Éditorial
Depuis 2013, les Cahiers Sigem offrent l’opportunité, pour vous, jeunes officiers amenés à servir la Nation, de réfléchir, individuellement et collectivement, à la fois sur votre engagement en tant que futur chef, et sur l’état du monde dans lequel vous allez être amenés à exercer votre vocation militaire. Une sélection d’articles vous propose de vous aider à mieux vous connaître et à mieux connaître votre environnement, afin de pouvoir être prêts à accomplir les missions exigeantes qui vous seront confiées.
L’officier au service de la Nation : s’engager et être un chef au XXIe siècle
La guerre est aussi vieille que le monde, même si elle prend des aspects différents selon les époques et les lieux. Elle a forgé à travers les âges ce que sont le militaire mais également l’officier d’aujourd’hui. L’histoire a formé les valeurs des soldats, quel que soit le milieu, le champ ou le service dans lequel il évolue, valeurs qui sont transmises de génération en génération par la formation militaire et l’engagement opérationnel. Tout militaire doit méditer et transmettre le sens du devoir et les valeurs qui accompagnent son engagement.
L’engagement à servir en tant que militaire sous-tend des valeurs qui naissent d’un creuset national ; ces valeurs nourrissent et entretiennent le lien entre les armées et la Nation qu’elles servent et dont elles sont l’émanation. Cependant, il est nécessaire de souligner la spécificité de l’engagement militaire et du statut militaire. Si ce dernier a évolué dans l’histoire française, l’essence de cet engagement reste fondamentalement différente de celles d’autres engagements civils. Honneur et valeurs militaires portent un engagement fort de cette spécificité, un dévouement au service de la Nation, donc de tous.
Le sens du devoir, pour un militaire, prend racine dans des valeurs spécifiques et ancestrales, au premier rang desquelles se trouve l’honneur. L’honneur est un idéal qui donne à l’action réalisée en son nom la beauté d’un acte moral ; il commande des valeurs comme celle du courage, cette passion ancrée dans l’imaginaire collectif, et instaure un système de règles sociales dans lesquelles l’opinion et le jugement moral des autres sont essentiels. C’est ce que le théoricien prussien Carl von Clausewitz appelait les « forces morales » : il en faisait la première des particularités inhérentes à la nature de l’activité guerrière et regrettait que ceux qui pensent la guerre, généralement, l’oublient. Ces forces morales permettent au militaire d’accepter la mort et d’être résilient face à ce que la guerre fait aux combattants.
Toutefois, l’officier est aussi un chef, qui évolue dans ce XXIe siècle complexe, marqué par l’accélération du tempo, que ce soit celui des échanges entre les hommes ou celui des évolutions technologiques, mais aussi marqué par une montée aux extrêmes de la violence. L’officier doit savoir donner du sens à l’action qu’il ordonne, tout particulièrement lorsque celle-ci suppose l’emploi de la force, et cela même s’il s’agit de l’exercice d’une violence légitime. Il lui faut prendre le recul nécessaire à la réflexion et à l’appréhension de ce monde chaotique qui pousse aux réactions immédiates, sources de l’emballement de la violence. L’officier d’aujourd’hui doit faire preuve de lucidité et de courage, se mouvoir entre tradition et modernité, entre permanence et évolution, être un « socle » sûr et solide, un rappel de la permanence des grands principes qui font tourner le monde.
Le monde du XXIe siècle : montée aux extrêmes et dissuasion nucléaire
Ce monde du XXIe siècle nous met face à une « contagion des chaos » véritablement inquiétante et fait resurgir une menace nucléaire tangible. Nous savons que la guerre est un « fait social total » au sens du sociologue et anthropologue Marcel Mauss, c’est-à-dire un fait social qui peut être étendu à tous les domaines sociaux (juridique, politique, économique, etc.). Ces dernières années, des formes nouvelles de guerre (sans États, sans frontières, impliquant de nouveaux acteurs, etc.) ont donné lieu à un foisonnement de concepts nouveaux, tels que ceux de l’hybridité, de la surprise stratégique ou encore de la résilience. La guerre en Ukraine est venue, pour autant, nous rappeler que la guerre interétatique au sens classique n’avait pas disparu.
Le monde continue néanmoins à s’emballer : le Moyen-Orient s’est de nouveau embrasé. La logique mécanique de la montée aux extrêmes conceptualisée par Clausewitz semble parfaitement s’y illustrer. Pourtant, si pour ce stratégiste, la guerre pouvait s’approcher, dans sa forme, de ce concept (notamment comme il a pu l’observer avec les guerres napoléoniennes), elle prenait la plupart du temps une forme dans laquelle la violence pouvait être maîtrisée. Clausewitz introduisait par-là l’importance de la politique dans la conduite de la guerre, ainsi que de ce qu’on appelle aujourd’hui le droit de la guerre.
L’ordre mondial, qui s’est construit au fur et à mesure de la sortie des différents grands conflits de l’histoire, est de nouveau entré dans une période de grande instabilité. Certes, la région du Moyen-Orient concentre des antagonismes propices à l’enclenchement de cette « spirale infernale » de la montée aux extrêmes : le conflit israélo-palestinien qui perdure depuis les débuts de l’État d’Israël attise les tensions dans la région, notamment entre l’Iran et les États du Golfe. Là encore, la logique de la guerre comme duel à grande échelle montant mécaniquement aux extrêmes s’illustre dans cet affrontement de puissances régionales.
Ce contexte est d’autant plus inquiétant que l’arme nucléaire est présente dans cette région. Nous avons, en France, appris à concevoir l’arme atomique, grâce à notre doctrine de dissuasion, comme un « facteur de paix » : son potentiel de destruction est tel qu’il dissuade tout agresseur de s’en prendre aux intérêts vitaux de la Nation. La crédibilité de la dissuasion repose sur des principes doctrinaux solides et sur un savoir-faire technologique de pointe. Toutefois, certains acteurs de la scène internationale n’ont pas la même approche doctrinale de l’emploi de cette arme aux conséquences pourtant si terrifiantes. Il n’est pas sûr que le concept clausewitzien de montée aux extrêmes puisse suffire à penser un affrontement par armes nucléaires : l’anéantissement des parties en guerre, sans oublier les dommages collatéraux occasionnés, y sont garanti. Faire face à ce monde terrifiant et y exercer les responsabilités d’officier demande un véritable courage, un courage aussi physique que moral et intellectuel.
Le courage de penser
Vous allez, lors de cette semaine, être amenés à réfléchir à ce qu’est un officier au service de la Nation dans notre monde d’aujourd’hui, finalement, à faire un exercice d’introspection. Votre engagement au service de la Nation est sous-tendu par des valeurs qui vous attachent à la fois au statut militaire et à vos concitoyens. Il suppose un sens du devoir et une valeur essentielle qui est le courage.
Les forces morales, dont nous parlions plus avant, permettent de « désapprendre la peur » (1) et de développer cette valeur du courage. Combattre la peur n’est pas une chose naturelle ; les hommes ont toujours tenté de s’en détourner, de la contourner. En évoluant, nos sociétés ont élaboré des stratégies complexes d’évitement, comme la démystification et la dévalorisation de la sphère imaginaire, remplie d’histoires effrayantes, et comme l’abandon de toute prise de risque face à l’incertitude, devenue insupportable. Le courage doit pouvoir à nouveau se révéler dans l’action et la parole, dans l’engagement à combattre les forces chaotiques qui se déchaînent.
Le sacrifice suprême de nos guerriers modernes témoigne d’une foi en l’être humain qu’il ne faut pas abandonner en ces temps difficiles. L’espoir est présent dans chaque homme qui, un jour, a eu le courage, sans en prendre forcément conscience, d’agir, de parler, de « penser ». Néanmoins attention ! Si l’intelligence doit permettre d’appréhender la complexité des situations, elle ne peut s’exercer convenablement qu’avec le discernement, conjonction de l’intelligence et de l’expérience. L’engagement dans l’action est intrinsèquement fort de sens. Il est le fruit d’une volonté, d’une éducation et de valeurs profondément ancrées, mais il demande à se nourrir constamment d’une réflexion toujours vive, perspicace et essentielle. ♦
(1) Bachelard Gaston, La Terre et les rêveries de la volonté, José Corti, 1945, p. 398.