Surcharge cognitive et accidentologie : retour d’expérience des enquêtes de sécurité aérienne
Note préliminaire : Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteurs et ne sont pas nécessairement représentatives de celles du Service de santé des armées (SSA) et du Bureau Enquêtes Accidents pour la sécurité de l’aéronautique d’État (BEA-É).
La gestion de la charge cognitive des équipages d’aéronefs est un enjeu majeur pour la sécurité et la performance des missions aériennes des forces armées et de sécurité intérieure. Le pilotage est une activité à risque dont les caractéristiques entraînent une forte sollicitation des ressources cognitives des membres d’équipage (Martin et al., 2013). Cette activité impose la réalisation de tâches multiples et complémentaires, possiblement concurrentielles mais toutes indispensables pour atteindre le haut niveau de performance et de sécurité attendu (e.g. gestion de la trajectoire immédiate, de la navigation, des systèmes de bord et des radiocommunications). Les équipages doivent gérer, en permanence la priorisation de ces multiples tâches dans un environnement dynamique qui ne cesse d’évoluer et avec une pression temporelle qui impose un temps contraint pour traiter les informations et prendre des décisions, en particulier dans les phases de vol critiques ou les situations d’urgence. Cette forte sollicitation des ressources cognitives des membres d’équipage est renforcée dans l’aviation moderne par la complexité des systèmes technologiques avec lesquels ils ont à interagir et coopérer, voire qu’ils doivent suppléer en cas de défaillance.
À ces contraintes liées à l’activité de pilotage proprement dite, s’ajoutent celles spécifiques au contexte des missions opérationnelles. Ces missions sont associées à de forts enjeux et à une exposition accrue aux risques (Pamplona et Alves, 2020). L’environnement est hostile avec des vols réalisés sous la menace immédiate de l’ennemi dans un contexte parfois imprévisible. Les équipages doivent traiter les informations des systèmes embarqués nécessaires à la mission opérationnelle et se coordonner de façon constante avec d’autres unités et opérateurs en vol ou au sol qui participent à la mission. Enfin, l’environnement opérationnel est souvent marqué par des conditions de vol et de vie dégradées ou extrêmes et un rythme d’activité soutenu pouvant impacter l’état physique et mental de l’équipage (e.g. fatigue, stress intense, exposition à des situations exigeantes sur le plan émotionnel).
La surcharge cognitive est régulièrement citée parmi les causes des accidents aériens, aussi bien dans l’aéronautique civile que militaire. Cependant, les études quantitatives investiguant les liens entre la surcharge cognitive et les accidents aériens sont relativement peu nombreuses, en particulier dans l’aviation militaire. La surcharge cognitive est rapportée dans 16 à 23 % des cinq principaux types d’accidents aériens survenus au sein de l’US Air Force entre 1995 et 2002 (Gibb et al., 2006) et dans 15 % des accidents des avions de chasse F/A 18 de l’US Navy survenus sur la période 2000-2008 (O’Connor et al., 2010). À notre connaissance, en France, aucune étude visant à estimer la fréquence de la surcharge cognitive dans les événements aériens graves n’a été réalisée. Dans ce contexte, nous avons mené une étude rétrospective visant à : I) estimer la proportion d’événements aériens graves survenant au sein de la flotte des aéronefs des forces armées et de sécurité intérieure dans lesquels la surcharge cognitive a été identifiée parmi les causes de l’événement sur la période 2010-2020 ; et II) explorer les circonstances et les causes de survenue de ces événements.
Après avoir brièvement rappelé le contexte de réalisation des enquêtes de sécurité en aéronautique et les méthodes mobilisées par les enquêteurs pour estimer la charge cognitive des équipages impliqués dans des événements aériens graves, nous rapportons sous une forme narrative le cas d’un incident grave impliquant un état de surcharge cognitive du pilote, puis nous exposons les principaux résultats de notre étude rétrospective avant de discuter ses résultats et leur implication pour la prévention des accidents aériens dans une dernière partie.
Les enquêtes de sécurité après un événement aérien grave
En aéronautique, lorsque survient un événement grave (accident ou incident grave), une enquête de sécurité est systématiquement conduite selon des normes et des pratiques internationales afin d’en établir les circonstances de survenue, d’en identifier les causes et, s’il y a lieu, d’établir des recommandations de sécurité. La finalité de cette enquête est de prévenir la récurrence d’un événement similaire dans le futur. Elle ne vise en aucun cas à déterminer des fautes ou des responsabilités dans l’événement qui fait l’objet de l’enquête.
En France, deux organismes indépendants à compétence nationale sont chargés des enquêtes de sécurité après un événement aérien grave. Le premier, créé en 1946 et situé au Bourget (Seine-Saint-Denis) est le Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile (BEA) (1). Il a la responsabilité des enquêtes pour les événements qui impliquent les aéronefs de l’aviation civile (e.g. transport de passagers, travail aérien, aviation générale). Le second organisme, créé en 2003 et situé à Vélizy-Villacoublay (Yvelines), est le Bureau Enquêtes Accidents pour la sécurité de l’aéronautique d’État (BEA-É) (2). Il est chargé des enquêtes de sécurité pour les événements impliquant les aéronefs de l’aviation étatique, c’est-à-dire l’ensemble des aéronefs de la flotte du ministère des Armées (Armée de l’air et de l’Espace, Aéronautique navale, Aviation légère de l’Armée de terre, Essais en vol de la Direction générale de l’armement), du ministère de l’Intérieur (Gendarmerie nationale, Sécurité civile) et du ministère de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et du numérique (Douanes et droits indirects). Dans un but de transparence et afin que les enseignements issus des événements aériens graves soient partagés au sein de la communauté aéronautique, les enquêtes de sécurité font l’objet d’un rapport final qui est rendu public, à l’exception, pour le BEA-É, des événements couverts par le secret de la défense nationale.
Inférer le niveau de charge cognitive lors des enquêtes de sécurité
Depuis près de cinquante ans, la charge cognitive et sa mesure font l’objet de nombreux travaux de recherche (Moray, 1979 ; Chanquoy, et al., 2007 ; Dehais, et al., 2020 ; Pontiggia, et al., 2024 ; Remigereau et al., 2024). Trois catégories de méthodes sont habituellement mobilisées et souvent combinées pour estimer la charge cognitive d’un opérateur qui réalise des tâches en laboratoire ou en simulateur (Young, et al., 2015). La première repose sur la mesure d’indicateurs de performance de l’opérateur dans la réalisation d’une ou plusieurs tâches (e.g. temps de réponse, taux d’erreurs observées dans une tâche principale et/ou secondaire, capacité de l’opérateur à maintenir une performance acceptable dans la réalisation d’une tâche principale). La deuxième catégorie repose sur l’évaluation subjective, par l’opérateur lui-même, de sa charge cognitive. Le plus souvent, celui-ci exprime son ressenti en complétant des questionnaires standardisés immédiatement après la réalisation de la tâche (Reid et Nygren, 1988 ; Hart et Staveland, 1988). Enfin, la troisième catégorie de méthodes, développée dans le champ de la neuro-ergonomie, repose sur l’exploitation de données recueillies par des capteurs physiologiques et neurophysiologiques tels que l’électroencéphalogramme, l’électrocardiogramme ou l’oculomètre (Dehais, et al., 2020).
Lors des enquêtes de sécurité, la surcharge cognitive fait partie des altérations de l’état cognitif des opérateurs qui sont recherchées par les enquêteurs, notamment lorsqu’une ou plusieurs erreurs sont mises en évidence dans la séquence des événements qui ont conduit à l’accident ou à l’incident grave. Contrairement aux situations contrôlées en laboratoire, dans le contexte des enquêtes de sécurité, la charge cognitive des membres d’équipage n’est pas mesurée mais seulement inférée de façon rétrospective à partir des seules données disponibles après l’événement. Les équipages des aéronefs étatiques ne portent pas encore de capteurs physiologiques leur permettant de suivre leur état physiologique et cognitif en vol. Aussi, à ce jour, les indicateurs physiologiques de la charge cognitive ne sont pas utilisés dans le contexte de l’analyse des événements aériens. Le niveau de charge cognitive est inféré à partir de l’analyse combinée : I) de données subjectives (e.g. entretiens avec les membres d’équipage, avec des pairs de même niveau d’expérience et avec des instructeurs), II) de la performance de l’équipage dans les tâches réalisées au moment de l’événement (e.g. pilotage, communication, gestion de la mission opérationnelle), III) du profil des membres d’équipage (qualification, expérience, familiarité avec la tâche), IV) des caractéristiques des tâches et de la mission à réaliser (difficulté, complexité) et V) des contraintes de l’environnement dans lequel cette mission est réalisée.
Exemple d’un incident grave dans l’aviation de chasse
L’événement est une quasi-collision d’un avion de chasse avec le sol qui a fait l’objet d’un rapport final d’enquête de sécurité accessible sur le site Internet du BEA-É (3). Les éléments présentés ci-après visent à exposer les éléments utiles à la compréhension du contexte dans lequel s’est manifesté un épisode de surcharge cognitive chez un pilote de chasse.
Le 12 mars 2015 au matin, une patrouille composée de deux avions de chasse Rafale Marine de la base d’aéronautique navale de Landivisiau réalise une mission d’instruction d’une durée prévisible de 2 heures. La mission ne présente pas de particularité hormis la situation météorologique dégradée sur le terrain de décollage et d’atterrissage (Landivisiau). Le Rafale Marine est un avion de chasse monoplace, un seul pilote se trouve à bord de chaque avion. Le leader est un pilote instructeur expérimenté (3 450 heures de vol dont 1 520 sur Rafale), qualifié chef de patrouille depuis 2005. L’équipier est un pilote breveté chasse en phase de « navalisation » au sein de la section de transformation chasse de Landivisiau. Il totalise 415 heures de vol dont 104 sur Rafale et une dizaine en condition de vol sans visibilité ou de nuit sur Rafale.
Le programme est normalement dense pour un vol d’instruction. La mission a été préparée par les deux pilotes et un briefing complet a été réalisé. Le vol comporte un ravitaillement en vol en haute altitude, une percée vers la basse altitude sous contrôle radar à une vitesse de 420 kt (≈777 km/h) et à une hauteur de 500 ft (≈152 m) pour un bombardement sur un objectif préparé. Le vol comporte ensuite une remontée en haute altitude pour remettre le cap sur Landivisiau en formation de manœuvre offensive (avion de l’équipier en retrait et séparé de celui du leader par une cinquantaine de mètres). Jusqu’à l’approche sur Landivisiau, l’équipier ne semble pas rencontrer de difficulté et l’instructeur considère même qu’il semble avoir des facilités dans l’exécution du ravitaillement en vol, la phase de vol évaluée lors de cette mission.
Lors de l’approche sur Landivisiau, après avoir réalisé le virage de procédure à gauche, le leader ordonne à son équipier de se positionner en patrouille serrée à gauche puis de configurer son aéronef pour l’atterrissage. Les deux aéronefs entrent dans la couche nuageuse et les pilotes perdent toute référence visuelle sur l’environnement extérieur. La seule référence visuelle de l’équipier est alors l’avion de son leader. À cet instant, les deux avions évoluent les ailes inclinées à 45° sur la gauche. Dans la couche nuageuse, pendant la descente, le leader remet les ailes de son avion à plat. L’équipier qui le suit fait de même. Conformément aux procédures, cette action n’est pas accompagnée d’une annonce radio. Une dizaine de secondes plus tard, l’équipier éprouve des difficultés à maintenir sa place. Le leader craignant un risque de collision accélère sa descente et demande à son équipier de passer en vol aux instruments. L’équipier se retrouve alors seul. Privé de références visuelles et n’ayant pas perçu la remise à plat de son avion, il éprouve la sensation d’être en virage serré à gauche. Pour corriger cette sensation erronée – une illusion sensorielle – l’équipier réalise immédiatement ce qu’il pense être une remise à plat de son avion qui se retrouve alors fortement incliné à droite et en piqué à plus de 40°. Toujours privé de références visuelles extérieures et ressentant une incohérence, l’équipier contrôle l’attitude de son avion dans le Collimateur tête haute (CTH). Il s’agit d’un instrument de bord qui superpose à l’environnement extérieur des informations sur l’attitude de l’avion et sur la gestion de la mission opérationnelle. Lors de l’incident, les informations perçues par le pilote sur le CTH lui permettent de comprendre que son avion est en piqué mais ne sont pas suffisantes pour qu’il élabore une représentation précise de l’attitude de son avion. Il réduit alors sa vitesse et cherche à activer la fonction recovery. Celle-ci permet à un pilote qui prend conscience qu’il est désorienté ou qui doit s’extraire rapidement d’une situation inusuelle, de remettre automatiquement l’avion dans une attitude de sécurité (ailes à plat et légère montée). En réalisant ce geste, l’équipier se souvient que la fonction recovery est inhibée lorsque le train est sorti. À cet instant, il voit « une masse sombre monter » et réussit une manœuvre de sortie de piqué à vue avec un point le plus bas enregistré par rapport au sol à 66 ft (≈ 20 m). À l’issue de cette manœuvre, il se fait prendre en compte en individuel par le contrôle aérien et atterrit.
La séquence des événements qui ont précédé cet incident grave illustre que les contraintes du pilotage d’un avion de chasse sont susceptibles d’amener les pilotes aux limites de leurs capacités cognitives, voire au-delà. Dans cet événement, la performance du pilote est altérée avec : 1) des difficultés à contrôler et à maintenir sa position dans la patrouille serrée, 2) des difficultés à élaborer une conscience de la situation adaptée et 3) une action correctrice inadaptée à la situation réelle. Cette altération de la performance du pilote suggère que celui-ci a pu être confronté à un épisode de surcharge cognitive. Plusieurs éléments recueillis au cours de l’enquête de sécurité permettent d’étayer cette hypothèse. Le premier est le témoignage du pilote impliqué. L’équipier se déclare fatigué après les deux heures de vol de cette séance d’instruction qu’il considère comme intense. Il indique qu’il ne pouvait plus – de façon simultanée – conserver le visuel sur son leader pour maintenir sa position dans la patrouille et contrôler son CTH ainsi que ses autres instruments de bord. Cette difficulté rapportée par le pilote témoigne d’une inadéquation entre, d’une part, ses ressources cognitives disponibles sur le moment pour traiter les informations nécessaires à la gestion de la situation et, d’autre part, les exigences de la situation. À ce ressenti exprimé par le pilote impliqué, plusieurs éléments viennent étayer l’hypothèse d’une surcharge cognitive : 1) le profil du pilote équipier (pilote à l’instruction, expérience limitée) et son état physique et mental du moment (pression inhérente à un vol d’instruction comportant une évaluation, fatigue) ; 2) les caractéristiques de la tâche à réaliser (vitesse élevée de l’aéronef qui impose des prises de décision sous forte contrainte temporelle, phase de vol associée à une forte charge de travail, vol en patrouille serrée, symbologie du CTH nécessitant des efforts d’interprétation) ; et 3) les contraintes environnementales (vol sans visibilité).
Pour éviter la récurrence d’un événement similaire dans le futur, plusieurs recommandations de sécurité ont été émises par le BEA-É. Dans une perspective systémique, ces recommandations concernent non seulement les pilotes et leur encadrement (e.g. systématiser l’entraînement à la « perte de visuel du leader dans les nuages ») mais aussi des modifications technologiques à apporter à l’aéronef. Celles-ci portent sur l’extension du domaine d’emploi de la fonction recovery à la configuration « train sorti » afin qu’un pilote désorienté ou en position inusuelle puisse activer cette fonction salvatrice même lorsque le train est sorti. Les recommandations portent également sur l’amélioration de l’interface humain-machine avec la poursuite des travaux de recherche et développement visant à améliorer la symbologie du CTH et rendre les informations affichées encore plus facilement interprétables par les pilotes. Depuis, ces recommandations ont été mises en place dans les nouveaux standards Rafale de l’Aéronautique navale et de l’Armée de l’air et de l’Espace.
La surcharge cognitive dans les événements aériens graves impliquant des aéronefs d’État
Objectifs
Les objectifs de cette étude observationnelle menée sur la période du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2020 étaient :
• d’estimer la proportion d’événements aériens graves impliquant un aéronef d’État dans lesquels la surcharge cognitive figurait parmi leurs causes ;
• de décrire les circonstances de survenue et les autres causes de ces événements.
Matériels et méthode
Recueil des données
Les données utilisées ont été recueillies dans le cadre d’un projet qui visait à développer au sein du BEA-É une base de données regroupant les causes et les circonstances de survenue des événements aériens graves survenant au sein de l’aviation étatique afin d’interroger la récurrence de certains facteurs, en particulier dans le domaine des facteurs organisationnels et humains (FOH). Sur la période de l’étude, 178 événements aériens graves ont fait l’objet d’une enquête de sécurité. Parmi eux, 22 (12,4 %) étaient concernés par une mesure visant à protéger le secret de la défense nationale et 12 (6,7 %) n’étaient pas éligibles car ils n’impliquaient pas un aéronef de la flotte étatique française (coopération internationale, aéronef civil en cours de développement). Au total, 144 événements aériens graves (62 accidents/82 incidents graves) impliquant un aéronef de l’aéronautique d’État et ayant fait l’objet d’un rapport final d’enquête de sécurité rendu public sur la période du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2020 ont été inclus.
Traitement et analyse des données
Les informations présentes dans les rapports d’enquête de sécurité (informations générales, circonstances de survenue, causes identifiées) ont été extraites pour constituer une base de données sous Excel. Toutes les informations présentes dans les paragraphes de synthèse intermédiaire de la section « Analyse » et toutes celles présentes dans la section « Conclusions » de chaque rapport ont été saisies dans la base de données.
L’analyse des causes retenues dans les rapports d’enquête a été réalisée en plusieurs étapes par trois investigateurs. La première étape avait pour objectif de distinguer au sein de l’ensemble des éléments saisis dans la base de données Excel les unités de sens (phrase ou paragraphe) constituant une cause de celles ne constituant pas une cause (e.g. causes possibles investiguées par le groupe d’enquête mais finalement non retenues et figurant comme telles dans le rapport). Cette première étape avait aussi pour objectif de supprimer les redondances, une même cause pouvant être citée à plusieurs reprises dans un rapport.
Dans une deuxième étape, les causes ont été catégorisées selon qu’elles relevaient du domaine des « facteurs techniques » (e.g. défaillance d’un dispositif technique ou matériel, problème de maintenance ou de conception), des « facteurs environnementaux » (e.g. conditions météorologiques, obstacles artificiels) ou des « facteurs organisationnels et humains » (FOH). Pour les causes relevant du domaine des FOH, la grille d’analyse et de classification des facteurs humains (Human Factors Analysis and Classification System – HFACS), version 7.0 (US Air Force Safety Center, 2015) a été utilisée (Figure 1).
Figure 1 : Grille d’analyse et de classification des facteurs humains DoD-HFACS, version 7.0
(adaptée de US Air Force Safety Center, 2015).
Initialement développée pour l’aéronautique sur la base du modèle systémique des accidents proposé par Reason (1990), la grille HFACS est un outil méthodologique couramment utilisé dans le cadre des démarches d’analyse et de prévention des accidents (Ergai et al., 2016). Cette grille comporte quatre niveaux d’analyse et de classification des causes relevant du domaine des FOH. Le premier concerne les écarts des opérateurs de première ligne (e.g. membres d’équipages, contrôleurs aériens, mécaniciens). Deux grandes catégories d’écarts sont distinguées : les écarts non intentionnels (erreurs) et ceux réalisés avec un certain degré d’intentionnalité mais sans intention de nuire (violations). Les écarts constituent des causes immédiates des événements. L’objectif de l’analyse FOH réalisée dans un but de prévention des accidents vise à comprendre leurs causes profondes. Celles-ci sont recherchées dans les niveaux suivants de la grille HFACS. Le deuxième niveau explore ainsi les conditions préalables qui, dans l’environnement de travail immédiat, ont contribué à la survenue des écarts. Les conditions préalables renvoient aux causes en lien avec l’environnement physique et technologique, l’état physique et mental de l’opérateur et le travail en équipage. Les troisième et quatrième niveaux d’analyse de la grille HFACS (défaillance dans la supervision et influences organisationnelles) explorent les facteurs managériaux et organisationnels qui ont pu favoriser la survenue des conditions préalables aux écarts.
Au sein de la grille HFACS, la surcharge cognitive est définie comme « tous les cas où la quantité d’informations qu’un individu doit traiter dépasse ses ressources mentales dans le temps dont il dispose pour traiter l’information » (US Air Force Safety Center, 2015). Il s’agit d’une condition préalable aux écarts.
La catégorisation des causes présentes dans les rapports d’enquête a été réalisée par deux investigateurs de façon indépendante. Le degré d’accord entre les deux investigateurs a été évalué grâce à un test d’accord inter-juges (Kappa de Cohen) qui atteignait 0,71 ce qui correspond à un « accord fort » (Landis et Koch, 1977), un degré d’accord habituellement retrouvé dans les études menées avec la grille HFACS (Ergai et al., 2016). Pour les désaccords, une confrontation des résultats des deux investigateurs a été réalisée en présence d’un troisième investigateur et une discussion a été menée en reprenant le rapport d’enquête associé, afin d’aboutir à un consensus.
Une description des circonstances de survenue des événements (type, gravité, lieu et moment de survenue, autorité d’emploi, type de mission, type d’aéronef, phase de vol) a été réalisée. Une comparaison des circonstances de survenue des événements comportant parmi leurs causes un état de surcharge cognitive et celles des événements sans état de surcharge cognitive a été effectuée (test du khi-deux ou test exact de Fisher).
Les catégories de causes identifiées sont décrites pour l’ensemble des 144 événements aériens graves. La répartition des catégories de causes relevant du domaine des FOH a été comparée selon que les événements comprenaient ou non parmi leurs causes un état de surcharge cognitive (test du khi-deux ou test exact de Fisher).
Résultats
Surcharge cognitive dans les événements aériens graves étatiques
La surcharge cognitive est une condition préalable aux écarts retrouvée dans 31 des 144 événements aériens graves inclus dans l’étude, soit 21,5 %. La liste de ces 31 événements aériens graves ainsi que la nature de l’événement, le type d’aéronef et l’autorité d’emploi impliquée sont présentés dans l’annexe I.
Les 31 événements aériens graves qui comportaient parmi leurs causes un état de surcharge cognitive étaient 17 incidents graves et 14 accidents, dont 5 fatals. Un total de 34 aéronefs étaient impliqués : 28 événements impliquaient un seul aéronef et 3 événements impliquaient 2 aéronefs (une collision au sol, une collision en vol, un rapprochement dangereux en vol). Les aéronefs impliqués étaient 15 hélicoptères (3 Gazelle, 3 Puma, 2 Fennec, 3 EC 145, 2 Cougar, 1 Tigre, 1 Dauphin) ; 7 avions de chasse (3 Alpha Jet, 1 Mirage 2000-5, 1 Mirage 2000 D, 1 Super-Étendard modernisé, 1 Rafale Marine) ; 5 planeurs ; 3 avions-écoles (1 Grob-120, 1 Diamond DA40, 1 Cirrus SR22), 2 avions spécialisés (2 Canadair CL415) et 2 avions de transport (1 Falcon 10 et 1 Twin-Otter DHC-6). Le vol était une mission d’entraînement (13 aéronefs), une mission d’instruction (10 aéronefs), une mission opérationnelle (7 aéronefs) et un vol de liaison (4 aéronefs). Les événements pouvaient survenir au cours de la plupart des phases de vol, mais deux phases étaient particulièrement représentées : la phase dite de « manœuvre/cœur de mission » (14 aéronefs) et l’atterrissage (12 aéronefs). Dans l’aviation étatique, la phase dite de « manœuvre/cœur de mission » est celle pendant laquelle sont réalisées les manœuvres spécifiques aux missions des unités navigantes (e.g. vol tactique, treuillage, écopage sur un plan d’eau, passes de tir, appui-feu de troupes au sol).
Les circonstances de survenue des événements aériens graves ayant parmi leurs causes la surcharge cognitive (n = 31 événements) et celles des événements aériens graves sans surcharge cognitive (n = 113 événements) sont présentées dans l’annexe II. Il n’a pas été mis en évidence de différence statistiquement significative entre les circonstances de survenue des événements aériens avec surcharge cognitive et celles des événements sans surcharge cognitive, à l’exception du port de Jumelles de vision nocturne (JVN). La proportion d’événements avec surcharge cognitive était plus élevée lorsque l’équipage portait des JVN (7/34 ; 20,6 %) que lorsqu’il n’en portait pas (4/120 ; 3,3 %) ; test exact de Fisher, p<0,05).
Nombre et nature des causes des événements aériens graves
Au total, 1 851 causes ont été identifiées pour l’ensemble des 144 événements aériens graves. Le nombre moyen de causes par événement était de 12,9 (écart-type : 6,95) avec des extrêmes allant d’une à trente-cinq causes. Les causes identifiées relevaient majoritairement du domaine des facteurs organisationnels et humains (1 666 causes ; 90,0 %), puis du domaine technique (139 causes ; 7,5 %) et du domaine environnemental (46 causes ; 2,5 %).
La répartition des catégories de causes de la grille HFACS dans les événements aériens graves avec surcharge cognitive (n = 31) et sans surcharge cognitive (n = 113) est présentée dans l’annexe III. Il n’a pas été retrouvé de différence dans la répartition des différentes catégories de causes entre les événements avec surcharge cognitive et ceux sans surcharge cognitive.
Les facteurs organisationnels et humains associés aux événements aériens graves avec surcharge cognitive
Niveau des écarts des opérateurs de première ligne
La quasi-totalité des événements aériens avec surcharge cognitive (29/31) comportait au moins un écart des opérateurs de première ligne. Il s’agissait majoritairement d’erreurs (82 occurrences, 29 événements), plus rarement d’écarts volontaires (11 occurrences, 6 événements). Les erreurs de routine représentaient 50 occurrences pour 26 événements et les erreurs de jugement ou de décision représentaient 32 occurrences pour 22 événements. Les erreurs de routines identifiées étaient des actions de contrôle insuffisantes ou au contraire excessives sur les commandes, des oublis ou des défauts dans la réalisation d’une procédure ou d’une check-list, des défaillances dans le balayage visuel de l’environnement extérieur (e.g. ligne électrique non perçue) ou des instruments de bord (e.g. vitesse) ainsi que des actions involontaires sur les commandes de vol ou un équipement. Les erreurs de jugement et décision en cours de mission étaient principalement en lien avec une évaluation inadéquate des risques ou le choix d’un plan d’actions inadapté à la situation. Les écarts volontaires étaient quasi-exclusivement des violations de routine (e.g. réaliser un exercice non prévu dans le programme de formation, utiliser le régime de vol de secours pour un vol de mise en place) ou des solutions de contournement informelles permettant de réaliser la tâche demandée malgré des conditions défavorables (e.g. configuration incomplète de l’aéronef à l’atterrissage pour respecter les délais imposés entre plusieurs missions qui s’enchaînent).
Niveau des conditions préalables aux écarts
La quasi-totalité des événements aériens avec surcharge cognitive (30/31) comportait au moins une cause du niveau des conditions préalables aux écarts. Près de la moitié des causes identifiées à ce niveau étaient liées à l’état physique et mental de l’opérateur (87 occurrences, 29 événements). Il s’agissait :
1) de facteurs liés à l’état cognitif (31 occurrences, 29 événements), majoritairement des défaillances attentionnelles (inattention, fixation attentionnelle, distraction, interférences et interruptions de tâches), des transferts négatifs, c’est-à-dire la mobilisation par l’opérateur de procédures ou de comportements appris sur d’autres aéronefs ou en simulateur, ou encore d’attentes erronées (e.g. interprétation erronée des intentions des autres aéronefs) ;
2) de facteurs motivationnels et psychosociaux (43 occurrences, 18 événements), tels qu’un excès de confiance, une pression ressentie excessive (e.g. pression temporelle, pression hiérarchique), une motivation excessive (e.g. réussir la mission compte tenu de ses enjeux, vouloir se poser sur le terrain de départ malgré des conditions défavorables), une complaisance (i.e. sentiment de satisfaction ou non critique à l’égard de soi-même ou de ses réalisations qui conduit à un faux sentiment de sécurité) ou encore un état de stress ;
3) de défaillances liées à la perception (12 occurrences, 8 événements) telles que des illusions sensorielles d’origine vestibulaire ou visuelle, une absence de perception ou une perception erronée des changements survenus dans l’environnement (e.g. conditions météorologiques) ou dans les informations affichées sur les instruments de bord ;
4) de facteurs physiques et physiologiques (10 occurrences, 10 événements) tels qu’un état de fatigue de l’opérateur (8 occurrences) ou une tâche demandée qui dépassait les capacités physiques (force) de l’opérateur (2 occurrences).
Près d’un tiers des conditions préalables aux écarts était en lien avec un problème d’efficacité du travail en équipage et de mobilisation des ressources au sein du cockpit (63 occurrences, 26 événements). Il s’agissait majoritairement de défaillances de leadership (exercice de l’autorité, coordination et répartition des tâches), de problèmes de communication non efficace entre les membres d’équipage ou entre l’équipage et d’autres acteurs (e.g. contrôleur aérien) et de problèmes de planification et de briefing (e.g. absence de briefing, briefing centré sur les aspects opérationnels de la mission et non sur la sécurité aérienne).
Enfin, environ un quart des conditions préalables aux écarts relevait de l’influence de facteurs environnementaux sur l’opérateur (49 occurrences, 21 événements). Il s’agissait de facteurs liés à l’environnement technologique (27 occurrences, 16 événements) et de facteurs liés à l’environnement physique (22 occurrences, 18 événements). Les facteurs liés à l’environnement technologique étaient principalement des problèmes d’ergonomie physique du poste de pilotage (e.g. position de certaines commandes, ambiance lumineuse) ou de certains équipements (e.g. harnais pour le treuillage), des dysfonctionnements (e.g. anémomètre affichant une vitesse erronée, pannes intermittentes des moyens de radiocommunications), des problèmes liés à la présentation de l’information sur l’interface humain-machine, des problèmes avec les moyens de radiocommunications trop nombreux ou défaillants, des alarmes sonores ou visuelles absentes ou inefficaces, des dispositifs de sécurité absents (e.g. système de détection du risque d’abordage) ou une absence de signalisation et de balisage des obstacles (e.g. lignes électriques). Les facteurs liés à l’environnement physique étaient essentiellement des conditions environnementales qui affectaient la vision (e.g. conditions météorologiques, défavorables, nuit, incendie, sable). Plus rarement, il s’agissait des effets de l’ambiance thermique (chaleur).
Niveau des défaillances dans la supervision
La majorité des événements aériens avec surcharge cognitive (26/31) comportait au moins une cause relevant du niveau des défaillances dans la supervision. Les deux catégories de défaillances qui étaient les plus fréquemment retrouvées étaient une « supervision inadéquate » (35 occurrences, 22 événements) et une « opération planifiée inadéquate » (36 occurrences, 18 événements). Concernant la « supervision inadéquate », le plus fréquemment, il s’agissait de problèmes de formation ou d’entraînement des équipages dans l’unité opérationnelle ou sur les théâtres d’opérations (e.g. déficit quantitatif ou qualitatif, entraînements irréguliers) et de problèmes avec les procédures qui sont habituellement mises en place en aéronautique pour guider les équipages dans la réalisation de leurs tâches dans un environnement technologique et opérationnel complexe (e.g. procédures absentes, incomplètes ou inadaptées). Concernant les facteurs liés aux « opérations planifiées inadéquates », il s’agissait principalement :
I) du choix de membres d’équipage ayant une expérience aéronautique insuffisante au regard des exigences de la mission, qu’il s’agisse de leur expérience aéronautique totale (i.e. nombre total d’heures de vol accumulées par les membres d’équipage depuis le début de leur carrière) ou de leur expérience aéronautique récente (i.e. activité aérienne des derniers mois et dernières semaines) ;
II) de la sous-évaluation des risques associés à la mission lors de la phase d’évaluation formelle des risques par la supervision.
Niveau des influences organisationnelles
La majorité des événements aériens avec surcharge cognitive (26/31) comportait au moins une cause relevant du niveau des influences organisationnelles. La catégorie de causes la plus fréquemment retrouvée à ce niveau était celle des « problèmes avec les directives, les procédures et les processus organisationnels » (43 occurrences, 23 événements). Il s’agissait majoritairement de procédures organisationnelles manquantes, incomplètes ou inadéquates, d’un rythme d’activité excessif au sein de l’organisation et de l’achat ou de la fourniture aux équipages d’équipements ayant des défauts de conception ou non adaptés pour la mission. La deuxième catégorie de causes la plus fréquente à ce niveau était « l’influence de la culture organisationnelle » (14 occurrences, 13 événements). Il s’agissait principalement d’une culture organisationnelle qui favorisait la réalisation de tâches ou de missions au-delà des limites acceptables de sécurité. Enfin, un problème de ressources humaines insuffisantes ou de sélection était également identifié de façon récurrente (7 occurrences, 6 événements).
Discussion
Les résultats de cette étude observationnelle montrent qu’au sein de la flotte des aéronefs des forces armées et de sécurité intérieure française, la surcharge cognitive est une cause récurrente des événements aériens graves. Sur la période 2010-2020, plus d’un événement aérien grave sur cinq (21,5 %) comportait parmi ses causes un état de surcharge cognitive. Cette proportion est semblable à celles rapportées dans des études plus anciennes menées au sein de l’US Navy (O’Connor et al., 2010) et de l’US Air Force (Gibb et al., 2006) qui retrouvaient une proportion d’accidents avec surcharge cognitive comprise entre 15 % et 23 %.
Notre étude a montré que la surcharge cognitive pouvait survenir dans de nombreuses situations. Des événements aériens graves avec surcharge cognitive étaient ainsi observés quel que soit le type d’aéronefs (avions, hélicoptères, planeurs), la génération d’aéronefs, la nature des missions (instruction, entraînement, opération), le lieu de survenue et le moment du jour. Des événements aériens étatiques graves avec surcharge cognitive étaient également observés durant la plupart des phases de vol. Toutefois deux d’entre elles étaient plus fréquemment concernées, la phase de « manœuvre/cœur de mission » et l’atterrissage, ce qui diffère de l’aviation civile où les phases de vols les plus accidentogènes et associées à une charge cognitive élevée sont préférentiellement celles qui entourent le décollage et l’atterrissage (Pamplona et Alves, 2020). Plusieurs facteurs peuvent être avancés pour expliquer cette surreprésentation de ces deux phases de vol et les différences avec l’aviation civile. Pour la phase de « manœuvre/cœur de mission », les contraintes opérationnelles et les enjeux des missions amènent souvent les aéronefs aux limites technologiques et les équipages à leurs limites physiques et mentales. Pour la phase d’atterrissage, celle-ci pouvait être réalisée dans des conditions nominales mais aussi dans des conditions dégradées auxquelles les équipages s’exposaient volontairement (e.g. cas de l’instruction ou de l’entraînement aux procédures d’urgence) ou de façon non souhaitée et imprévue (e.g. gestion d’une panne ou d’un dysfonctionnement technique). Durant la phase d’atterrissage, s’ajoutent les effets délétères d’un possible état de fatigue induit par la charge de travail associée aux tâches réalisées lors des phases de vol précédentes. Ces résultats confirment les spécificités des missions aériennes des équipages des forces armées et de sécurité intérieure par rapport à l’aviation civile, tant en termes d’exposition aux risques que de phases de vols les plus accidentogènes.
La réalisation de vols de nuit sous jumelles de vision nocturne (JVN) est l’une des spécificités des missions aériennes des forces armées et de sécurité intérieure. La proportion d’événements aériens graves avec surcharge cognitive semblait plus importante lorsque l’équipage réalisait sa mission sous JVN. Si ce résultat est à prendre avec précaution, compte tenu du faible nombre d’événements aériens graves survenus sous JVN (11 événements), il souligne néanmoins l’importance de prendre en compte les nombreuses contraintes physiques, perceptives et cognitives associées au port de JVN lors de la préparation et de la réalisation des missions (Parush et al., 2011).
Le lien entre la surcharge cognitive et les accidents est indirect. La surcharge cognitive contribue à la genèse des accidents au travers des défaillances des processus cognitifs qu’elle entraîne. Du fait de ressources insuffisantes, l’opérateur perd le contrôle de la situation, c’est-à-dire qu’il ne parvient plus à détecter et récupérer les défaillances produites avant la survenue de leurs conséquences délétères sur la sécurité (Amalberti, 2013). Dans notre étude, la surcharge cognitive était associée indifféremment à tous les types d’écarts, majoritairement des erreurs de routine (e.g. oubli d’items d’une procédure ou d’une check-list, défaillance dans le balayage visuel, contrôle inadapté de l’action, etc.) et des erreurs de jugement et de décision (plan d’actions inadapté, sous-évaluation des risques en vol).
Les déterminants de la charge cognitive sont de multiples facteurs qui interagissent entre eux et peuvent être regroupés en trois catégories : ceux liés à l’individu, ceux liés à la tâche à réaliser et ceux liés au contexte dans lequel cette tâche est réalisée (Young et al., 2015). Les différents facteurs favorisant la surcharge cognitive qui ont été identifiés parmi les événements aériens graves étatiques survenus sur la période 2010-2020 illustrent cette origine multifactorielle. La surcharge cognitive apparaissait comme le résultat de la combinaison de facteurs individuels (e.g. expérience aéronautique totale ou récente insuffisante, pression, excès de confiance, motivation excessive, défaillances perceptives, focalisation attentionnelle, fatigue, stress), de facteurs collectifs (e.g. défaillances dans la préparation de mission et le travail en équipage), de facteurs technologiques (e.g. survenue d’une panne ou d’une défaillance technique, défaut dans l’ergonomie du poste de pilotage, équipements inadaptés à la mission, capacité perfectible de l’interface humain-machine à présenter des informations facilement interprétables), de facteurs liés à l’environnement physique (e.g. environnements visuels dégradés, ambiance thermique contraignante) et de facteurs liés à l’organisation et à la supervision du travail (e.g. désignation d’équipages ayant une expérience aéronautique totale ou récente insuffisante pour réaliser la mission ; problèmes de formation et d’entraînements impactant le niveau d’expertise des équipages ; problèmes de disponibilité des aéronefs ; problèmes de procédures absentes, incomplètes ou inadaptées ; défaillance dans l’analyse formelle des risques ; rythme élevé des missions aériennes ; problème de ressources humaines ; culture organisationnelle favorisant la réalisation des tâches au-delà des limites acceptables de sécurité).
Notre étude comporte plusieurs limites. La première est qu’il s’agit d’une étude observationnelle. Elle ne permet donc pas de conclure quant à d’éventuelles relations de causalité entre telle ou telle circonstance ou cause de survenue des événements aériens et la surcharge cognitive. La seconde est que notre travail repose sur l’exploitation de données des rapports d’enquête de sécurité. Notre travail a consisté à catégoriser les circonstances et les causes de survenue identifiées dans ces rapports. Nos résultats sont donc dépendants des modèles d’analyse des accidents utilisés par les enquêteurs (Lundberg et al., 2009).
Pour conclure, avec plus d’un événement aérien grave sur cinq (21,5 %) comportant parmi ses causes une surcharge cognitive sur la période 2010-2020, notre étude observationnelle confirme l’enjeu majeur que représente la prévention de cet état cognitif altéré pour la sécurité et la performance des missions au sein de l’aéronautique d’État. La surcharge cognitive constitue un danger pour la sécurité aérienne car elle entraîne une perte de contrôle de la situation se manifestant par la survenue d’erreurs que les opérateurs ne sont plus capables de détecter et récupérer dans le temps imparti par manque de ressources cognitives. Si la surcharge cognitive correspond à un état cognitif altéré de l’opérateur, sa prévention passe par la prise en compte de ses multiples déterminants, tels que :
i) les caractéristiques de l’opérateur (e.g. familiarité avec la tâche à réaliser, état physique et mental du moment) ;
ii) la qualité du travail en équipage ;
iii) l’exigence de la tâche à réaliser (e.g. difficulté, complexité) ;
iv) les caractéristiques des dispositifs technologiques utilisés (e.g. qualité de l’interface humain-machine) ;
v) les caractéristiques de l’environnement organisationnel (e.g. politique de formation et d’entraînement des équipages, politique et directives de sécurité aérienne) et, plus globalement :
vi) le contexte dans lequel les tâches sont réalisées (e.g. contraintes de l’environnement physique, enjeux des missions).
Pour une prévention efficace, il est donc essentiel, pour l’ensemble des acteurs impliqués dans la sécurité aérienne et, en particulier, les équipages, les responsables des unités navigantes, les autorités d’emploi et les constructeurs d’aéronefs de prendre en compte l’origine multifactorielle de la surcharge cognitive dès la conception des aéronefs et des missions aériennes puis dans la planification, la préparation et l’exécution des missions au quotidien. Cette prise en compte semble d’autant plus essentielle dans un contexte actuel caractérisé par des avancées technologiques sollicitant toujours plus la cognition humaine, par un spectre toujours plus élargi de missions aériennes confiées aux équipages, par des contraintes sur la formation et l’entraînement, par l’intégration croissante des missions aériennes dans des opérations multi-milieux et multi-champs et par la préparation à la haute-intensité.
Éléments de bibliographie
Amalberti René, Piloter la sécurité : Théories et pratiques sur les compromis et les arbitrages nécessaires, Springer Science et Business Media, 2013, 144 pages.
Chanquoy Lucile, Tricot André, et Sweller John, « Qu’est-ce que la charge cognitive ? », La charge cognitive – Théorie et applications, Armand Colin, 2007, p. 11-32.
Ergai A., Cohen T. N., Sharp J. L., Wiegmann D. A., Gramopadhye A. K., et Shappell S. A., « Assessment of the Human Factors Analysis and Classification System (HFACS): Intra-rater and inter-rater reliability », Safety Science, 82, 2016, p. 393-398. https://doi.org/.
Gibb Randall W. et Olson Wess, Classification of Air Force Aviation Accidents: Mishap trends and Prevention. (Rapport n° CI04-1814), United States Air Force Academy, 2006 (https://apps.dtic.mil/sti/citations/ADA450205).
Hart Sandra G. et Staveland Lowell E., « Development of NASA-TLX (Task Load Index): Results of Empirical and Theoretical Research », Advances in Psychology, 1988, p. 139-183. https://doi.org/10.1016/s0166-4115(08)62386-9.
Landis J. Richard et Koch Gary G., « The Measurement of Observer Agreement for Categorical Data », Biometrics, 33(1), 1977, p. 159-174. https://doi.org/10.2307/2529310.
Lundberg Jonas, Rollenhagen Carl et Hollnagel Erik, « What-You-Look-For-Is-What-You-Find—The Consequences of Underlying Accident Models in Eight Accident Investigation Manuals », Safety Science, 47(10), 2009, p. 1297-1311. https://doi.org/10.1016/j.ssci.2009.01.004.
Martin Caroline, Hourlier Sylvain et Cegarra Julien, « La charge mentale de travail : un concept qui reste indispensable, l’exemple de l’aéronautique », Le Travail Humain, 76(4), 2013, p. 285-308. https://doi.org/10.3917/th.764.0285.
Moray Neville (dir.), Mental Workload: Its Theory and Measurement, Plenum, 1979.
O’Connor Paul, Cowan Shawn et Alton Jeffrey, « A Comparison of Leading and Lagging Indicators of Safety in Naval Aviation », Aviation, Space, and Environmental Medicine, 81(7), 2010, p. 677-682. https://doi.org/ .
Pamplona Daniel Alberto et Alves Claudio Jorge Pinto, « Does a Fighter Pilot Live in the Danger Zone? A Risk Assessment Applied to Military Aviation », Transportation Research Interdisciplinary Perspectives, 5, 2020, p. 100-114. https://doi.org/10.1016/j.trip.2020.100114.
Parush Avi, Gauthier Michelle S., Arseneau Lise et Tang Denis, « The human factors of night vision goggles: perceptual, cognitive, and physical factors », 2011, Reviews of Human Factors and Ergonomics, 7(1), p. 238-279. http://dx.doi.org/10.1177/1557234X11410392.
Pontiggia Anaïs, Gomez-Merino Danielle, Quiquempoix Michael, Beauchamps Vincent, Boffet Alexis, Fabries Pierre, Chennaoui Mounir et Sauvet Fabien, « MATB for Assessing Different Mental Workload Levels », Frontiers in Physiology, 15, 2024. https://doi.org/10.3389/fphys.2024.1408242 .
Reid Gary B. et Nygren Thomas E., « The Subjective Workload Assessment Technique: A Scaling Procedure for Measuring Mental Workload », Advances in Psychology, 52, 1988, p. 185-218. https://doi.org/10.1016/S0166-4115(08)62387-0.
Remigereau Alexis, Darses Françoise, Dozias Baptiste et Albentosa Julie, « Design and Validation of a Simulated Multitasking Environment for Assessing the Cognitive Load on the Infantry Squad Leader », Frontiers in Psychology, 15, 2024. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2024.1433822.
US Naval Safety Center, Department of Defense Human Factors Analysis and Classification system (DoD HFACS) (Version 7.0). https://www.safety.af.mil/.
Young Mark S., Brookhuis Karel A., Wickens Christopher D. et Hancock Peter A., « State of Science: Mental Workload in Ergonomics », Ergonomics, 58(1), 2015, p. 1-17. https://doi.org/10.1080/00140139.2014.956151.
Annexe I - Liste des 31 événements aériens graves ayant la surcharge cognitive parmi leurs causes
Identifiant |
Nature de l’événement (type d’aéronef et autorité d’emploi) |
T-2010-010-I |
Atterrissage dur en campagne à la suite d’un dysfonctionnement moteur (hélicoptère, Alat) |
M-2011-001-I |
Affaissement du train d’atterrissage à l’appontage (avion de chasse, Alavia) |
T-2011-013-A |
Collision avec le sol lors d’un vol tactique de nuit (hélicoptère, Alat) |
A-2012-004-I |
Poser train non sorti (avion école, AA) |
A-2012-020-A |
Perte de contrôle temporaire lors d’un exercice de treuillage (hélicoptère, AA) |
S-2013-013-I |
Endommagement lors d’un écopage (avions à mission spécifique, DGSCGC) |
A-2013-014-I |
Perte de contrôle et sortie de piste au décollage (avion de chasse, AA) |
M-2015-005-I |
Quasi-collision avec le sol lors d’un vol d’instruction (aviation de chasse, Alavia) |
A-2015-006-A |
Perte de contrôle au décollage (avion école, AA) |
S-2015-010-I |
Heurt d’une ligne électrique lors d’une mission de secours sous JVN (hélicoptère, DGSCGC) |
T-2015-013-I |
Heurt d’une ligne électrique lors d’un entraînement au vol tactique de jour (hélicoptère Alat) |
M-2016-003-I |
Rupture du train d’atterrissage à l’appontage (avion de chasse, Alavia) |
T-2016-004-A |
Collision avec le sol lors d’un vol d’entraînement sous JVN (hélicoptère, Alat) |
A-2016-011-I |
Départ involontaire en lacet suivi d’un poser dur lors d’un vol d’entraînement (hélicoptère, AA) |
A-2016-012-I |
Atterrissage dur lors d’un poser en campagne (planeur, AA) |
T-2017-002-I |
Poser dur lors d’un entraînement à l’appontage de nuit avec panne moteur (hélicoptère, Alat) |
M-2017-005-I |
Heurt de la piste par l’aile gauche en courte finale (avion de transport, ALAVIA) |
A-2017-006-A |
Poser dur lors d’un atterrissage en campagne (planeur, AA) |
T-2017-007-A |
Perte de contrôle lors d’un exercice de panne moteur (hélicoptère, ALAT) |
S-2017-12-I |
Perte de contrôle à l’atterrissage lors d’un entraînement (avion à mission spécifique, DGSCGC) |
A-2018-07-A |
Perte de puissance en vol suite à une erreur de carburant (avion école, AA) |
A-2018-14-A |
Perte de contrôle en vol lors d’un vol d’instruction et poser dur de l’aéronef (hélicoptère, AA) |
A-2019-01-A |
Collision avec le sol lors d’une mission d’entraînement (avion de chasse, AA) |
T-2019-06-I |
Panne moteur en courte finale avec poser dur lors de l’atterrissage en campagne (avion de transport, ALAT) |
A-2019-08-A |
Atterrissage dur d’un planeur (avion de chasse, AA) |
S-2019-13-A |
Chute d’un secouriste lors d’un treuillage en mission de secours (hélicoptère, DGSCGC) |
T-2019-15-A |
Collision en vol de deux hélicoptères lors d’une action de combat au Sahel (ALAT) |
S-2019-16-A |
Collision avec le relief d’un hélicoptère lors d’un vol de liaison (hélicoptère, DGSCGC) |
A-2020-01-A |
Atterrissage d’urgence suite à un blocage des aérofreins (avion école, AA) |
Y-2020-12-I |
Quasi-collision en vol entre un hélicoptère (Alavia) et un avion de chasse (AA) |
A-2020-13-I |
Collision au sol sur la piste d’atterrissage de 2 planeurs (AA) |
Notes. Alat : Aviation légère de l’armée de terre ; AA : Armée de l’Air ; Alavia : Aéronautique navale ;
DGSCGC : Direction générale de la sécurité civile et de la gestion de crise.
Annexe II - Caractéristiques des événements aériens graves avec surcharge cognitive (n = 31) et sans surcharge cognitive (n = 113)
Caractéristiques |
Surcharge cognitive |
Total |
|
Non |
Oui |
||
n (%)* |
n (%)* |
n (%)* |
|
Type d’événement |
113 (78,5) |
31 (21,5) |
144 (100) |
Accidents |
48 (42,5) |
14 (45,2) |
62 (43,1) |
Incidents graves |
65 (57,5) |
17 (54,8) |
82 (56,9) |
Événement Fatal |
113 (78,5) |
31 (21,5) |
144 (100) |
Oui |
9 (8,0) |
5 (16,1) |
14 (9,7) |
Non |
104 (92,0) |
26 (83,9) |
130 (90,3) |
Lieu de survenue de l’événement |
113 (78,5) |
31 (21,5) |
144 (100) |
France (Hexagone) |
92 (78,6) |
25 (21,4) |
117 (100) |
France (Outre-mer) |
7 (100) |
0 (0) |
7 (100) |
Étranger |
14 (70,0) |
6 (30,0) |
20 (100) |
Moment de survenue de l’événement |
113 (78,5) |
31 (21,5) |
144 (21,5) |
Journée |
104 (81,3) |
24 (18,7) |
128 (100) |
Nuit |
9 (56,6) |
7 (43,8) |
16 (100) |
Conditions météorologiques |
113 (78,5) |
31 (21,5) |
144 (100) |
Conditions de vol à vue |
109 (79,6) |
28 (20,4) |
137 (100) |
Conditions de vol aux instruments |
4 (57,1) |
3 (42,9) |
7 (100) |
Autorité d’emploi de l’aéronef** |
120 (77,9) |
34 (22,1) |
154 (100) |
Armée de l’Air |
57 (79,2) |
15 (20,8) |
72 (100) |
Aviation légère de l’Armée de Terre |
20 (70,0) |
9 (30,0) |
29 (100) |
Aéronautique Navale |
12 (70,6) |
5 (29,4) |
17 (100) |
Sécurité civile |
11 (68,7) |
5(31,3) |
16 (100) |
Gendarmerie nationale |
5 (100) |
0 (0) |
5 (100) |
DGA-Essais en vol |
4 (100) |
0 (0) |
4 (100) |
Douanes et droits indirects |
4 (100) |
0 (0) |
4 (100) |
Autres (armées étrangères, civil) |
3(100) |
0 (0) |
3 (100) |
Type d’aéronef** |
120 (77,9) |
34 (22,1) |
154 (100) |
Avion |
71(83,5) |
14 (16,5) |
85 (100) |
Hélicoptère |
40 (72,7) |
15 (27,3) |
55 (100) |
Planeur |
7 (58,3) |
5 (41,7) |
12 (100) |
Drone |
2 (100) |
0 (0) |
2 (100) |
Mission de l’aéronef** |
120 (77,9) |
34 (22,1) |
154 (100) |
Entraînement |
49 (79,0) |
13 (21,0) |
62 (100) |
Instruction |
33 (76,7) |
10 (23,3) |
43 (100) |
Opérationnelle |
25 (78,1) |
7 (21,9) |
32 (100) |
Liaison |
6 (60,0) |
4 (40,0) |
10 (100) |
Technique/Contrôle |
4 (100) |
0 (0) |
4 (100) |
Loisir |
3 (100) |
0 (0) |
3 (100) |
Phase de vol de l’aéronef** |
120 (77,9) |
34 (22,1) |
154 (100) |
Manœuvre » / Cœur de mission |
43 (75,4) |
14 (24,6) |
57 (100 |
Atterrissage |
23 (65,7) |
12 (34,3) |
35 (100) |
Décollage |
19 (90,5) |
2 (9,5) |
21 (100) |
Croisière |
17 (85,0) |
3 (15,0) |
20 (100) |
Approche |
7 (70,0) |
3 (30,0) |
10 (100) |
Roulage au sol |
5 (100) |
0 (0) |
5 (100) |
Montée |
4 (100) |
0 (0) |
4 (100) |
Standing |
2 (100) |
0 (0) |
2 (100) |
Vol sous JVN ** |
120 (77,9) |
34 (22,1) |
154 (100) |
Non |
116 (81,1) |
27 (18,9) |
143 (100) |
Oui |
4 (36,4) |
7 (63,6) |
11 (100) |
DGA : Direction générale de l’Armement ; JVN : Jumelles de vision nocturne
Annexe III - Répartition des catégories de causes de la grille HFACS des événements aériens graves avec surcharge cognitive (n= 31) et sans surcharge cognitive (n = 113)
Note. *n (%) : nombre d’occurrences (pourcentage) ;
** La surcharge cognitive appartient à la catégorie des facteurs liés à l’état cognitif ; elle donc a été exclue du comptage de cette catégorie.
(1) Bureau d’Enquêtes et d’Analyses pour la sécurité de l’aéronautique civile (28 août 2024). Accueil (https://bea.aero/).
(2) Bureau enquêtes accidents pour la sécurité de l’aéronautique d’État. Le BEA-É (https://www.defense.gouv.fr/bea-e).
(3) BEAD-Air, Rapport d’enquête de sécurité, 2015 (https://archives.defense.gouv.fr/content/download/515376/8673224/M-2015-005-I.pdf).