Conclusions
« Pensons à nos jeunes officiers, qui ne savent pas encore que la plupart des prises de décision majeures vont se faire dans un contexte de surcharge cognitive et de privation de sommeil », Haude Tymen, pharmacien général, directrice de l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), 2022.
Les Nouvelles techniques d’information et de communication (NTIC) aux progrès exponentiels ont pour caractéristique de capter et de redistribuer sans aucune pause des masses considérables d’informations (1). Censées lever partiellement « le brouillard de la guerre », elles peuvent submerger les décideurs militaires par leur nombre, les paralyser si elles ne correspondent pas à leurs attendus ou les rendre dépendants s’ils attendent de toutes les avoir analysées avant de prendre une décision, inhibant auquel cas tout autant l’action au moment nécessaire que l’esprit d’audace (2).
Amplifiées par la révolution des usages militaires qu’introduisent les nouvelles technologies sur le champ de bataille (sciences de l’information, robotique, intelligence artificielle), ces vagues permanentes de données sollicitent en continu sur les plans psychologique et cognitif les chefs militaires qui devront discerner parmi les multiples informations critiques et non critiques, prioritaires ou non prioritaires, pertinentes ou inappropriées. De plus, l’immédiateté de l’accès à l’information va les contraindre car la seule limite à la prise de décision sera le temps humain de traitement de ces données, le temps machine étant infiniment plus court. Selon les tempéraments et les caractères, guette la tentation de tout superviser et par là de tout contrôler, au risque de ne pas pouvoir assurer dans le temps la charge mentale associée à ce travail. Les nouveaux équipements déployés sur le champ de bataille, la multiplicité des interfaces à gérer pour les opérateurs, ainsi que les dimensions interarmes, interarmées et interalliées ajoutent en complexité.
Savoir interagir en pleine conscience dans n’importe quel type de situation est la clef de voûte des opérations militaires. Or, il n’y a qu’une seule manière d’être défait, celle de perdre la lucidité au cours de l’engagement (cf. Berthelot, p. 45-49). C’est ainsi qu’un rapport défavorable entre les exigences d’une situation de travail en milieu opérationnel et les ressources de la cognition humaine mobilisables pour y répondre (telles que les ressources attentionnelles et la mémoire de travail) peuvent entraîner une surcharge cognitive (cf. Darses, p. 85-97).
D’autres facteurs physiologiques contraignants peuvent en outre amplifier ou accélérer ce phénomène, comme la fatigue induite par le manque de sommeil en particulier ou le stress de l’individu. Pour le décideur militaire, s’y ajoute la complexité d’une gestion multitâche en responsabilité et sous contrainte, comme les actions en temps réel de re-planification, d’anticipation des menaces, d’évaluation en conduite de la situation opérationnelle, d’analyse de risque, de basculement etc. Pour les états-majors, celle de la distanciation avec le terrain et la nécessaire compréhension du réel via les informations et les images qui leur sont relayées (cf. Ruyant, p. 27-33).
Les mécanismes cognitifs mis en œuvre dans les processus décisionnels impliquent une flexibilité nécessitant une alternance entre plusieurs tâches s’accompagnant de coûts à la performance exigeant la mise en place de processus de contrôle qui limitent la performance et qui peuvent se traduire par une augmentation du temps de réaction et du taux d’erreurs dans l’exécution (cf. Mecheri, p. 123-134). L’exemple du milieu aéronautique où l’erreur est exclue est à cet effet très instructif : avec près d’un événement aérien grave sur cinq comportant la surcharge cognitive parmi ses causes, elle constitue un danger pour la sécurité aérienne. Elle entraîne une perte de contrôle de la situation se manifestant par des erreurs que les opérateurs ne sont plus capables de détecter et de récupérer dans le temps imparti par manque de ressources cognitives (cf. Vacher, et al., p. 51-69). De fait, dans des contextes extrêmement contraints, comme un avion de chasse, la priorisation en temps réel des tâches à accomplir est primordiale, le temps alloué aux Tâches de mission (TM) ne devant intervenir qu’une fois les Tâches de sauvegarde (TS) maîtrisées. Le pilote doit alors connaître ses limites de performance personnelles et être en capacité de les accepter pour mieux les gérer (cf. Melet, p. 13-26). Ce qui peut même aller jusqu’à déléguer l’exécution de certaines tâches à d’autres camarades de combat sur le terrain (cf. Bouadjadj et Maria, p. 35-42).
* * *
Dès lors, comment trouver les aides et formations nécessaires pour, en toutes circonstances, savoir gérer et maîtriser nos ressources cognitives, pouvoir réduire les exigences internes ou externes qui les menacent et ainsi maintenir une réponse cognitive efficace avec discernement, même en conditions dégradées ?
Les témoignages de militaires opérationnels indiquent que l’entraînement est la base minimale de la préparation opérationnelle, à effectuer en conditions réelles, permettant à l’individu de mieux se connaître et ainsi mieux gérer ses propres ressources cognitives et attentionnelles. La préparation est bien entendu physique mais aussi mentale permettant de déterminer les signes physiologiques ou psychologiques de stress ou de fatigue facilitateurs d’un état de surcharge.
La simulation est un outil indispensable à cet effet, bien connu dans les armées technologiques mais qui reste à développer pour la formation de certains personnels de l’armée de Terre. Elle offre l’opportunité, en toute sécurité, d’observer la dégradation des capacités cognitives et décisionnelles d’un individu face à la complexification croissante des équipements et des interfaces qu’il doit gérer et de développer ses facultés d’adaptation à l’imprévu et aux cas non conformes. Elle va aussi permettre de le former dans un environnement de réalité virtuelle, enrichi en situation multitâche multi-modale, à la détection de signaux auditifs ou visuels, afin qu’il automatise le plus possible les actions à réaliser dans le but de réduire sa charge cognitive (cf. Albentosa, et al., p. 116-122).
Une modélisation du concept de charge cognitive est aussi proposée pour caractériser la mécanique cognitive à l’œuvre dans le séquencement perception–cognition–action. Elle nécessite d’expliciter les processus de mémorisation et d’attention mis en œuvre dans le traitement des informations. Il deviendra ainsi plus aisé de perfectionner les méthodes de formation en réduisant la différence entre entraînement immergé et situations réelles de combat (cf. Deniaud, p. 105-115).
Le monitoring est un enjeu clef pour évaluer la capacité d’un individu à rester opérationnel, surtout après une phase d’activité intense et éprouvante sur les plans physique, physiologique ou psychologique. Il va permettre de détecter les périodes de surcharge cognitive, d’abord en simulation et à l’entraînement, puis en ambiance opérationnelle où l’individu est soumis à des contraintes physiologiques fortes, avec le secret espoir que demain des capteurs portatifs pourront être mis en œuvre en conditions réelles (cf. Sauvet, et al., p. 135-144).
De son côté, le monde sportif de haut niveau nous montre la variabilité interpersonnelle de récupération qui pourrait être un élément à prendre en compte dans la gestion des personnels au sein des unités de combat (cf. Carling, p. 71-82).
Le graal serait de pouvoir mesurer en direct la surcharge cognitive et son impact sur les capacités décisionnelles, pour prévenir son émergence au niveau du combattant et du groupe. Certains industriels spécialistes y travaillent, développant des outils de mesure en fonction du degré de difficulté des tâches exécutées, sans oublier que l’interaction des émotions sur les capacités décisionnelles reste très variable selon les individus, ce qui rend la mesure plus complexe mais sur laquelle l’Intelligence artificielle (IA) pourrait potentiellement apporter des solutions à la problématique (cf. It’s Brain et leur outil, p. 164-172).
En outre, plusieurs études sont en cours, ou encore à mener, pour offrir des contremesures efficientes à développer avant la mission, en préparation, mais aussi sur le terrain opérationnel. Si la neuromodulation par stimulation transcranienne non invasive semble offrir des perspectives d’après certains auteurs, d’autres recherches seront encore nécessaires pour évaluer son bénéfice sur l’apprentissage de tâches complexes (cf. Scannella et Chenot, p. 173-184).
Des stratégies protectrices peuvent, dans la même logique, être mises en place pour éviter au combattant de tomber dans cet état de surcharge. Face à la non-détection d’un son distracteur lorsque le niveau de charge perceptive est élevé, des projets portent sur le déclenchement de réactions comportementales rapides et efficaces en utilisant des stimuli rugueux synthétiques, par exemple proches du cri humain, qui pourraient réduire la surdité attentionnelle (cf. Suied, p. 185-193). L’optimisation de la régulation attentionnelle par une technique d’obtention d’une image instantanée de son niveau de concentration, laquelle permet d’optimiser la gestion de sa charge mentale, est aussi à considérer (cf. Berthelot, p. 45-49).
La mindfulness, ou « pleine conscience » en français, est également opérante non seulement pour la gestion de la charge cognitive, particulièrement en situation opérationnelle, mais aussi pour la régulation de la charge mentale dans la durée de la mission (cf. Trousselard, p. 194-198). Cette approche d’optimisation des ressources attentionnelles implique d’être intégrée dans les formations pour être efficaces en opération.
Il apparaît de surcroît nécessaire de développer des interfaces Humain-Machine adaptées aux opérateurs en situation opérationnelle en appréhendant, dès la conception, les interactions entre toutes les composantes des systèmes de systèmes sociotechniques afin de réduire le coût cognitif des interactions dont la complexité ira croissant (cf. Gardinetti, p. 99-104 et p. 159-163).
Néanmoins, et s’ajoutant aux éléments exposés précédemment, les futurs usages du champ de bataille seront profondément remodelés par la facilité accrue à déléguer des tâches, voire des missions, à des plateformes robotiques ayant un niveau élevé d’autonomie. L’effet induit sera une réduction de la charge physique exigée pour le soldat au profit d’un accroissement de sa charge cognitive, et ce, de façon encore plus marquée au niveau tactique. De tels changements impliquent dès aujourd’hui d’anticiper les effets de ces nouveaux usages sur la performance cognitive des combattants et des décideurs militaires, impliquant de futures études à mener non plus exclusivement centrées sur l’individu même, mais sur le collectif militaire plongé au sein des systèmes technologiques qui le soutiennent (3).
Pour finir ce tour d’horizon des actions à mener afin de mieux appréhender les enjeux de la surcharge cognitive, notons que toute altération de performance mentale est particulièrement importante dans le milieu militaire. Ses conséquences sont par conséquent à prendre en compte dans la durée sur le plan médical. En effet, le burn-out, conséquence psychophysiologique de la maladaptation chronique d’un individu à son environnement vécu comme stressant, devrait donc être associé à une cognition dégradée qualifiée de surcharge mentale en dehors de l’action. Un tel constat ouvre la voie à une coordination entre prises en charge individuelle médicale et collective (cf. Canini et Claveri, p. 145-155). L’exemple de la gestion de la surcharge cognitive en situation de crise sanitaire souligne l’importance de prendre en compte ce stress chronique, mais aussi de savoir maintenir au mieux les comportements de santé recommandés au quotidien : autrement dit, des actions aussi simples que veiller à la qualité de son sommeil ou de son alimentation, et se préserver des temps d’activités physiques. Ces règles de vie sont des prérequis à la gestion de la surcharge cognitive en temps de crise dans la durée (cf. Valade et Trousselard, p. 199-212).
* * *
Cet ouvrage clôture un travail de synthèse démarré en 2020 par le CReC Saint-Cyr et l’IRBA sur les contraintes physiologiques et psychologiques majeures qui affectent un soldat en opération : le manque de sommeil, le stress et la surcharge cognitive. Ce triptyque de trois ouvrages que la RDN met à disposition de tous via un accès Internet des plus simples, se veut rappeler les fondamentaux constitutifs du combattant et lui permettre d’anticiper leur prise en compte par des moyens de formation adaptés, des mises en situation simulées ou réelles, progressives, afin qu’il « ne subisse pas » et puisse « durer » lors des missions opérationnelles qu’il aura à mener.
S’ajoute leur nécessaire prise en compte lors de la conception des interfaces Homme-Machine pour les systèmes qui seront demain mis à disposition des militaires. S’il n’a pas été précisément détaillé dans cet ouvrage comment procéder, les réflexions menées montrent l’importance de rendre l’opérateur plus autonome dans la prise en main d’interfaces cognitivement faciles à utiliser et fiables afin qu’il leur accorde sa confiance, synonyme de réduction de la charge mentale associée.
Ces travaux ont ainsi pour ambition d’être partagés, afin de contribuer à la diffusion des connaissances scientifiques qui y sont présentées, dans le but de permettre une meilleure compréhension des mécanismes physiologiques d’un individu soumis à des conditions extrêmes et de favoriser une meilleure formation de celui qui est, et sera, toujours l’instrument premier du combat : le soldat. ♦
(1) Aumonnier Benoît, « Le sommeil : une véritable question pour le commandement et une nécessaire mise en perspective de sa gestion », Cahier de la RDN « Le soldat augmenté : optimisation de la gestion du sommeil », CReC-IRBA, 2022 p. 137-140 (https://www.defnat.com/).
(2) Boisboissel (de) G., « Postface », Cahier de la RDN « Le soldat augmenté : optimisation de la gestion du sommeil », op. cit., p. 145-146 (https://www.defnat.com/).
(3) Billing Daniel C., Fordy Graham R., Friedl Karl E., et Hasselstrøm Henriette, « The Implications of Emerging Technology on Military Human Performance Research Priorities », Journal of Science and Medicine in Sport, 24(10), octobre 2021, p. 947-953. https://doi.org/.