Dans les situations opérationnelles débarquées, caractérisées par des environnements multitâches, incertains et changeants, l’action orientée vers un but nécessite un équilibre entre des exigences cognitives antagonistes. D’une part, les combattants doivent maintenir et protéger les buts de la tâche en cours pour se prémunir des informations distractrices (stabilité attentionnelle). D’autre part, ils doivent reconfigurer leur système cognitif lorsqu’une tâche devient nouvellement pertinente en raison d’une exigence situationnelle (flexibilité attentionnelle). Cet article examine les processus de contrôle cognitif qui sous-tendent l’activité du combattant entre stabilité et flexibilité attentionnelle, ainsi que les coûts associés à la flexibilité attentionnelle en contexte multitâche.
Le contrôle cognitif du combattant débarqué : entre flexibilité et stabilité attentionnelle
En matière de cognition, la réalisation d’une tâche requiert la sélection et l’activation d’une représentation de cette tâche qui renvoie à une configuration du système cognitif (appelée « task-set », Rogers et Monsell, 1995). Cette configuration est spécifique au sens où elle organise un ensemble de processus perceptifs, attentionnels, mnésiques et moteurs nécessaires pour la réaliser. Dans les environnements complexes, le maintien d’une telle configuration sous-tend la cohérence du comportement, en modulant le traitement des informations et des sorties motrices en fonction du but et du contexte, tout en inhibant les informations distractrices. Ainsi, interagir avec son environnement sans fournir invariablement la même réponse aux mêmes stimulations, mais en articulant des traitements et des actions en adéquation avec un but, nécessite une forme de contrôle de l’activité cognitive. Ce contrôle cognitif – aussi appelé contrôle exécutif – renvoie aux processus de contrôle d’une configuration du système cognitif associée à une tâche, à savoir son établissement, son niveau d’activation, et son éventuel maintien face aux sollicitations externes.
Dans les situations opérationnelles, l’efficience du contrôle cognitif mis en œuvre par les combattants est un facteur critique de la réussite des missions (Chérif et al., 2018). Elle est singulièrement importante dans les situations débarquées (i.e. à pied), caractérisées par des environnements multitâches, incertains et changeants, au sein desquels les décisions doivent parfois être prises sous contrainte temporelle (Nibbeling et al., 2014). Les situations débarquées exposent aussi les combattants à de nombreux stimuli inattendus en raison des informations incomplètes dont ils disposent sur le champ de bataille, ce qui leur impose, en plus de l’imprévisibilité des manœuvres ennemies, une exigence attentionnelle particulièrement élevée. À titre d’exemple, un combattant peut être amené à focaliser son attention sur les informations pertinentes pour la tâche en cours et inhiber l’orientation de son attention vers les informations perceptivement saillantes, tout en surveillant son environnement à la recherche de menaces. Pour ce faire, il doit focaliser son attention pour se prémunir des interférences susceptibles de perturber son activité, mais il doit également maintenir une sensibilité à une profusion de stimuli pouvant indiquer une plus haute priorité en engageant des déplacements répétés de l’attention d’une information à une autre et/ou d’une tâche à une autre. Le contrôle cognitif exercé par le combattant débarqué se caractérise donc par une balance entre stabilité (maintien d’une configuration cognitive associée à une tâche) et flexibilité (changement de configuration) selon le caractère plus ou moins changeant du contexte : les réponses à des mêmes stimuli peuvent changer si de nouvelles intentions sont formées, et les réponses à des stimuli changeants peuvent rester constantes, si les buts sont maintenus dans le temps et dans différentes situations.
Les processus de contrôle cognitif qui sous-tendent une telle balance permettent aux combattants d’ajuster l’allocation de leurs ressources attentionnelles à l’évolution des exigences situationnelles. En psychologie et en neurosciences cognitives, ces processus ont souvent été étudiés dans le contexte des situations multitâches (Musslick et Cohen, 2021). Dans ces situations, le contrôle cognitif joue un rôle essentiel consistant à organiser les multiples traitements de l’information qui ont lieu de manière concurrente ou séquentielle pour satisfaire aux contraintes imposées par un environnement offrant diverses possibilités d’actions.
Le contrôle cognitif en situation multitâche
Le concept de situation multitâche désigne toute situation où un combattant doit mener la réalisation parallèle de deux ou plusieurs tâches. Cette définition renvoie à une multitude de situations, fréquemment rencontrées en contexte opérationnel, que l’on distingue habituellement par la façon dont se superposent les activités mentales propres à l’exécution de chaque tâche (Salvucci et Taatgen, 2011). Lorsque les tâches sont réalisées strictement simultanément, ou avec une légère asynchronie, l’exécution des tâches est dite concurrente (on parle alors de double-tâche, voir la figure 1). Lorsque les tâches sont réalisées les unes après les autres, l’exécution des tâches est dite séquentielle (on parle alors d’alternance de tâches).
Figure 1 – Représentation schématique des différentes classes de situations multitâches. Dans le cas de double tâche, les tâches sont réalisées strictement simultanément ou avec une légère asynchronie. L’exécution des tâches est dite concurrente. Dans le cas de l’alternance de tâches, les tâches sont réalisées les unes après les autres. L’exécution des tâches est dite séquentielle.
Il est solidement établi que ces deux (1) classes de situations multitâches (double-tâche et alternance de tâches) compromettent les performances cognitives (Salvucci et Taatgen, 2011). Dans le cas de la double-tâche, l’exécution simultanée d’une tâche principale et d’une tâche secondaire repose sur la capacité de l’opérateur à partager son attention entre les deux tâches. Hormis lorsque le traitement de ces tâches est largement automatisé, l’exécution d’au moins l’une d’entre elles se réalise de manière dégradée en raison du partage des ressources attentionnelles, qui sont par définition limitées (Wickens, 2002). Il a été proposé que la limitation des performances en situation de double-tâche soit causée par l’existence d’un goulet d’étranglement situé à un niveau central du traitement de l’information (i.e. situé entre les processus perceptifs et la sortie motrice) dont le taux d’occupation temporelle détermine le coût cognitif pour l’activité (Pashler, 1994). Dans le cas de l’alternance de tâches, le déplacement de l’attention d’une tâche à une autre entraîne un coût à la performance qui est attribué au temps nécessaire pour reconfigurer le système cognitif et/ou à l’interférence causée par l’inertie de la configuration cognitive précédente (Monsell, 2003). Bien que ces deux hypothèses – qui feront l’objet d’un développement dans une prochaine section – soient encore débattues, ce coût à la performance, traduit par une augmentation du temps de réponse et du taux d’erreurs comparativement à l’exécution répétée d’une seule et même tâche, constitue un résultat scientifique très robuste, toujours observé lorsque le moment de l’alternance est prédictible, qu’un temps de préparation est fourni avant de réaliser l’autre tâche, et que les participants sont entraînés aux tâches devant être exécutées (pour revue, voir Grange et Houghton, 2014). Cet ensemble de preuves comportementales montre que le coût cognitif inhérent à l’alternance de tâches forme un autre facteur de limitation de la performance cognitive des combattants en situation multitâche, lui aussi lié à l’architecture du système cognitif. Ainsi, si la double-tâche est un paradigme ayant été communément utilisé pour étudier le contrôle cognitif et la surcharge cognitive dans les situations militaires, nous portons intérêt dans la suite de cet article à la contrainte d’alternance de tâches et aux paradigmes permettant de mesurer ses effets afin de fournir une vision plus complète des mécanismes contributifs de la dégradation des performances en situation multitâche.
Les paradigmes d’alternance de tâches
Les paradigmes d’alternance de tâches permettent d’isoler les processus de contrôle cognitif – en particulier attentionnel (2) – impliqués lorsqu’un participant opère un changement de but interne. Un paradigme classiquement utilisé est le paradigme de tâches indicées (task-cueing paradigm, Meiran, 1996) dans lequel des participants doivent réaliser (ou non) des alternances entre une tâche A et une tâche B à la suite d’une instruction (appelée indice). À chaque essai, un indice est présenté avant l’apparition du stimulus et indique quelle est la tâche à réaliser (voir figure 2). Le plus souvent, les essais sont présentés en série et organisés en trois blocs expérimentaux : I) un bloc « pur » dans lequel une tâche A est requise à chaque essai, II) un bloc « pur » dans lequel une tâche B est requise à chaque essai, III) un bloc « mixte » dans lequel les tâches A et B sont aléatoirement requises en fonction de l’indice présenté. Cette organisation permet de catégoriser les essais réalisés par les participants en trois classes : « tâche simple », « répétés » et « alternés ». Les essais « tâche simple » correspondent aux essais présentés dans les blocs purs, où les participants sont plongés dans un contexte situationnel monotâche. Les essais « alternés » et « répétés » correspondent aux essais présentés dans les blocs mixtes, où les participants sont plongés dans un contexte situationnel multitâche. Ils sont définis par voie de dépendance à l’essai qui les précède : si la tâche réalisée à l’essai n-1 diffère de celle réalisée à l’essai n, alors l’essai n est un essai « alterné ». Si la tâche réalisée à l’essai n-1 est identique à celle réalisée à l’essai n, alors l’essai n est un essai « répété ».
Figure 2 – Paradigme d’alternance de tâches indicées. Chaque essai est composé de la présentation d’un indice (« point » ou « losange ») indiquant quelle est la tâche à exécuter (point = tâche de lecture ; losange = tâche de couleur), suivie de la présentation des stimuli auquel les participants doivent répondre. Dans les blocs purs, une seule et même tâche est requise tout au long des essais (à gauche : la tâche de lecture ; au milieu : la tâche de couleur). Dans les blocs mixtes, les tâches de lecture et de couleur sont aléatoirement requises en fonction de l’indice présenté en début d’essai.
Ce paradigme présente l’avantage de constituer des situations très standardisées : les stimuli composant les environnements de chaque tâche et les exigences relatives à la sélection de la réponse sont équivalents à tous les essais et les effets de différents facteurs sur la performance cognitive peuvent être rigoureusement examinés. Typiquement, il est exigé des participants qu’ils répondent « le plus rapidement possible mais sans sacrifier la justesse de leurs décisions » à un ensemble spécifique de stimuli (chiffres, mots, formes) en appuyant sur une touche selon des règles arbitraires (e.g. « appuyer sur la touche de gauche si la forme présentée est un cercle ou sur la touche de droite si la forme présentée est un carré »). Dans la plupart des études, les tâches utilisées dans ces paradigmes sont des tâches arithmétiques, d’identification ou de catégorisation relativement simples (Monsell, 2005). À titre d’exemple, l’alternance de tâches peut consister à présenter un chiffre se situant entre 1 et 9 (excepté 5) et à demander aux participants de juger si le chiffre est pair ou impair (tâche de parité) ou si ce chiffre est inférieur ou supérieur à 5 (tâche de magnitude). Dans d’autres cas, elle peut consister à présenter simultanément deux chiffres et à demander aux participants de les additionner (tâche d’addition) ou de les multiplier (tâche de multiplication). Il convient aussi de mentionner – pour la suite de l’exposé – qu’il peut être demandé aux participants de répondre à des stimuli impliquant un fort conflit entre les tâches. Comme l’illustre la figure 2, un exemple classique est les stimuli de Stroop (1935), pour lesquels les participants doivent alterner entre nommer le mot présenté (tâche de lecture) et nommer la couleur dans laquelle le mot est présenté (tâche de couleur). Étant donné que ces stimuli activent les configurations cognitives rattachées à ces deux tâches, les deux schémas d’action entrent en conflit. Dans la tâche de couleur, ce conflit cause une considérable augmentation des temps de réponse et des taux d’erreur lorsque l’information pertinente pour la tâche (la couleur du mot) et l’information non pertinente pour la tâche (l’identité du mot) sont associées à des réponses différentes (e.g. le mot « vert » coloré en rouge), relativement aux essais dans lesquels les réponses associées aux deux tâches sont identiques (e.g. le mot « rouge » coloré en rouge). Ces résultats montrent que les informations situationnelles non pertinentes (i.e. associées la tâche non actuellement requise) interférent avec le traitement cognitif de la tâche en cours du fait de la compétition entre les deux schémas d’action.
Au total, indépendamment de la notion de conflit, ces paradigmes visent à quantifier les coûts cognitifs induits par l’alternance de tâches parce qu’ils sont considérés comme une mesure indirecte des processus de contrôle impliqués dans l’établissement d’une nouvelle configuration cognitive lorsque plusieurs tâches doivent être séquentiellement exécutées.
Les coûts associés à la flexibilité attentionnelle
Les coûts cognitifs observés au moyen des paradigmes d’alternance de tâches représentent une mesure indirecte de l’efficience des processus de contrôle impliqués dans l’alternance entre deux tâches. En cela, ils permettent d’apprécier les coûts associés à la flexibilité attentionnelle (Geddert et Egner, 2022). Pour déterminer ces coûts, les performances obtenues aux trois classes d’essais précédemment établies sont comparées afin de quantifier les impacts au plan du contrôle cognitif liés à l’exécution alternée de deux ou plusieurs tâches.
Une première mesure, appelée coût d’alternance (switch cost), constitue une mesure des processus directement impliqués lors de la transition d’une tâche à une autre (voir figure 3). Elle correspond à la différence de performance entre les essais « alternés » et les essais « répétés » présentés à l’intérieur des blocs mixtes (i.e. comprenant deux tâches différentes). Le coût d’alternance reflète donc les opérations de contrôle attentionnel intervenant localement, à chaque fois que la transition d’une tâche à une autre est requise. Une seconde mesure, appelée coût mixte (mixing cost), constitue une mesure plus englobante de la contrainte d’alternance de tâches. Elle correspond à la différence de performance entre les essais « répétés » présentés à l’intérieur des blocs mixtes, et les essais « tâche simple » présentés à l’intérieur des blocs purs (i.e. comprenant une seule tâche). Le coût mixte n’est donc pas calculé par comparaison aux moments de transition d’une tâche à une autre. Il reflète l’implication d’autres processus impliqués dans l’instauration d’un état de préparation aux différentes tâches pouvant être requises dans le contexte multitâche. Cet état de préparation entraîne un coût cognitif qui lui est propre, pour assurer le maintien relativement actif chez l’opérateur des multiples configurations cognitives associées aux différentes tâches composant les blocs mixtes.
Figure 3 – Représentation des coûts associés à la flexibilité attentionnelle (en temps de réponse) dans un paradigme d’alternance de tâches. Pour quantifier le coût mixte (mixing cost), les performances (temps de réponse et taux d’erreur) obtenues aux essais « tâche simple » (présentés dans les blocs purs) et aux essais « répétés » (présentés dans les blocs mixtes) sont comparées. Pour quantifier le coût d’alternance (switch cost), les performances (temps de réponse et taux d’erreur) obtenues aux essais « alternés » (présentés dans les blocs mixtes) et aux essais « répétés » (présentés dans les blocs mixtes) sont comparées.
Le coût d’alternance et le coût mixte reflètent donc des processus de contrôle cognitif qui opèrent à des niveaux différents. Le coût mixte reflète des processus opérant à un niveau global, alors que le coût d’alternance reflète des processus opérant localement lors de la transition d’une tâche à l’autre. L’intérêt de mener une analyse conjointe de ces deux coûts est de capturer l’ensemble des processus de contrôle qui sous-tendent la flexibilité en situation multitâche : des processus transitoires survenant spécifiquement lors de l’alternance d’une tâche à une autre, aux processus durables correspondant au rehaussement du niveau d’activation et d’effort mental relativement aux situations monotâche (Rubin et Meiran, 2005).
Théorie du coût d’alternance
Les hypothèses théoriques proposées pour expliquer l’origine causale du coût d’alternance se divisent principalement en deux catégories : 1) l’hypothèse de reconfiguration et 2) l’hypothèse d’interférence.
1) D’après l’hypothèse de reconfiguration (Rogers et Monsell, 1995), le coût d’alternance proviendrait de la nécessité de reconfigurer le système cognitif lors de la transition d’une tâche à une autre. La reconfiguration du système cognitif se réfère au mécanisme par lequel un individu peut activer les éléments pertinents pour la tâche en cours et inhiber les éléments se rapportant à la tâche précédente, devenus non pertinents. Ce processus de reconfiguration est nécessaire uniquement aux essais alternés pour assurer l’établissement de la configuration nécessaire à la réalisation de la tâche nouvellement requise, ce qui explique l’allongement des temps de réponse dans cette condition (voir figure 4). Dans cette perspective, le coût d’alternance traduit le recrutement de processus de contrôle exécutifs intervenant dans la reconfiguration du système cognitif en raison du fait que la configuration préalablement établie n’est plus adaptée. Sur le plan empirique, cette hypothèse est appuyée par toute une ligne de recherches montrant un effet du temps de préparation sur la magnitude du coût d’alternance. Dans les paradigmes de tâches indicées, le temps de préparation correspond à l’intervalle temporel séparant le moment d’apparition de l’indice et le moment d’apparition du stimulus. Lorsque ce temps est manipulé, on observe que la magnitude du coût d’alternance varie en fonction du temps de préparation alloué aux participants : plus les participants possèdent de temps pour effectuer la reconfiguration, moins celle-ci retarde l’exécution de la tâche.
Figure 4 – Hypothèses émises quant à l’origine causale du coût d’alternance. D’après l’hypothèse de reconfiguration, le coût d’alternance proviendrait de la nécessité de reconfigurer le système cognitif. Dans cette perspective, la séquence des processus cognitifs permettant d’exécuter une tâche nouvellement requise est augmentée d’une étape. D’après l’hypothèse d’interférence, le coût d’alternance proviendrait de l’inertie de la tâche précédente qui interfère avec la tâche en cours. Dans cette perspective, la séquence des processus cognitifs permettant d’exécuter une tâche nouvellement requise est structurellement inchangée, mais au moins une étape (e.g., l’étape de sélection de la réponse) est prolongée.
2) D’après l’hypothèse d’interférence, le coût d’alternance proviendrait du phénomène d’inertie de la tâche précédente, qui interférerait avec le traitement de la tâche nouvellement requise (Allport et al., 1994). Dans cette perspective, le coût d’alternance n’est pas causé par la nécessité de reconfigurer le système cognitif, mais par l’activation résiduelle du schéma d’action précédent qui prendrait la forme d’un effet d’interférence qui se dissipe passivement avec le temps. En d’autres termes, une fois qu’un schéma d’action est sélectionné, la configuration cognitive qui lui est associée demeure activée pendant un certain moment, créant ainsi de l’interférence lorsque le participant doit réaliser une autre tâche. Cette hypothèse a reçu un fort soutien empirique des études ayant montré l’existence de coûts d’alternance asymétriques (i.e. différents selon la direction de l’alternance : tâche A->tâche B, ou tâche B ->tâche A). Le cas des tâches de Stroop en est une parfaite illustration. Alterner de la tâche de couleur du mot (peu automatisée) vers la tâche de lecture du mot (très automatisée chez les lecteurs réguliers) produit un coût d’alternance significativement plus important que l’autre direction d’alternance. Il a été proposé que cette asymétrie relève du plus haut degré de contrôle devant être exercé lors de l’exécution de la tâche couleur, à l’essai précédent, pour contrer la réponse consistant à lire le mot et ainsi gérer le conflit avec la tâche de lecture qui lui est dominante du fait du caractère irrépressible de la lecture. Un tel degré de « focus » attentionnel pendant l’exécution de la tâche de couleur conduit, au moment où la tâche de lecture est requise, à ce que la configuration cognitive associée à la tâche de lecture soit tellement inhibée qu’une plus grande durée est nécessaire pour rehausser son niveau d’activation et permettre son exécution.
En l’état actuel des connaissances, il est de plus en plus admis que les phénomènes relatifs à ces deux hypothèses participent au coût d’alternance (Grange et Houghton, 2014). Il a en effet été montré que la magnitude du coût d’alternance varie en fonction du temps de préparation alloué aux participants ainsi qu’en fonction du temps alloué à la dissipation de l’interférence causée par l’activation résiduelle de la tâche précédente. Le coût d’alternance a donc (au moins) une double origine causale, tenant à la fois au temps nécessaire au déploiement des processus de reconfiguration du système cognitif et au temps nécessaire pour que l’interférence causée par la configuration cognitive précédente se dissipe.
Le dilemme stabilité-flexibilité
Les modèles de contrôle cognitif s’accordent sur le fait qu’un plus haut degré de contrôle attentionnel exercé sur une tâche (i.e. la force du maintien exercé sur une configuration cognitive) installe une plus grande stabilité cognitive qui conduit en général à une meilleure performance (Musslick et Cohen, 2021). En dépit de ce bénéfice, les études menées en laboratoire montrent que les participants s’abstiennent en général d’allouer un haut degré de contrôle lorsqu’ils exécutent une tâche, sauf à être récompensés pour cela. Dès lors, il peut être permis de se demander pourquoi les participants n’engagent pas routinièrement un haut degré de contrôle à une tâche dans laquelle ils sont pourtant déjà engagés. La raison tient au même phénomène que celui causant les coûts d’alternance asymétriques : plus le contrôle attribué à une tâche est élevé, plus il est difficile et coûteux d’alterner vers une autre tâche. Ce constat met en lumière le dilemme stabilité-flexibilité auquel sont confrontés les combattants, et qu’ils doivent perpétuellement régler, pour déployer une activité cognitive leur permettant de répondre aux exigences opérationnelles. Un mauvais ajustement de l’équilibre stabilité-flexibilité peut se traduire par un comportement trop rigide ou trop distrait, tous deux délétères à la sécurité des combattants et des missions. Il est donc important d’examiner la manière dont cet équilibre peut être régulé et de se doter d’outils permettant de le mesurer.
Au laboratoire, des mesures de la stabilité et de la flexibilité attentionnelle peuvent être recueillies au moyen des paradigmes d’alternance de tâches indicées (voir figure 5). Comme déjà mentionné, dans ces paradigmes, la flexibilité attentionnelle est évaluée à partir de l’efficience des processus de contrôle permettant de passer d’une tâche à une autre. Le coût d’alternance (différence de performance entre les essais « alternés » et « répétés ») représente donc une mesure inverse de la flexibilité cognitive : moins le coût d’alternance est élevé, plus la flexibilité cognitive est grande. Pour caractériser la stabilité attentionnelle, la mesure utilisée est le « coût d’incongruence ». Dans le cas des tâches de Stroop, ce coût correspond à la différence de taux d’erreur et/ou de temps de réponse entre les essais incongruents (i.e. différentes réponses dans la tâche de lecture et la tâche de couleur) et congruents (i.e. même réponse dans la tâche de lecture et la tâche de couleur). Plus l’incongruence affecte un participant, moindre est sa stabilité cognitive, au sens où il ne résiste que peu aux interférences émanant des informations non pertinentes pour la tâche en cours.
Figure 5 – Mesures de stabilité et de flexibilité attentionnelle au sein d’un paradigme de tâches indicées. La flexibilité attentionnelle est évaluée à partir de la différence de performance entre les essais « alternés » et « répétés » (i.e., coût d’alternance). Moins le coût d’alternance est élevé, plus la flexibilité cognitive est grande. La stabilité attentionnelle est évaluée à partir de la différence performance, au sein des essais « répétés », entre les essais incongruents (différentes réponses dans la tâche en cours et la tâche concurrente) et congruents (même réponse dans la tâche en cours et la tâche concurrente).
Existe-t-il un état de contrôle cognitif idéal ? Est-il préférable d’être plus stable ou plus flexible ? Sur le plan opérationnel, une dimension cruciale à aborder en réponse à cette question est celle de l’état de contrôle qui exige le plus d’efforts et de ressources mentales. Même sous ce seul angle, donner réponse à cette question n’est pas aisée. En effet, bien que l’alternance de tâches entraîne un coût cognitif, dans un contexte où les buts ou la situation évoluent fréquemment, le cumul de ces coûts pourrait être inférieur aux coûts nécessaires pour continuellement protéger le système cognitif contre les informations distractrices qui lui parviennent. Au contraire, si certains contextes offrent aux combattants un contrôle total de l’évolution de la situation, il peut devenir opportun de ne pas se placer en capacité de pouvoir assouplir les buts en réponse aux changements situationnels et ce, afin de réduire l’influence des distractions provenant de l’environnement et ainsi faciliter le maintien de l’objectif poursuivi. Comme l’illustrent ces exemples, ni une stabilité ni une flexibilité élevée ne sont intrinsèquement préférables ; c’est la capacité du combattant à adapter son niveau de stabilité ou de flexibilité au contexte – c’est-à-dire à mettre en œuvre un « contrôle cognitif stratégique », modulant son habileté à détecter et répondre aux changements – qui est cruciale pour évoluer avec efficience et sécurité dans les milieux opérationnels.
Enjeux pour la recherche au service du combattant
En ouverture de cet article, nous indiquions que l’action orientée vers un but dans les situations débarquées, caractérisées par des environnements multitâches, changeants et incertains, nécessite de trouver une balance entre des exigences cognitives antagonistes. D’une part, les combattants doivent maintenir et protéger les objectifs liés à la tâche en cours pour se prémunir des informations distractrices (stabilité attentionnelle). D’autre part, ils ont besoin de rapidement reconfigurer leur système cognitif pour effectuer une tâche nouvellement requise à la suite d’un changement de l’environnement et/ou de but interne (flexibilité attentionnelle). Bien que le contrôle cognitif donne lieu à une adaptation de l’activité cognitive permettant d’y faire face, cette flexibilité consistant à alterner entre plusieurs tâches s’accompagne de coûts à la performance, traduits par une augmentation du temps de réponse et du taux d’erreurs comparativement à l’exécution répétée d’une seule et même tâche. Dans les situations débarquées, cette contrainte d’alternance se retrouve renforcée par la nécessité d’exécuter des actes élémentaires et réflexes dont les configurations cognitives sont très distinctes (e.g. rendre compte, progresser, mettre en œuvre son armement), exigeant le recrutement de processus de contrôle qui réorganiseront les ressources attentionnelles pour l’acte en cours mais limiteront la performance. Il est donc crucial de mieux comprendre la manière dont les combattants mettent en œuvre un contrôle attentionnel adapté aux exigences situationnelles et de documenter quelles peuvent être les conséquences d’une altération de ce contrôle sur les décisions qu’ils prennent « en contexte », afin de les prévenir.
À cette visée, trois lignes de recherche nous semblent devoir être favorisées. Premièrement, malgré la quantité de travaux ayant porté sur le contrôle cognitif, les effets néfastes de l’alternance de tâches ont souvent été étudiés au moyen de tâches et de stimuli simples, peu représentatifs des propriétés informationnelles des environnements débarqués. Une première disparité tient au fait que la confrontation à des stimuli simples (chiffres, mots, formes) et statiques implique peu d’informations à traiter en mémoire de travail, contrastant avec les situations débarquées qui contiennent une profusion d’informations pertinentes et non pertinentes pouvant excéder les capacités attentionnelles. Une autre disparité tient à l’utilisation de stimuli pour lesquels la réponse à produire est univoque et non ambiguë, alors que les combattants prennent souvent des décisions à partir d’informations « bruitées » ou dégradées (vues obstruées, camouflées, faiblement illuminées). Ces disparités entravent la généralisation des résultats actuellement disponibles aux situations militaires, et indiquent d’examiner les performances d’alternance de tâches avec des stimuli qui reflètent davantage les exigences cognitives imposées par ces situations, en incorporant des stimuli complexes, dynamiques et « bruités ».
Deuxièmement, les travaux portant sur le contrôle cognitif se sont attachés à employer des tâches que l’on pourrait qualifier de purement cognitives, au sens où elles n’impliquent pas de dimension motrice (en dehors d’un appui touche). Si cette approche est pertinente pour isoler les processus de contrôle cognitif de tout facteur susceptible de les influencer, la conséquence est que l’activité cognitive analysée est réduite à des processus de contrôle détachés de l’action à entreprendre, la rendant peu transférable aux situations réelles. Eu égard à la forte intrication entre les processus cognitifs et moteurs dans les situations débarquées, analyser le contrôle cognitif au sein de protocoles préservant la relation fonctionnelle cognition/action permettra d’identifier des marqueurs comportementaux de l’efficience du contrôle cognitif, ouvrant vers des méthodes d’optimisation et des contre-mesures.
Troisièmement, un fort intérêt applicatif réside dans l’investigation des mécanismes – très peu explorés à ce jour – régissant la régulation du compromis entre stabilité attentionnelle et la flexibilité attentionnelle. En particulier, l’élucidation de quelles sont les informations exploitées par un combattant pour réguler ce compromis, et de quelle est la durée pendant laquelle un combattant peut réguler ce dernier en réponse à une bonne sensibilité au contexte.
Par un tel programme, nous pensons que de futurs travaux permettront des avancées significatives dans la compréhension du contrôle cognitif mis en œuvre par les combattants, en réduisant la distance instaurée entre le laboratoire et les situations opérationnelles par des simplifications excessives des modalités d’interaction combattant/contexte. Il existe là tout un axe de recherches à explorer dont les retombées seront mises au service du combattant.
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Wickens Christopher D. « Multiple Resources and Performance Prediction », Theoretical Issues in Ergonomics Science, 3(2), 1995, p. 159-177.
(1) Notons, pour rigoureusement caractériser la diversité des situations multitâches, qu’une troisième classe de situation multitâche existe : l’interruption de tâche. Elle correspond à la suspension temporaire d’une tâche en cours, généralement déclenchée par l’obligation d’en exécuter une autre de plus grande priorité. Dans le cas d’une interruption de tâche, le passage de la tâche principale à la tâche interruptive entraîne un déficit cognitif qui résulte de la récupération des objectifs liés à la tâche interrompue (Altmann et Trafton, 2002). Lorsque l’interruption est terminée, les objectifs de la tâche principale doivent être récupérés en mémoire et réactivés. Ces opérations cognitives entraînent un coût cognitif qui entrave temporairement l’exécution de la tâche principale au moment de sa reprise et affectent négativement la performance.
(2) Si le contrôle cognitif renvoie à l’ensemble des processus qui participent à configurer le traitement de l’information pour accomplir la ou les tâches qui incombent à un individu (dont ceux qui sous-tendent l’ajustement des seuils de sensibilité aux stimuli cibles et distracteurs), il est entendu par contrôle attentionnel les processus activement mobilisés pour organiser les ressources attentionnelles d’une manière particulière pour la tâche en cours (Ritz et Shenhav, 2023).