Les missions des forces armées exigent des combattants un engagement sans faille, souvent proche des limites physiques des hommes et des machines. Aujourd’hui, l’hyper-connectivité des systèmes et les opérations multimilieux créent des environnements de plus en plus complexes, dans lesquels l’humain doit apprendre à conserver sa place. La gestion de la charge mentale est devenue une véritable bataille à mener ! Ancien pilote de chasse, l’auteur a rencontré de nombreuses situations dans lesquelles il a ressenti une forte charge cognitive : immédiateté de l’information, flux des données à traiter, etc., autant de nouvelles caractéristiques du combat qui peuvent entraîner, si elles sont mal appréhendées, un dangereux phénomène de saturation. Il propose une méthode simple – le SCAN – pour réussir à rester concentré sous haute intensité.
Apprendre à rester lucide : expérience d’un pilote de Rafale Marine
Dans cet article, je vous présente la manière avec laquelle j’ai abordé la gestion de la charge mentale durant ma carrière dans la chasse embarquée. Cet article fait suite à ceux des précédents Cahiers de la RDN (2022 et 2023), dans lesquels j’avais évoqué la préservation de nos ressources face au stress et à la dette de sommeil, dans des environnements militaires exigeants, comme celui du porte-avions.
Charge mentale : charge de travail et charge psychique
Une erreur régulièrement commise est de considérer que la charge mentale équivaut simplement à la charge de travail générée par la somme des tâches à accomplir, et que de manière tout à fait mécanique, celle-ci serait facilement transposable d’une personne à une autre : voilà, à mon sens, une des premières causes d’épuisement professionnel postmoderne.
En lien étroit avec nos pensées et nos émotions, la charge mentale est une notion complexe, dont la partie immergée, celle de la charge psychique, est particulièrement forte au combat. En tant qu’opérationnel, je conçois la gestion de la charge mentale comme une espèce de « management » des ressources attentionnelles qu’il va falloir engager pour la traiter.
Expérience du combat : pleinement conscient, pleinement présent
Ma profession de pilote de chasse m’aura appris au moins une chose : le fait d’être conscient de ce que l’on fait, et de le rester au cœur de l’action, est un des enjeux majeurs du combattant. Pour mettre en lumière cette capacité essentielle à la bonne conduite de l’action – savoir rester lucide malgré l’intensité de l’engagement –, laissez-moi vous décrire mon premier vol de guerre.
« Nous sommes en 2008. Ma mission consiste à assurer un appui-feu au profit de forces au sol : à tout moment, je dois être capable d’exécuter une frappe air-sol précise et rapide sur demande des commandos. Si les trois premières heures du vol se déroulent sans encombre, la situation bascule brutalement. Les commandos viennent de tomber dans une embuscade et les forces en présence sont largement en faveur de l’ennemi. La tenaille est parfaite, le feu nourri. Les commandos ne peuvent plus ni avancer ni reculer, un de leurs véhicules explose après un tir de roquette… L’engagement est total, pratiquement à bout portant. J’entends les cris des hommes et les claquements des armes à la radio.
L’ordre m’est donné de frapper. Mon cœur bat la chamade, le pic d’adrénaline est à son paroxysme, j’ai la trouille aussi. Pourtant, après quelques secondes de sidération, je me ressaisis et porte assistance aux commandos en réalisant rapidement les bonnes actions en cabine, malgré l’intensité du moment. »
En mettant ma conscience à rude épreuve, ce baptême du feu m’aura démontré que s’il existe plusieurs façons de gagner un combat – saturer l’adversaire et/ou le surprendre –, il n’y a qu’une seule manière d’être défait, celle de perdre la lucidité au cours de l’engagement. Ne plus être conscient dans l’action, c’est tôt ou tard prendre de mauvaises décisions ou, pire encore, ne plus en prendre du tout ; à l’instar d’un boxeur coincé dans les cordes, ne discernant plus la déferlante des coups de son adversaire.
Optimiser ses ressources attentionnelles
Savoir interagir en pleine conscience dans n’importe quel type de situation est la clef de voûte des opérations militaires. Ainsi, la première compétence que je cherche à transmettre à mes équipiers est celle d’être pleinement conscient des choses qui les entourent : s’ils sont capables de percevoir finement leur environnement, alors ils seront en mesure d’interagir avec les éléments du système dans lequel ils évoluent ; et donc, à terme, de décider et agir malgré la surcharge mentale du combat (cognitive et psychique).
C’est la raison pour laquelle j’enseigne aux jeunes pilotes, dès leur arrivée en flottille de chasse, la méthode ORA (1). Cette discipline a pour objectif de renforcer la capacité d’un individu à se concentrer… sur sa propre concentration. Elle lui permet de réguler son attention, en apprenant à faire avec les pensées et les émotions qui l’assaillent.
Autrement dit, ORA permet à celui qui la pratique d’évaluer, à chaque instant, sa propre conscience du monde et de revenir à son point d’attention du moment, le cas échéant. Plus encore, ORA est pour le leader cette aptitude à être dans l’action, tout en étant capable de considérer son groupe et d’en percevoir la qualité des interactions.
Je vous propose ci-après une déclinaison de la méthode ORA – le SCAN –, pratique et facile à mettre en place, extraite du livre Les 6 piliers de la coopération, paru aux Éditions Dunod (2023).
Faire son SCAN
Les pilotes de chasse sont entraînés à contrôler de manière régulière les paramètres de leur avion ainsi que ceux de la mission : à des moments-clefs identifiés en amont (par exemple en sortie de catapulte sur le porte-avions ou avant le tir d’une munition), ils vont « scanner » leurs différents écrans et instruments ; à bord d’un Rafale , ils peuvent même vérifier dans les phases critiques les éléments des avions de leurs équipiers grâce à la liaison de données (carburant, radar, armement, etc.).
À l’instar de ce qui est fait avec les moyens matériels, je propose aux pilotes de transposer cette méthode de travail à leur propre « écran humain », en appliquant le SCAN (Signal, Cause, Action, Next). Outil pertinent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du cockpit, et adaptable à toutes les situations du quotidien, le SCAN permet à chacun d’obtenir une image instantanée de son niveau de concentration.
Le SCAN peut être réalisé à tout moment :
– quand la situation l’impose (une gestion de crise) ;
– ou dès qu’on en ressent le besoin (une charge mentale ressentie forte).
Cette démarche lucide a pour objectif d’optimiser les ressources du moment en développant la capacité de l’individu à se reconcentrer sur le prochain point d’attention, quels que soient les stimuli et distracteurs de son environnement (internes ou externes).
Le SCAN comprend 4 étapes :
• Signal(s)
– Observez, écoutez et captez les signaux physiologiques et psychiques, internes et externes, passés et futurs, plus ou moins « proches » du moment présent. Exemples : votre nœud au ventre ou votre irritation passagère, le stress ou l’apathie anormale d’un collaborateur (cf. figure 1).
– Acceptez tous les signaux perçus pour ce qu’ils sont : des éléments de communication non verbale, des marqueurs et des indices d’une situation en déséquilibre ou en passe de l’être.
• Cause(s)
– Identifiez les causes des signaux et comprenez les liens de cause à effet sans jamais les juger. Le fait de porter un jugement ne serait qu’une dépense d’énergie supplémentaire altérant votre objectivité et la suite du processus.
– Les causes peuvent être multiples, certaines seront liées à vos pensées intimes, d’autres à des sentiments en rapport avec votre environnement, comme une interaction ratée avec l’un de vos collaborateurs par exemple.
– Il est normal d’être traversé au quotidien par toutes sortes d’émotions et chacun d’entre nous a aussi « le droit » d’aller mal de temps en temps, mais ce serait une erreur de s’attaquer aux symptômes plutôt qu’à leurs causes.
• Action
– Commencez par vous poser les questions suivantes : ai-je la main sur la ou les causes identifiée(s) ? Ai-je la possibilité d’agir sur elle(s) à court, moyen ou long terme ? Cela inclut la capacité à agir par subsidiarité ou délégation.
– Si vous avez la possibilité d’agir, définissez un plan d’action dans le temps et dans l’espace (où, quand, comment ?). Si l’action peut être menée rapidement, débarrassez-vous-en au plus tôt.
– Si vous n’avez pas la possibilité d’agir, vous n’avez pas d’autre choix que d’accepter cet état de fait (cela reste une démarche consciente et active). Afin de ne pas ruminer des pensées qui n’ont pas d’issue, observez-les sans les juger et laissez-les passer.
• Next
– Revenez au point d’attention qui mérite justement toute votre attention et filtrez les signaux identiques qui se représenteraient dans un futur proche pour les mêmes raisons : étape la plus importante, c’est l’objectif de performance du SCAN.
– Déclenchez un nouveau SCAN juste avant la prochaine étape clef qui exigera beaucoup de concentration (débriefing de l’entretien RH d’un futur collaborateur ou « pitch » d’une idée novatrice à votre chef) ou dès que votre attention divaguera au cours de la journée.
– Pratiquez le SCAN de manière régulière, vous distinguerez de plus en plus rapidement votre attention « qui part » et saurez ainsi la ramener sur l’objectif du moment de plus en plus rapidement.
Figure 1 – La captation des signaux
Exemple :
1. Signal : crainte liée à vos pensées (signal « intérieur ») et en rapport avec votre vie familiale (signal « futur moyen terme »).
2. Cause[s] : votre aînée vient de décrocher une bourse pour l’université dont elle rêvait… à Sydney. Elle déménage dans six mois. Son déménagement est la cause directe de votre crainte (« C’est un tel changement ! »). Votre méconnaissance de la vie qui l’attend là-bas en est une cause indirecte.
3. Action : avez-vous la main ? Sur la cause directe, non. Vous devez accepter le fait que c’est la décision de votre enfant. Sa vie. Néanmoins, vous avez la main sur la cause indirecte, votre peur de l’inconnu tout à fait normale. En profitant de l’expérience et des conseils des étudiants français qui sont déjà allés là-bas, vous pourrez mieux appréhender ce qui l’attend et être rassuré. Vous projetez donc d’appeler l’organisme en fin de journée afin d’organiser la rencontre avec les étudiants pour votre fille et vous.
4. Next : le signal « crainte » a été accueilli et traité, le reste de votre SCAN étant clair, vous pouvez vous reconcentrer sur la préparation de votre réunion, qui démarre dans moins de 15 minutes maintenant.
J’ai choisi de prendre un exemple de la vie de tous les jours car ce sont ces signaux-là que nous rencontrons régulièrement. Mais la méthode du SCAN fonctionne évidemment dans n’importe quelle situation : il m’est arrivé au cours d’un appontage de nuit, victime de la fatigue et d’un biais de routine (en mer depuis trois mois), de penser à autre chose quelques secondes seulement avant l’impact de mes roues sur le pont. Cette divagation de mon esprit n’aura duré que quelques dixièmes de secondes parce que je l’ai scannée rapidement.
Pour vous entraîner à cette technique de re-concentration, je vous conseille d’associer le SCAN à quelques mouvements d’oxygénation du cerveau (station debout, respiration ventrale profonde) et d’essayer, d’une manière ou d’une autre, de le routiniser. Par exemple, j’ai un camarade qui le pratique systématiquement avant d’ouvrir sa boîte de réception. Personnellement, je ne prends plus l’ascenseur et effectue un SCAN à chaque fois que j’emprunte l’escalier qui mène à mon bureau ou à la salle de réunion.
Au quotidien, utilisons le SCAN pour réguler notre attention et optimiser notre gestion de la charge mentale. ♦
(1) ORA : Optimisation de la régulation attentionnelle. Méthode codéveloppée avec Marjorie Bernier et Jean Fournier, spécialistes de la performance cognitive, lors d’une étude menée avec l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) en 2018 et dirigée par la professeure Françoise Darses (cf. « Effects of Mindfulness Training on Decision-Making in Critical High-Demand Situations: A Pilot Study in Combat Aviation », Safety Science , n° 166, octobre 2023, https://doi.org/10.1016/j.ssci.2023.106204). Se composant essentiellement d’exercices de concentration en environnement saturant, la formation ORA se déroule en général sur une période de six à huit semaines (on entraîne le cerveau comme on entraîne le corps, « No pain, no brain, no gain »).