thérapeutique souvent disputé. Dans un pays qui préfère souvent la confrontation thérapeutique sans diagnostic, il n’était pas aisé d’affirmer une méthode qui place la qualité de la recherche au premier plan. En imposant d’abord une méthodologie de la recherche, une obligation de comprendre pourquoi il faut établir une démonstration, nous voulons offrir une capacité pour les étudiants de maîtriser, de comprendre et de se faire leur propre opinion avec des outils et des méthodes pour pouvoir sortir de la désinformation, de la mal-information, de la posture préjugée ou de la réaction pour entrer dans un processus bénéfique pour les personnes et les institutions.
Philippe Baumard
Je souhaite présenter ici la formation par la recherche et la démarche de recherche. En criminologie, nous avons démarré il y a une dizaine d’années. Sur une initiative d’Alain Bauer, nous avons commencé à créer un corpus théorique et, encore plus, scientifique : les savoirs criminologiques. Le savoir criminologique a une histoire scientifique longue de trois siècles dans le cadre universitaire. Il est ancré dans le droit pénal, dans l’histoire du droit, dans la criminalistique, c’est-à-dire l’étude médicale des études scientifiques des phénomènes criminels. Le monde est allé beaucoup plus vite que cette discipline, qui a mis tant de temps avant d’être connue en France et qui l’est grâce à la création de la Chaire au Conservatoire national des arts et métiers. La criminologie est un objet qui demeure en création et on essaie de lutter contre les silos disciplinaires. On observe que l’on peut aborder l’objet criminel, ou l’étude des phénomènes criminels, à partir de différents angles comme celui du droit, des mathématiques, des sciences économiques, des sciences de gestion, ainsi que des sciences de l’ingénieur ou des sciences politiques.
Clotilde Champeyrache
Je suis économiste de formation et je me suis intéressée à l’économie du crime, d’abord par un constat, qui est que les économistes passent, globalement, à côté du sujet. C’est quelque chose de minoritaire pour eux que de traiter de l’économie du crime, c’est une problématique à la marge, quelque chose, finalement, d’extérieur à nos sociétés. On part de l’idée que l’économie de marché est forcément une économie pacifique qui exclut l’illégalité. Il y a, ainsi, des idées reçues qui se sont accumulées en économie et qui sont contredites au quotidien par la réalité des enquêtes de terrain et des forces de l’ordre sur ce qui se passe dans l’économie criminelle. En particulier, il y a deux termes qui reviennent souvent en économie du crime et qu’il faut combattre :
• L’idée de monopole dans les activités illégales. Si l’on raisonne encore en termes de monopole dans le trafic de stupéfiants, on passe à côté des enjeux liés à ce trafic et on ne comprend pas la structuration des organisations criminelles. À l’heure actuelle, aucune organisation criminelle ne contrôle de A à Z la filière d’approvisionnement en quelque drogue que ce soit. En réalité, des organisations criminelles cogèrent des parties de ce trafic, qui s’entendent entre elles de façon relativement pacifique.
• La question de la violence ainsi que celle du traitement médiatique du crime. En France, on parle actuellement beaucoup des règlements de comptes qui ont lieu dans le Sud en lien avec ce trafic. Tout un discours se développe sur les organisations criminelles qui pratiquent une grande violence. Toutefois, en analysant la question qu’à travers le prisme de la violence, on passe à côté d’une partie de la structuration de ce trafic. Il existe, bien sûr, des organisations criminelles violentes mais, souvent, les plus violentes sont les moins puissantes. Ce sont celles qui émergent, qui essaient de se tailler un marché et de grandir, qui veulent se faire remarquer. À l’inverse, on vient d’enterrer Matteo Messina Denaro en Sicile et cela n’a fait l’objet de presque aucun titre dans la presse française. Ce patron mafieux était en cavale depuis trente ans, il a été arrêté en janvier 2023 et n’a pas parlé ; aucune collaboration avec la justice. Il emporte avec lui le secret de la violence anormale de Cosa Nostra pendant les années 1980-1990 avec les assassinats des juges Falcone et Borsellino, puis les attentats à Rome, Florence et Milan. Il se tait sur ces épisodes de violence, mais aussi et, surtout, sur les affaires de Cosa Nostra qui sont des affaires légales, sur l’argent de ces affaires et sur les complicités établies au plus haut niveau. Trente ans de cavale, mais une « cavale immobile » : il vivait dans un village de 10 000 habitants, donc beaucoup de gens savaient qu’il était là.
Pourtant, l’importation de drogues en gros, ce sont largement les mafias italiennes qui les gèrent, notamment la Calabraise et on en parle peu. On a tendance à voir seulement le petit événement qui mobilise les foules, encore plus quand c’est une victime collatérale qui tombe sous les balles des tueurs.
Il faut regarder plus loin ce qui se passe, parfois dans les ports, parfois sans violence. La corruption avec violence, la corruption sans violence, il y a tous ces regards qu’il faut porter en partant, non de préconceptions théoriques, mais de l’observation empirique. Or, la criminologie est en mesure d’apporter un regard plus distancié qui ne cherche pas à instrumentaliser les discours sur le crime, avec une vision plus objective et pour une réelle compréhension des choses. La criminologie est une discipline utile à portée opérationnelle et qui est nécessaire à l’organisation et à la cohésion sociales.
Remy Février
Je suis maître de conférences, habilité à diriger des recherches (HDR) en sciences de gestion et j’étais, avant cela, officier supérieur de la gendarmerie nationale. J’avais deux domaines d’expertise : la sécurité des systèmes d’information et l’intelligence économique, vocable bien mal adapté à la réalité du concept. Lors des centaines de conférences que j’ai pu donner en tant qu’officier, je devais passer le premier quart d’heure d’intervention à expliciter la réalité de ce qui se cachait derrière ce concept flou. En effet, « intelligence économique » est une traduction trop littérale de la notion anglo-saxonne de « Business ou Competitive Intelligence », or, en anglais « Intelligence » signifie renseignement. Fort de ce constat et avec l’accord du Professeur Bauer, j’ai proposé la création, au conseil des formations du Cnam, du premier diplôme intitulé « Renseignement économique » délivré par un établissement d’enseignement supérieur français. Ayant reçu l’accord du conseil, nous délivrons ainsi, depuis plus de quatre ans, un Certificat de spécialisation « Renseignement économique ».
Pour notre administratrice générale, Bénédicte Fauvarque-Cosson, les concepts de transversalité et de latéralité étaient dans l’ADN du Cnam ; cela s’applique parfaitement à l’Équipe Sécurité Défense. Nous sommes, en effet, attachés à cela et, même si nous sommes issus de spécialités différentes, nous avons en commun la volonté de travailler ensemble dans un cadre de recherche qui est la criminologie. Aucun d’entre nous ne peut embrasser un phénomène aussi transverse au sein d’un unique domaine académique. En revanche, il peut apporter sa pierre à l’édifice en utilisant les outils et concepts de sa propre discipline.
J’ai, par exemple, écrit les trois premiers articles sur le décryptage d’une organisation terroriste, Daech, avec les outils et concepts issus des sciences de gestion. Cela n’avait jamais été fait auparavant – ou uniquement dans une vision limitée à celle d’organisation criminelle pure. J’ai donc essayé de démontrer que l’étude de cette organisation terroriste était loin d’être aussi dichotomique. Si vous nous rejoignez comme étudiant, vous aurez accès à des professionnels, des chercheurs issus de branches différentes, mais qui se complètent étroitement. J’ajouterai, enfin, que depuis la création de la Chaire Criminologie, il y a une volonté d’ancrage, ce qui fait aussi la force de l’équipe. Nous savons chercher et réfléchir, mais nous sommes profondément ancrés dans le quotidien et dans le fait d’essayer et d’aider au fait de relever les défis.
Elyamine Settoul
Je suis sociologue et politiste en charge du certificat prévention des radicalisations. J’ai été recruté après la vague d’attentats de 2015 dans un contexte de fortes demandes de professionnels sur cette thématique de la radicalisation qui était, tout de même, assez sidérante. L’objectif de mon certificat est de former les acteurs professionnels et étudiants sur ces enjeux de radicalisation, donner aux professionnels des outils pour décrypter ce phénomène qui présente, parmi d’autres, la double particularité d’être très anxiogène et hyper médiatique. In fine, objectiver les connaissances à partir d’enquêtes de terrain. J’interviens régulièrement en prison pour m’entretenir avec des acteurs condamnés pour des faits de terrorisme en lien avec le djihadisme et de plus en plus aussi avec l’ultra-droite.
Au départ, le certificat s’appelait prévention de la radicalisation parce qu’il était focalisé sur le djihadisme. Aujourd’hui, il s’appelle prévention des radicalisations parce que l’on essaie de coller aussi à l’actualité. On voit de nouvelles formes de polarisation : sociales, idéologiques… Pour compléter cette formation, on gère plusieurs projets européens qui nous permettent d’alimenter notre connaissance de ces sujets et d’avoir un regard international. Cela nous permet d’exporter notre modèle puisqu’il faut savoir qu’il y a très peu de diplômes en Europe sur la radicalisation et le Cnam est plutôt en pointe sur ces questions.
Julia Pieltant
Pour ma part, mon domaine concerne les mathématiques pour la cryptologie, science du secret, et qui permet, entre autres, de garantir la confidentialité des communications. Au sein du pôle et de l’équipe Sécurité Défense, je m'occupe de l’aspect cybersécurité et cybermenaces. On a parlé de transversalité des domaines et, en effet, le cyberespace offre un nouveau territoire où l’on voit non seulement, s’étendre la criminalité du monde physique, mais où l’on voit également émerger de nouvelles formes spécifiques de criminalité. Pour ne citer que quelques exemples, les mafias et autres organisations criminelles utilisent les cryptomonnaies pour les échanges financiers ou le blanchiment d’argent, la lutte contre le terrorisme nécessite d’intercepter et de pouvoir décrypter des communications, de même que la lutte contre le crime organisé comme on a pu le voir avec les succès des démantèlements des messageries chiffrées EncroChat et Sky ECC, alors massivement utilisées par les organisations criminelles. Dans un monde largement dépendant aux technologies numériques, les nouvelles menaces concernent donc les systèmes d’information, les cyberattaques de tous ordres pouvant massivement perturber le fonctionnement d’organisations publiques ou privées. Pour finir sur une note positive, le cyberespace est donc désormais un nouvel eldorado où le pire est probablement à venir ! ♦