Conclusion et clôture
Ces XIIIes Assises de la recherche stratégique ont permis de constater la diversité et la complexité des problématiques qui se posent. Il y a peut-être un côté démoralisant, mais la lucidité est le début de la résistance. C’est un élément essentiel, comme l’a rappelé Jean François Gayraud en citant le Fil de l’Épée, ouvrage majeur du Général de Gaulle, dont je recommande la relecture complète car on y trouve à la fois la lucidité, la compréhension, le sursaut, la résistance. La volonté fondatrice des Assises nationales de la recherche stratégique est d’aborder, souvent un peu avant qu’ils ne surviennent, des sujets dont nous imaginons qu’ils vont se produire et qui, en général ont malheureusement lieu. Dans le débat : « ce n’est pas si, mais quand », la question n’est même plus « quand », inutile de se poser la question de la temporalité.
Dans l’analyse des phénomènes qui ont déjà débuté, nous feignons la surprise. Lors de mon tout premier cours à l’École militaire, le général Georgelin, – pour qui j’ai une pensée émue, un homme charmant, de dialogue, de courtoisie, de culture, d’intelligence mais qui savait être un peu sec quand il en avait envie – avait fait avant moi une longue intervention sur la surprise stratégique qui nous a inspirés, avec Philippe Baumard, pour l’écriture d’un petit livre : Le vide stratégique. À l’issue de l’intervention liminaire du général Georgelin, qui expliquait que les échecs militaires étaient dus à la surprise créée par un ennemi supérieurement intelligent qui nous avait pris par défaut, je répliquai, assez peu diplomatiquement avec un concept contradictoire, que j’appelais l’aveuglement stratégique, c’est-à-dire l’art et la manière de tout savoir sans rien comprendre. En faisant une rétrospective historique du monde, on constate que les quelques vraies surprises stratégiques sont essentiellement liées à des évolutions technologiques : l’arc et les flèches, la baliste donc la distance et la puissance, la poudre, le feu grégeois… Également l’arme nucléaire surtout quand elle est utilisée, en réussissant par son propre usage initial à imposer l’idée qu’elle ne le serait plus jamais. Je précise que la dissuasion a commencé par l’usage et non par le non-usage, pas par la menace mais par l’effectivité d’une double attaque. Et puis par l’ouverture récente d’un nouveau front dans le monde du cyber. Tout le reste relève de surprises tactiques imaginées par un adversaire qui ne réagit pas comme on voudrait.
En faisant une déchronologie de notre histoire militaire et en particulier sur nos défaites : Azincourt, Waterloo, Dîen Bîen Phu, on constate que la défaite n’est pas, en général, due à un problème de compétence ou de puissance, mais d’organisation, de doctrine, d’ouverture d’esprit. Face, non pas un adversaire supérieur en nombre utilisant des armes nouvelles mais utilisant la pluie et la boue, la technique de l’insurrection par des groupes extrêmement mobiles, en utilisant le temps et la masse comme plus importante que la technologie. En fait, il n’y a rien de nouveau et, dans l’histoire des doctrines militaires, des stratégies militaires, on découvre que les éléments dont nous disposions pouvaient nous permettre d’anticiper, de maîtriser et de répondre à une problématique particulière.
Alors, n’est pas devin qui veut, même s’il fut un temps ou un groupe semi-clandestin existait pour anticiper les menaces que nous appelions affectueusement Irma. La question, aujourd’hui, n’est plus celle-là, mais celle de donner les moyens de comprendre ce qui existe déjà puisque, comme je l’ai écrit avec François Bernard Huygue, à qui je rends également hommage, les terroristes disent toujours ce qu’ils vont faire, les dictateurs font souvent ce qu’ils disent, ils le chantent parfois, le diffusent même sur les réseaux sociaux. Vladimir Poutine, six mois avant son attaque contre l’Ukraine, publiait un long document expliquant pourquoi l’Ukraine n’existait pas et devait fusionner avec la Russie. Personne ne l’a lu ni traduit, sauf les Russes qui l’ont publié en anglais, au cas où notre maîtrise du russe soit imparfaite… Nous n’avons pas lu, ni cru.
Dans le renseignement, trois métiers et trois cultures coexistent. La collecte, l’analyse et l’action, d’une part, et l’espionnage, le contre-espionnage et l’antiterrorisme, d’autre part. Il se trouve que pour des raisons étranges, l’analyse était le parent pauvre de l’ensemble. Cela évolue depuis 2016, et nous y prenons toute notre part. Cependant, l’analyse demande une formation initiale, continue et parfois une formation de sortie des cadres quand, après 20 ou 25 années de travail, de vaillants soldats du renseignement, rejoignent le secteur privé qui est aussi stratégique, phénomène rappelé précédemment par Yves Jégourel dans son propos sur les matières premières. Notre objectif est de transmettre ces informations, de les faire comprendre et de donner les moyens de les utiliser pour ne pas perdre et pour devenir proactif plutôt que seulement réactifs, en tenant compte que l’ennemi puisse évoluer.
Ce qui se passe aujourd’hui s’est écrit hier et ce qui se passera demain est déjà en train de s’écrire. Nous sommes déjà en retard sur les événements à venir, ils sont devant nous et il ne faut pas grand-chose pour les voir et les comprendre.
Dans mon interprétation de la fin de la dissuasion telle qu’on l’imaginait le 11-Septembre puis sur l’affaire ukrainienne, ce qui est important est de savoir que nous sommes toujours en retard sur un événement qui est déjà écrit, qui est déjà inscrit et sur lequel pourtant nous pourrions avoir une influence importante. À deux reprises le renseignement américain est intervenu pour empêcher une guerre en la rendant publique avant qu’elle ne se déclare. La première fois c’est Zbigniew Brzezinski, conseiller du président des États-Unis, qui a fait fuiter l’annonce de l’entrée de l’armée rouge en Afghanistan pensant qu’elle n’y rentrerait pas. La deuxième fois c’est William Burns, patron de la CIA, qui a fait, non pas fuiter, mais organiser une conférence de presse pour annoncer que l’armée russe interviendrait en Ukraine ce qui ne l’en a pas dissuadé. Le renseignement n’empêche pas toujours l’effet de se produire mais, à la différence de ce qui se passe en France quand on annonce une mauvaise nouvelle qui pourrait se produire, les Américains ont une réaction plus rationnelle. Quand vous parlez à un responsable public ou privé en France pour lui annoncer que quelque chose de grave pourrait se produire, en général il vous explique que cela ne va pas arriver ou plutôt que cela ne va pas lui arriver. Il ne faudrait pas non plus se préparer car, pour des raisons qui relèvent plus de la pensée magique que de l’organisation du management, si on se prépare alors cela va nous arriver. Il s’agit d’une sorte de mysticisme local, l’absence de préparation vaudrait garantie de la non-survenance.
Les Américains ont une logique davantage de « Bean Counting », « comptage de petits pois ». Ils se disent que cela va peut-être arriver, que c’est possible et vont donc calculer combien coute la préparation, d’une part, et la réparation d’autre part. Ce problème français montre à quel point le déni est un élément structurel du refus de réalité lorsqu’elle est trop douloureuse. Il n’y a pas qu’à nous que cela arrive, la Commission du 11-Septembre a montré à quel point les services savaient à peu près tout mais n’ont pas cru ce qu’ils savaient. Il en va de même pour l’invasion de l’Ukraine : la plupart des services occidentaux ont vu toutes les mêmes photos avant l’attaque russe que les Américains et n’y ont pas cru non plus. Cependant, nos alliés américains avaient un élément puissant, un facteur humain, qui donne plus de contenu de qualité, de gravité à l’information du satellite. Le fétichisme technologique qui fait croire qu’en surinvestissant sur les matériaux, on peut se passer de l’expérience, de l’intelligence et de la compétence humaines, doit toujours être remis en question.
Ici, nous investissons beaucoup sur l’humain en espérant que le matériel puisse accélérer, valider ou invalider des hypothèses qui ne peuvent être produites que par le cerveau humain et comme on le disait en préparant une conférence sur l’intelligence artificielle c’est : « intelligence ? artificielle ! ».
Pour les prochaines Assises nationales de la recherche stratégique, nous allons travailler avec le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) comme tous les ans, pour nous projeter. J’ai toutefois déjà noté un élément un peu rémanent des interventions, la question des matières premières, de la logistique militaire. Il n’est pas impossible que le titre des XIVe Assises nationales de la recherche stratégique ne soit pas très loin de : « Et si l’intendance ne suivait pas ? ».