À l’aide de quelques considérations philosophiques issues de travaux sur la phénoménologie de la perception, nous exposerons l’intérêt de parler d’une « phénoménologie de la cognition » pour poser, selon cette terminologie, les fondements ontologiques de ce que signifierait percevoir, penser et agir. Nous illustrerons, dans un premier temps, les fondements de ce nouveau paradigme à l’aide d’une métaphore que nous nous proposerons d’intituler « la mécanique cognitive relativiste ». Suite à cette mise en perspective, nous présenterons quelques modèles des sciences cognitives à considérer pour repenser la caractérisation non pas de la charge ou de la surcharge cognitive mais de la mécanique cognitive du combattant débarqué.
Définition et mesure de la charge cognitive chez le soldat débarqué : de la « phénoménologie de la cognition » à l’idée d’une « mécanique cognitive »
Introduction sur la phénoménologie de la perception, de la cognition et de l’action
Jean Piaget, fondateur des premières théories sur le développement cognitif, a écrit que « connaitre ne consiste pas à copier le réel mais à agir sur lui et à le transformer » (Vergnaud, 2002). Nous pourrions ici reformuler son propos par « le monde n’est que ce que j’en expérimente par mes actions ou les intentions que je peux projeter dessus, et de la même manière je ne suis que ce que le monde me permettra d’en percevoir, penser et agir ». C’est, en substance, l’idée que nous formulons pour résumer le positionnement ontologique de notre réflexion sur la boucle perception-cognition-action qui sous-tend l’interaction du soldat avec son environnement (Stewart et al., 2012). Nous appuyons notre réflexion en nous basant sur les propos du phénoménologue et philosophe français Merleau-Ponty (1956) qui évoquait dans ses travaux comme le rappelle Luyat (2014) que : « la chose perçue, elle-même est paradoxale, elle n’existe que tant que quelqu’un peut l’apercevoir… » complétant son propos par cette autre idée consistant à dire que « je ne peux donc concevoir de lieu perceptible où je ne sois moi-même pas présent ». Dès lors, dans notre exemple du soldat et de son environnement, on ne peut envisager l’environnement (a fortiori perceptible) que comme une somme de phénomènes qui auraient au préalable été exposés à notre cognition via notre perception (Depraz, 2010). On retrouve dans les sciences cognitives des idées analogues à la phénoménologie de la perception évoquée par Merleau-Ponty dans les idées émanant de la théorie écologique de la perception de Gibson (1979), où l’usage du monde est présupposé par le monde lui-même qui, à la manière d’une poignée de porte, contient déjà sa suggestion d’action autosuggérée sans qu’il soit nécessaire de l’expliciter (Slanskis, 1993). L’auteur souligne qu’il n’y a pas d’action sans perception mais, de la même façon, qu’il n’y a pas de perception sans action dans la mesure « où nous n’avons pas affaire aux objets eux-mêmes, mais uniquement à la manière dont nous les percevons » ou aux idées de ces objets eux-mêmes, c’est-à-dire dans les suggestions d’actions auxquelles ils nous renvoient. Pour mieux se représenter ces propos de la phénoménologie, il nous semble intéressant d’illustrer les concepts de charge cognitive, de perception, cognition et action en faisant une analogie avec certains concepts de physique théorique qui nous permettront d’illustrer l’agencement de plusieurs considérations de concepts des sciences cognitives dans ce qu’il conviendra d’appeler la métaphore d’« une mécanique cognitive ».
La métaphore de la mécanique cognitive relativiste
Charge cognitive : métaphore de la force d’interaction attentionnelle ou poids cognitif
Considérons le soldat et l’environnement comme des systèmes d’information équivalents c’est-à-dire possédant chacun une « masse cognitive d’informations » et qui, placés dans un espace-temps-cognitif (Versace, 2021), vont faire peser l’un sur l’autre « un poids cognitif » lorsque plongés rétrospectivement dans ce que nous allons dénommer (par analogie avec la physique de la gravitation) « le champ gravitationnel-attentionnel » de l’autre. Dans notre exemple nous proposons d’assimiler un environnement à toute entité capable d’influencer une action sur le système soldat et de traiter tout ou partie des informations le caractérisant (par exemple, un autre système soldat, une technologie de capteurs et/ou de système d’information…).
Figure 1 : Force d’interaction gravitationnelle « attentionnelle »
L’idée du triptyque phénoménologique « perception-cognition-action », évoquée dans notre propos liminaire, s’illustre ici par le fait que le soldat ne peut agir sur l’environnement que parce qu’il le perçoit et qu’en même temps celui-ci « perçoit » le soldat parce qu’il « agit » sur lui. Chaque système (soldat ou environnement) n’acquiert donc de « poids cognitif » que s’il est placé dans la déformation de l’espace-temps cognitif (ou champ attentionnel) générée par la masse cognitive de l’autre entité.
Fig. 2 : Illustration de la métaphore d’une « mécanique cognitiviste » : le phénomène de gravitation attentionnelle
C’est l’apparition de ce poids cognitif d’un système (ayant une masse cognitive) placé dans le champ attentionnel d’un autre système cognitif (ayant lui aussi une masse cognitive) que l’on caractérisera comme la manifestation de ce que l’on considère être la charge cognitive, c’est-à-dire, en définitive, la capture attentionnelle d’un système cognitif par un autre système cognitif. Cette idée basée sur une analogie avec le concept d’interaction gravitationnelle en mécanique classique permet également d’illustrer que « le sujet cognitif » soldat est en fait tout autant un « objet cognitif » pour l’autre système qu’est son environnement et qui, dans le triptyque phénoménologique de la boucle perception-cognition-action, peut également constituer « un sujet cognitif » à part entière. En effet les systèmes cognitifs « soldat et environnement » peuvent chacun acquérir un poids cognitif dans le champ attentionnel de l’autre.
De la charge cognitive à la surcharge cognitive : « mécanique cognitive »
Nous venons de voir qu’il y aurait charge cognitive dès lors qu’une masse cognitive se voit placée dans la déformation cognitive de l’espace-temps engendrée par une autre masse cognitive. Cette « gravitation attentionnelle » caractérise une interaction attentionnelle entre deux systèmes dans un espace-temps cognitif dédié. Ce qui signifie que chaque système possède une masse cognitive intrinsèque mais qui n’aura pas le même poids quand placée dans différents champs attentionnels. Dans cette mécanique cognitive, il est important de comprendre « le caractère relativiste » de la boucle perception-cognition-action, qui signifie que si un système (en tant qu’entité de traitement de l’information) comme le soldat perçoit, traite et agit sur cet autre système qu’est l’environnement (qu’il ne perçoit pourtant que comme un objet), cela signifie que celui-ci, dans son référentiel, en fait tout autant, en tant que système à part entière. C’est d’ailleurs la raison intrinsèque pour laquelle chaque système peut être qualifié comme un sujet qui réduit tout ce qui n’est pas lui à un objet à traiter et que de ce fait, il est forcément à son tour le nouvel objet de ce nouveau sujet quand il est placé dans son référentiel. Un système cognitif est un objet cognitif qui s’ignore traitant, de ce fait, tout ce qui lui est extérieur comme objet cognitif. Ce qui signifierait qu’un système cognitif ne pourrait exister sans objet cognitif à considérer et uniquement s’il échoue à se percevoir comme objet cognitif, en lui-même, pour autrui.
Dans cette approche métaphorique « d’une mécanique cognitive », si l’on se place dans le référentiel du soldat en tant que système, lequel considère son environnement comme un objet cognitif à traiter, précisons dès lors les notions de perception, cognition et d’action :
• Perception : un soldat qui voit apparaître une information provenant de son environnement verra dans son espace-temps cognitif apparaître une déformation associée à la prise en compte de ce nouvel objet cognitif intégré par la perception.
• Cognition : une fois l’objet cognitif intégré dans l’espace-temps cognitif, s’il est traité par le soldat, il rentrera dans la déformation cognitive occasionnée par la masse cognitive de la Situation Awareness (Endsley, 2021) de ce dernier et un phénomène de gravitation attentionnelle se produira. L’objet 2 de masse M2, sous l’attraction du champ de pesanteur attentionnel G1 se verra octroyer un poids cognitif que l’on caractérisera par cette notion de charge cognitive.
• Action : lorsque l’objet d’intérêt de l’environnement est rentré en interaction gravitationnelle-attentionnelle, si les informations contenues par cet objet cognitif commandent la réalisation d’une action dans l’environnement alors le soldat verra la masse cognitive de l’objet incorporée puisqu’intégrée à « la masse cognitive » de sa représentation mentale dénommée SA.
Bilan
Dans cette partie, nous avons pu illustrer le triptyque phénoménologie perception-cognition-action à l’aide de la métaphore d’une mécanique cognitive relativiste qui nous a permis d’illustrer ce que signifie, pour deux systèmes cognitifs, de s’intercepter en termes de perception, de cognition et d’action. L’intérêt de cette partie a été plus particulièrement d’introduire une distinction entre ce que nous avons qualifié de masse cognitive et ce que nous avons dénommé poids cognitif. Un système seul n’est pas un système cognitif, c’est un objet qui possède une masse cognitive et non un poids cognitif, puisque non placé dans le champ de gravitation attentionnel d’un autre objet ou système. Cette interdépendance entre les objets ou systèmes cognitifs ouvre encore avec plus d’intérêt la nécessité de poser dans notre réflexion ce que nous appelons une mesure de la charge cognitive. De notre point de vue, notre analogie avec la physique nous permet de préciser que le concept de charge cognitive mériterait d’être décrit en termes de masse et de poids pour mieux comprendre les interactions entre les systèmes. Chercher à mesurer la charge cognitive signifierait de préciser de ce fait les masses cognitives considérées et déterminer leur poids dans les champs attentionnels respectifs. La charge cognitive doit être appréhendée comme une dynamique à caractériser dans un espace-temps cognitif lui-même à caractériser. Nous espérons que les propositions conceptuelles faites dans cet article pourront compléter certaines considérations sémantiques et méthodologiques qui nous semblent encore devoir être investiguées dans la littérature scientifique dans le domaine des sciences cognitives.
Dans la suite de notre exposé, dans cet enjeu de vouloir rendre opérationnelle une méthodologie de mesure et de caractérisation de la charge cognitive pour le
combattant débarqué, nous allons malgré tout reprendre les modèles existants des sciences cognitives pour évoquer les pistes qui nous semblent les plus prometteuses à explorer.
La problématique de la caractérisation de la charge/surcharge cognitive chez le soldat en opération
Dans cette section nous exposerons les modèles et concepts issus de la psychologie cognitive, à proprement parler, pour aborder la question de la mesure de la charge cognitive.
La charge cognitive correspondrait à la quantité de ressources cognitives investies par un individu lors de la réalisation d’une tâche (Bellec et al., 2013). Elle dépendrait de :
– la complexité de la tâche (le nombre d’éléments à traiter et à mettre en relation) ;
– des ressources de l’individu (ses connaissances à propos de la tâche) ;
– de la manière dont la tâche est présentée.
Le soldat en opération mobiliserait plusieurs fonctions cognitives pour interagir avec son environnement telles que :
Figure 3 : Les activités cognitives du soldat débarqué en opération
Ainsi s’intéresser à la charge cognitive du soldat en opération pourrait signifier vouloir dire de catégoriser chacune de ses tâches suivant cette taxonomie d’activités cognitives décrites.
Une autre approche ou une approche complémentaire consisterait à aller chercher les concepts théoriques et modèles sous-tendant cette taxonomie d’activités afin d’en affiner leur compréhension et leur éventuelle déclinaison en outils de mesure et de caractérisation fiables et utiles de la charge/surcharge cognitive.
L’objectif de cette partie n’est pas d’illustrer dans le détail chacun des sous modèles ou concepts, mais d’illustrer que de s’intéresser à la charge cognitive requiert de :
• Définir ce que l’on appelle la charge cognitive, à dissocier de la surcharge cognitive (Chamberland, 2023) :
– charge cognitive : la charge cognitive d’une tâche est constituée de l’ensemble des éléments interactifs en mémoire de travail et des opérations de traitement de ces informations ;
– surcharge cognitive : est le dépassement des capacités de la mémoire de travail par une tâche cognitive.
• Caractériser différentes dimensions de la charge cognitive (Sweller et Kalyuga, 2011) :
– charge intrinsèque : regroupe l’ensemble des ressources cognitives à investir en lien direct avec la tâche principale à réaliser pour traiter des informations en même temps par la mémoire de travail ;
– charge extrinsèque : regroupe l’ensemble des ressources cognitives investies qui ne sont pas en lien direct avec la tâche principale ;
– charge utile : regroupe l’ensemble des ressources cognitives nécessaires pour encoder une information de la mémoire de travail à la mémoire à long terme.
Remarquons que le phénomène de surcharge cognitive pourrait dès lors s’appréhender comme une répartition de charge intrinsèque et extrinsèque ne permettant pas, sur la somme restante de ressources cognitives à disposition, de constituer la charge utile pour permettre l’encodage des informations (passage de la mémoire de travail à la mémoire à long terme).
Expliciter les processus de mémorisation intervenant dans le traitement d’une information jusqu’à son encodage
Dans le modèle de la théorie de la charge cognitive de Moreno et Mayer (2007), il est intéressant de relever que s’intéresser à la charge cognitive du soldat pourrait signifier catégoriser ses processus de traitement de l’information en essayant d’identifier ce qui relève de la mémoire de travail et ce qui relève de la mémoire à long terme. On identifie dès lors que la charge cognitive intrinsèque permet de placer l’information dans la mémoire de travail et que la charge utile permet d’encoder l’information de la mémoire de travail à la mémoire à long terme. Il y aurait surcharge cognitive quand plus aucun encodage ou récupération de l’information au niveau de la mémoire à long terme ne serait possible. En outre, ce modèle illustre également l’importance de prendre en compte la dynamique d’action et de temps de chacune des mémoires (sensorielle, de travail, à long terme) pour appréhender la notion de charge cognitive.
Identifier les processus attentionnels mis en œuvre
Il existe deux typologies de ressources attentionnelles, verbale et visuo-spatiale, et qu’il convient de prendre en compte dès lors qu’on cherche à caractériser la nature des processus cognitifs à l’œuvre dans l’émergence de la charge cognitive. En effet, les processus attentionnels préfigurent ce qui sera donné à traiter dans la mémoire de travail. Ils agissent en amont et participent à sélectionner les informations issues de l’environnement. À ce titre, on identifie également un deuxième niveau de complexité, à savoir qu’il existe deux typologies de processus attentionnels dits automatiques (pilotés indépendamment de la volonté consciente) et contrôlés (pilotés par la conscience). On parlera de saillance visuelle de stimuli qui, provenant de l’environnement, opéreront ce que l’on appelle une capture attentionnelle du soldat, indépendamment de la volonté consciente de ce dernier. Les processus attentionnels ainsi mobilisés sont les processus attentionnels automatiques ou « Bottom-up » (Theeuwes, 2010). À l’inverse, on parlera de pertinence visuelle de stimuli qui, provenant de l’environnement, mobiliseront des processus attentionnels contrôlés pilotés par la conscience du soldat et dénommés processus « top-down ».
Décliner les modalités de traitements de l’information mobilisées
dans les activités cognitives du soldat en opération
Dans le modèle « Skill-Rules-Knowledge » de Rasmussen (1983), trois niveaux différents de traiter une information sont exposés :
• Niveau « S = Skills » : il concerne toutes les tâches de traitement de l’information qui mobilisent des automatismes ou habiletés motrices ne mobilisant aucune ressource cognitive et garantissant l’efficience de la tâche.
• Niveau « R = Rules » : il concerne toutes les tâches de traitement de l’information qui mobilisent des procédures garantissant l’efficience de la tâche et mobilisant des ressources cognitives.
• Niveau « K = Knowledge » : ce niveau concerne toutes les tâches de traitement de
l’information qui mobilisent des règles ou heuristiques (procédures essai-erreur) ne garantissant pas l’efficience de la tâche et mobilisant des ressources cognitives.
Il est intéressant de relever que lorsque l’on est dans le niveau S on ne consomme aucune ressource cognitive, il n’existe donc aucun phénomène de charge ou surcharge cognitive dans la réalisation de tâches de ce niveau. Il est admis qu’un soldat se « drille » à l’entraînement, c’est-à-dire qu’on le conditionne pour développer des automatismes en situation opérationnelle, ainsi on entraîne le soldat pour qu’il soit dans le niveau S en opération. De même pour des tâches garantissant l’efficience de la tâche mais requérant la mobilisation de ressources cognitives dans des procédures plus complexes que des automatismes, le niveau R traduit bon nombre de procédures qu’un soldat en opération doit pouvoir exécuter. C’est dans l’expression de ces procédures avec un coût cognitif non nul que le phénomène de charge cognitive pourrait être caractérisé et identifié. On parle de surcharge cognitive pour le niveau K qui correspond à une situation où le soldat devrait chercher une procédure ou règle qu’il n’a pas en sa connaissance pour résoudre un problème nouveau. On relève également que ce modèle est intéressant pour caractériser le niveau d’apprentissage des soldats (expert vs novice), puisqu’à une tâche donnée on pourrait identifier la montée en expertise ou en perte de compétences en qualifiant le niveau de traitement de l’information associé à la réalisation d’une tâche.
Décliner le concept de Situation Awareness (SA) en lien avec la charge cognitive
La Situation Awareness (SA) est un modèle situationnel (Endsley, 2021) qui permet de comprendre que pour agir sur son environnement, le soldat devra se construire une représentation mentale de ce dernier qui se modulera constamment au cours de son activité, au gré d’injonctions extrinsèques ou intrinsèques au soldat lui-même, contrôlées ou délibérées. On comprend dès lors que la dynamique qui s’opère entre la perception d’une information et l’action qui pourrait en découler en réponse à cette dernière repose sur une complexité de paramètres relevant tout d’abord de trois niveaux propres à la SA, à savoir :
• Perception : les processus attentionnels automatiques ou contrôlés caractériseront les schémas de perception à l’œuvre, les objectifs et attentes moduleront les patterns de perception.
• Compréhension : la priorisation des informations et leur traitement correspondront à la recherche de procédures ou heuristiques pour faire de la résolution de problèmes et garantir l’efficience d’une tâche à réaliser.
• Projection : la mise à jour de la représentation mentale de la situation est opérée à ce niveau et préfigure les nouveaux espaces de prise de décisions qui suivront ainsi que les actions qui en découleront.
Il est important de relever le postulat fort de ce modèle qui consiste à dire qu’un opérateur ou un soldat efficient est un combattant qui saura moduler sa SA en fonction des contraintes de son environnement et qui saura opérer le meilleur compromis cognitif entre ses ressources cognitives et les exigences de la situation. Il y a phénomène de charge cognitive dans ce modèle dès lors que la SA devra se moduler et que les schémas de perception, compréhension et projection seront à l’œuvre. Si une décision est prise et que l’action qui en découle garantit l’efficience de la tâche, on parlera de charge cognitive. Si toutefois la modulation de la SA ne préfigure aucune prise de décision ou bien engendre une prise de décision avec une action non efficiente, on parlera de surcharge cognitive.
On comprend dès lors que c’est davantage la dynamique de la SA qui est à caractériser et qui pourrait être à investiguer pour chercher un indicateur direct ou indirect de la charge ou surcharge cognitive du soldat débarqué. Opérationnaliser ce modèle présuppose de pouvoir identifier les schémas de tâches qui constituent bon nombre de ses activités. En substance il n’existe pas une SA mais autant de SA que de situations d’action caractéristiques qu’il conviendrait au préalable d’identifier. Une approche intéressante constituerait donc de pouvoir construire cette base de connaissance en termes d’analyse de tâches et d’y associer des mesures subjectives ou objectives d’efficience de réalisation de tâche pour objectiver l’efficience des stratégies de modulation cognitives qui sous-tendent les modulations de représentation mentale de l’action à réaliser en opération. À noter que plusieurs questionnaires de Situation Awareness existent et autant de protocoles croisés de recueil de données physiologiques, subjectifs et/ou comportementaux. Dans notre approche il semblerait que la mesure d’entropie cognitive (mesure du chaos ou désordre cognitif) de la SA serait un indicateur intéressant à développer qui irait chercher l’état d’efficience de cette perpétuelle modulation ou adaptation de la représentation mentale du soldat, nous permettant, in fine, de statuer plus précisément la dynamique d’un processus.
Décliner le concept de sentiment de présence et d’immersion à l’entraînement
vs situation opérationnelle
Une question importante qui peut sous-tendre l’approche de celle de la mesure et de la caractérisation de la charge cognitive porte sur ce que l’on appelle l’efficience du comportement associée à la sollicitation de ressources cognitives et à son niveau de représentativité en termes de validité écologique. En effet, lorsqu’un soldat s’entraîne, il développe une somme de procédures et d’automatismes pour faire face aux situations futures probables. La mobilisation de ressources cognitives à l’entraînement pour certains niveaux de tâche est donc clairement identifiée, mais il n’est pas clairement établi que les processus à l’œuvre à l’entraînement sont transposables avec ce qui se produirait en situation opérationnelle réelle. En clair la charge cognitive et la surcharge cognitive à l’entraînement sont d’un autre ordre en situation réelle. Une autre façon de formuler la chose consisterait à se demander si pour le soldat, sachant qu’il est à l’entraînement et que sa vie n’est pas en danger, cela implique que sa charge cognitive à l’entraînement n’est pas représentative de ce qu’il éprouverait en situation opérationnelle ? Il apparaît donc nécessaire de comprendre quelle est la situation réaliste (dite écologique) que l’on cherche à évaluer pour mesurer et caractériser la charge cognitive. Une interrogation qui nécessite de définir ce que l’on considère être une situation réaliste ou non. Si l’on reprend certaines définitions de concepts en épistémologie, on relève que le réel ne s’oppose pas au virtuel mais à l’actuel. Est réel ce qui est ancré à notre perception et nos sens et qui constitue l’espace-temps dans lequel je réalise une action – en ce sens que ce que le soldat vit à l’entraînement est donc « réel », mais est-ce « le réel » du « théâtre opérationnel » ? Une autre idée intéressante est de considérer comme virtuel tout ce qui n’attend qu’à se réaliser en s’actualisant. Par exemple, le « bouton de rose » qui donnera la fleur en question, ou le gland qui virtuellement préfigure le chêne : on comprend ainsi que l’enjeu est de pouvoir évaluer dans quelle mesure l’actualisation des procédures virtuelles mises en place par le soldat à l’entraînement garantit ou non l’efficience de la tâche, ou dans quelle mesure elle ne parvient pas à se faire, ce que l’on qualifiera comme phénomène de surcharge cognitive. Des outils et concepts comme le niveau d’immersion d’un environnement virtuel (Michaux, 2023) permet de caractériser l’impact d’une somme de caractéristiques techniques et technologiques dans la propension à persuader un opérateur qu’il est immergé dans un environnement.
Ce concept d’immersion ne permet pas de trancher si, immergé dans l’environnement, l’opérateur considère son expérience comme équivalente à la réalité. L’idée soutenue ici est de s’intéresser à la charge cognitive du soldat débarqué, laquelle nous oblige à nous poser la question de l’environnement dans lequel on cherche à la mesurer et donc du niveau de représentativité ou de validité écologique (réalisme) de la situation considérée. Peut-on dire d’un soldat qui se serait entraîné des mois durant, mais dont le comportement hautement conditionné se voit contraint de ne pas pleinement s’exprimer le moment venu en situation opérationnelle, qu’il puisse éprouver autre chose qu’un sentiment de présence paradoxal, l’amenant, par cette incongruité d’impuissance d’action, à se poser la question du réalisme d’une situation pourtant bien réelle ? La réponse passe par l’utilisation du sentiment de présence comme concept. Ce serait alors « ce sentiment de non présence » que l’on pourrait qualifier de surcharge cognitive.
Conclusion
Dans notre propos liminaire, nous avons exposé l’importance de considérer la phénoménologie de la perception, de la cognition et de l’action pour souligner que le soldat et son environnement étaient deux entités complémentaires, voire « intriquées » préfigurant l’idée que le soldat en termes de boucle perception-cognition-action « fait » autant son environnement que ce dernier « fait » le soldat. Cette première idée nous a amené à considérer que le soldat et l’environnement étaient des systèmes cognitifs à part entière et qu’ils pouvaient être appréhendés comme des entités s’auto-influençant de par leur masse cognitive, à la manière des masses en physique qui exercent à une certaine distance une force d’interaction gravitationnelle l’une sur l’autre. Cette analogie physique nous a permis de dissocier deux notions que sont la masse cognitive et le poids cognitif, qui nous semblent être à davantage développer dans nos modèles des sciences cognitives. L’idée « d’une mécanique cognitive relativiste » permettrait, non pas en tant que science, mais en tant que métaphore conceptuelle, de mieux agencer et se représenter plusieurs concepts des sciences cognitives qu’il nous reste encore à opérationnaliser en termes de mesure et de caractérisation.
Dans la suite de notre article, nous avons tenu à exposer certains concepts théoriques clés des sciences cognitives et présenter plusieurs modèles pour tenter d’envisager une opérationnalisation du concept de charge et de surcharge cognitives en termes de mesure et de caractérisation. Nous y avons présenté d’entrée de jeu l’importance de définir ce que l’on entend par charge cognitive, le fait de prendre en considération dans nos protocoles de mesures les processus de mémorisation et d’attention qui sous-tendent toute la mécanique de perception-cognition-action et le fait d’intégrer l’ensemble de ces considérations dans une somme de situations d’actions caractéristiques à construire que l’on déclinera autant que nécessaire. De plus, sur la validité écologique des situations d’évaluation de la charge cognitive, un écueil a été formulé pour interroger ce que l’on cherche réellement à mesurer et dans quelle mesure il est possible d’améliorer l’entraînement et éviter le biais d’actualisation en situation opérationnelle de procédures virtuellement préparées mais inadaptées. L’idée d’un concept ou indicateur d’entropie cognitive (mesure du chaos ou du désordre cognitif) a également été suggérée pour parfaire l’efficience de procédures réduisant l’écart entre l’entraînement et la situation réelle de combat. La surcharge cognitive pourrait être appréhendée comme cette augmentation d’entropie cognitive, alors que la charge cognitive pourrait être interprétée comme cette réduction d’entropie cognitive.
Éléments de bibliographie
Bellec Dominique et Tricot André, « Étude des systèmes techniques en enseignement secondaire : apports de la théorie de la charge cognitive », Recherches en didactique des sciences et des technologies (RDST), 2013, 8, p. 47-64. https://doi.org/10.4000/rdst.761.
Chamberland Éric, Une analyse historique et conceptuelle des concepts de charge cognitive dans la théorie de la charge cognitive de John Sweller, (mémoire de recherche), Téluq, Université de Québec, 2023, 202 pages (https://r-libre.teluq.ca/3087/1/%C3%89ric%20Chamberland.pdf).
Depraz Natalie, « Attention et conscience : à la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives », Alter. Revue de phénoménologie, 18, 2010, p. 203-226. https://doi.org/10.4000/alter.1683.
Endsley Mica R., « Situation awareness », Handbook of human factors and ergonomics, 2021, p. 434-455. https://doi.org/.
Gibson James J., The ecological approach to visual perception, Psychology Press, 2014, 346 pages. https://doi.org/.
Luyat Marion, « Qu’est-ce que la perception ? », in Luyat M., La perception, Dunod, 2014, p. 11-21.
Merleau-Ponty Maurice et Bannan John F., « What is Phenomenology? », CrossCurrents, 6(1), 1956, p. 59-70 (https://pdfcoffee.com/).
Michaux Romane, Le besoin de contrôle constitue-t-il un frein à l’immersion en réalité virtuelle ? Étude des relations entre besoin de contrôle, propension à l’immersion et sentiment de présence (mémoire), Université de Liège, 2023, 115 pages. http://hdl.handle.net/2268.2/19189.
Moreno Roxana et Mayer Richard, « Interactive Multimodal Learning Environments: Special Issue on Interactive Learning Environments: Contemporary Issues and Trends », Educational Psychology Review, 19(3), 2007, p. 309-326. https://doi.org/10.1007/s10648-007-9047-2.
Rasmussen Jens, « Skills, Rules, and Knowledge; Signals, Signs, and Symbols, and Other Distinctions in Human Performance Models », IEEE Transactions on Systems, Man, & Cybernetics, SMC-13(3), 1983, p. 257-266. https://doi.org/10.1109/TSMC.1983.6313160.
Slanskis Jean-Michel, « Philosophies et sciences cognitives », Intellectica, 17(2), 1993, p. 9-25 (https://intellectica.org/).
Stewart Terrence C., Choo Feng-Xuan, et Aliasmith Chris, « Spaun: A Perception-Cognition-Action Model Using Spiking Neurons », Proceedings of the Annual Meeting of the Cognitive Science Society, 2012, vol. 34(34), p. 1018-1023 (https://compneuro.uwaterloo.ca/files/2012-Spaun.pdf).
Sweller John, Ayres Paul et Kalyuga Slava, « Intrinsic and Extraneaous Cognitive Load », Cognitive Load Theory, Springer, 2011, 274 pages, p. 57-69. http://dx.doi.org/10.1007/978-1-4419-8126-4_5.
Theeuwes Jan, « Top-Down and Bottom-Up Control of Visual Selection », Acta Psychologica, 135(2), 2010, p. 77-99. https://doi.org/.
Vergnaud Gérard, « Piaget visité par la didactique », Intellectica, 33, 2002, p. 107-123. https://hal.science/hal-03043452/document.
Versace Rémy, « L’espace-temps cognitif. Introduction au volume », in Versace R. (dir.), « Mémoire et cognition incarnée : comment le sens du monde se construit-il dans nos interactions avec l’environnement ? », Intellectica, 74(1), 2021, p. 7-22. https://doi.org/10.3406/intel.2021.1983.