Propos introductifs
La numérisation du champ de bataille apporte une indéniable contribution à la supériorité opérationnelle. Elle va cependant de pair avec une augmentation significative des données échangées sur le champ de bataille. Cette multiplication des données implique une augmentation du nombre d’interfaces entre l’Homme et la Machine, dédiées à la présentation de ces données, qui peuvent être brutes ou prétraitées, avec cette justification souvent entendue : « Plus j’ai d’informations, plus je serai apte à prendre la bonne décision ». Se pose alors la question de la capacité de l’être humain, et notamment du chef militaire, à pouvoir traiter toutes ces informations en un temps court voire très court, ce qui va dès lors augmenter sa charge cognitive, donc sa charge mentale, car plus d’informations à traiter signifie logiquement un ralentissement du processus de décision cognitive.
Ainsi, dans cette préface, je tiens à mentionner plusieurs facteurs qui contribuent à amplifier la charge mentale (1) d’un individu :
• Premier facteur : les contraintes physiologiques tout d’abord qui sont le propre de tout soldat soumis à l’environnement exigeant du champ de bataille : en situation de privation de sommeil ou en état de stress, nous le savons, nos capacités cognitives sont dégradées.
• Deuxième facteur : l’augmentation des moyens technologiques mis à disposition du chef sur le champ de bataille. Tout le monde a ainsi à l’esprit le drone, cette nouvelle composante aujourd’hui indispensable du militaire en opération, mais d’une façon plus générale, tout capteur déporté qui donne une information à traiter ainsi que toute plateforme robotique. Si elles décuplent les capacités opérationnelles d’une unité, ces nouvelles capacités doivent être intégrées à la manœuvre. Le chef de demain commandera ainsi à ses hommes, mais aussi à tous les nouveaux équipements mis à sa disposition via de nouvelles interfaces directes ou organiques, ce qui augmentera sa charge mentale.
• Troisième facteur : l’accroissement du rythme de la manœuvre grâce à l’interconnexion des systèmes d’armes. En ayant de l’information plus promptement, je dois donc pouvoir réagir et agir plus rapidement que mon adversaire, ce qui, là encore, amplifie ma charge mentale.
• Enfin, quatrième facteur : la charge mentale rajoute à la charge cognitive les émotions qui sont des facteurs paralysant de l’action.
La charge cognitive que j’ai citée précédemment n’est en elle-même pas un problème. Elle est un état mental nominal où l’individu est engagé dans la réalisation d’une tâche à son profit. C’est la surcharge cognitive qui est un problème. Elle survient lorsqu’un individu ne dispose pas des ressources cognitives suffisantes à la mise en œuvre d’une tâche, ou lorsque le nombre de tâches à effectuer s’affirme trop élevé. Sa caractérisation est multidimensionnelle car les processus cognitifs mis en œuvre sont nombreux : la mémorisation des consignes, l’attention de l’individu, la concentration, la compréhension visuelle et auditive de l’environnement extérieur, son adaptation comportementale, et bien avant cela même l’apprentissage des procédures, etc. De plus, si ces processus sont communs à tous les individus, ils sont néanmoins soumis à une très grande variabilité interindividuelle ce qui rend difficile une caractérisation des méthodes à appliquer. Ainsi, un jeune inexpérimenté ne dispose pas des mêmes capacités de raisonnement qu’un cadre plus expérimenté.
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L’objectif de ce Cahier de la RDN est donc de mieux comprendre les mécanismes de la charge cognitive et de savoir comment la gérer pour éviter la surcharge. Ce qui pose la question de la caractérisation et de la mesure de la charge et de la surcharge, ainsi que la question des actions à mettre en place pour réduire les risques de surcharge. Pour répondre à ces attentes, et à titre d’exemples, nous pouvons citer :
1. La formation à la gestion de la charge cognitive.
2. Le filtrage en amont des informations pour réduire le volume de données à traiter. Ce filtrage pourrait être fait en fonction du niveau hiérarchique (chef de groupe, chef de section, commandant d’unité, chef de corps et officier général).
3. Des interfaces adaptées en fonction du contexte (phase de planification, en conduite, au contact avec l’ennemi), des interfaces personnalisées…
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Après deux Cahiers portant sur le sommeil en 2021, puis sur le stress en 2022, cet ouvrage est le recueil enrichi des interventions effectuées de la journée d’études organisée le 20 mars 2024 par l’IRBA et le CReC Saint-Cyr qui portait sur « la surcharge cognitive : la comprendre et la gérer ». Il constitue le troisième volet d’une réflexion globale sur les principales contraintes physiologiques auxquelles sont confrontés les militaires engagés en opérations, ainsi que le personnel des forces de sécurité intérieure. Ils forment à eux trois un triptyque consacré à ces trois contraintes que nous avons identifiées avec l’IRBA comme majeures pour le combattant en opération.
Je remercie vivement les intervenants experts qui ont contribué à ce Cahier et qui vont nous permettre de mieux former le personnel à davantage connaître ce phénomène de saturation des capacités cognitives. Tout d’abord par des témoignages de vécu opérationnel, puis par une meilleure connaissance des mécanismes de la surcharge cognitive, enfin par les moyens technologiques ou organisationnels qui peuvent être mis en œuvre pour réduire ce phénomène.
Pour conclure, je tiens à remercier :
– en premier lieu, le médecin général inspecteur Éric Valade, directeur de l’IRBA, pour la confiance que son institut accorde à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, depuis maintenant plusieurs années ;
– la médecin en chef de classe normale Marion Trousselard, organisatrice clé du programme scientifique de cette journée avec la docteur Louise Giaume et M. Gérard de Boisboissel qui dirige l’observatoire du CReC Saint-Cyr sur les enjeux des nouvelles technologies pour les Forces ;
– et tous les contributeurs de ce Cahier, chercheurs de l’IRBA, universitaires, ou militaires opérationnels qui, par leur expertise, nous éclairent sur ce sujet au cœur de nos préoccupations. ♦
(1) Qui comprend la charge cognitive et la charge psychique.