La surcharge cognitive des pilotes de chasse met en lumière les défis de l’adaptation humaine face à la complexité croissante des missions. Gestion de systèmes complexes, exigences multitâches, assimilation d’un volume important d’informations, etc., les risques de saturation peuvent compromettre performance et sécurité. Des solutions comme la priorisation des tâches, l’entraînement cognitif et l’optimisation des interfaces Homme-Machine visent à mieux gérer cette charge. En combinant innovations technologiques et maîtrise de la plasticité cérébrale, il devient possible d’explorer de nouvelles voies pour renforcer la collaboration entre l’homme et les systèmes tout en maintenant, au centre, le rôle du jugement humain.
Surcharge cognitive pour un pilote : a-t-on atteint les limites humaines de l’adaptation ?
L’étude de la surcharge cognitive chez les pilotes de chasse nous pousse à s’interroger sur les limites de l’adaptation humaine face à la complexité croissante des environnements opérationnels modernes. La surcharge cognitive se manifeste quotidiennement, aussi bien durant l’entraînement qu’en mission, où la gestion de la masse d’informations à traiter devient un enjeu majeur. Le pilote est confronté à une multitude de données émanant de systèmes, comme les affichages tête haute (Head-Up Display – HUD), le viseur de casque, le radar, le système d’autoprotection et le système d’arme. Le cas du vol en basse altitude et à grande vitesse, pour éviter certaines menaces au sol, accentue le stress et la charge de travail du pilote. Ces exigences sont exacerbées par la multiplication des liaisons de données et l’intégration de nouveaux systèmes collaboratifs, transformant le cockpit en un véritable centre de traitement et de transit des données. L’avènement du combat collaboratif a renforcé les capacités opérationnelles, mais il a aussi intensifié la charge cognitive. En effet, le pilote doit gérer non seulement ses propres tâches, mais également, en tant que chef de mission, les sollicitations externes des équipiers ou d’autres aéronefs qui l’accompagnent. Cette évolution souligne l’importance de développer des contre-mesures et des outils d’assistance, tels que des systèmes d’affichage adaptés ou des algorithmes ciblés, afin de trier et hiérarchiser les informations. Dans cette exploration, il devient nécessaire de se demander si nous avons atteint les limites de l’adaptabilité humaine ou si des innovations, notamment en matière d’Intelligence artificielle (IA) et de systèmes d’Interface homme-système (IHS), permettront de les repousser en favorisant une meilleure collaboration homme-machine.
Comprendre la surcharge cognitive dans un avion de combat
Appréhension de la surcharge cognitive
Dans un avion de combat moderne, le pilote évolue dans un environnement où il doit gérer simultanément une multitude de tâches complexes. Ces tâches incluent la maîtrise du pilotage, la gestion des systèmes d’armes et des sous-systèmes de l’appareil, la navigation, ainsi que la communication avec d’autres aéronefs et des organismes terrestres, qu’ils soient de contrôle ou d’appui. De plus, le pilote doit identifier et évaluer rapidement les menaces, aériennes ou sol-sol, tout en prenant des décisions critiques dans des situations à haut risque, souvent sous une forte pression temporelle et un stress important. La complexité de ces opérations peut être assimilée à la résolution d’une équation différentielle où varient l’espace, les ressources matérielles (carburant, munitions), les capacités cognitives du pilote et les menaces en fonction du temps.
Lorsque la charge cognitive dépasse les capacités de traitement du cerveau, une saturation cognitive se produit, compromettant la capacité du pilote à traiter efficacement l’information. En vol, ce phénomène peut entraîner des erreurs de jugement, des retards dans la prise de décision et des états de confusion cognitive. Les conséquences peuvent être graves, affectant non seulement la performance opérationnelle mais pouvant également conduire à des accidents, allant jusqu’à la perte de l’aéronef et de son équipage. La gestion de cette surcharge cognitive est donc un enjeu majeur pour maintenir la sécurité et l’efficacité des missions dans des environnements aussi exigeants.
Reconnaissance des signaux de saturation cognitive et conséquence
Les signaux de surcharge sont généralement reconnaissables rapidement. Ils se manifestent sous forme de signes physiologiques et psychologiques de stress comme :
• Indécision ou confusion momentanée : le pilote peut ressentir une impression d’être « en retard » sur l’aéronef, ayant du mal à anticiper et à réagir efficacement face aux événements.
• Mouvements inutiles ou non coordonnés dans le cockpit : ces gestes, tels que des « fautes de doigt » ou de manipulation, peuvent indiquer une perte de contrôle moteur liée à la surcharge.
• Omission de tâches essentielles : le pilote peut manquer des vérifications ou oublier d’effectuer des actions vitales, portant atteinte à la sécurité du vol.
• Exécution erratique de tâches aériennes basiques : des écarts imprécis d’altitude et de vitesse témoignent d’une perte de contrôle sur les tâches de base.
• Réponses verbales perdues, inappropriées ou retardées : des réponses tardives, absentes ou non conformes aux standards opérationnels sont souvent un indicateur critique de surcharge.
• Perte de la conscience situationnelle : l’incapacité à percevoir ou comprendre les éléments importants de l’environnement opérationnel entraîne des erreurs de jugement.
Représentation de la surcharge cognitive
Pour illustrer la surcharge cognitive, prenons l’exemple du vol à grande vitesse et à basse altitude qui représente un régime d’exploitation à la fois intense et risqué pour le pilote. La saturation cognitive peut survenir rapidement, le submergeant avant qu’il ne prenne pleinement conscience des dangers émergents.
Pour mieux comprendre et atténuer les risques liés à cette surcharge, l’US Navy a introduit le concept de « seau cognitif » : une représentation visuelle illustrant la capacité maximale d’un pilote à gérer un flux d’informations ou de tâches. Le « seau » contient deux grandes catégories de tâches, réparties selon leur priorité.
• Tâches de sauvegarde (TS) : Ces tâches représentent l’effort mental ou physique requis pour assurer la sécurité du vol, incluant :
– Contrôle aérodynamique : maintien de l’aéronef dans son enveloppe de vol (vitesse, angle d’attaque, facteur de charge).
– Contrôle vectoriel : gestion de l’orientation de l’avion en fonction de l’altitude, de l’azimut et de la vitesse.
– Contrôle d’altitude : ajustement de l’altitude par rapport au terrain pour éviter tout obstacle.
– Contrôle temporel : capacité à déterminer le moment et la durée pendant lesquels le pilote peut se permettre d’ignorer certaines tâches critiques pour prioriser d’autres actions. Ce contrôle est souvent le plus difficile à maîtriser.
• Tâches de mission (TM) : Ce sont les actions liées à l’accomplissement de la mission, subdivisées en :
– Tâches critiques (TC) : maintien de la conscience situationnelle, navigation et identification des menaces, qui sont essentielles à la réussite de la mission.
– Tâches non critiques (TNC) : communications, réglage des systèmes d’armement ou du radar, qui bien qu’importantes, peuvent être réalisées de manière flexible en fonction des priorités opérationnelles.
Les principes de base de cette approche sont les suivants :
1) Les tâches de sauvegarde (TS) sont toujours prioritaires dans le « seau ».
2) Le temps alloué aux tâches de mission (TM) ne doit intervenir qu’une fois que les tâches de sauvegarde (TS) sont maîtrisées.
3) Les tâches de mission (critiques TC et non critiques TNC) sont ajoutées dans l’espace restant du seau.
En général, tout va bien lorsque toutes les tâches sont dans le seau et que celles-ci sont gérées par ordre de priorité. Parfois, il arrive que le pilote ne dispose pas d’assez de capacité pour gérer toutes les tâches. Soit qu’il y a plus de Tâches de sauvegarde (TS) que le seau ne peut en contenir, soit que le pilote se laisse dépasser par les Tâches mission (TM) et les autorise à remplacer les Tâches de sauvegarde (TS). Ceci entraîne une mise en danger de la machine et de l’équipage à court terme.
Figures
Pilote saturé par les tâches de sauvegarde (TS) Pilote saturé par les tâches de mission (TM)
Première confrontation
Au cours de la formation initiale, l’élève pilote est confronté à la maîtrise du pilotage précis de son appareil. L’objectif principal réside dans la gestion fine des paramètres de vol (vitesse, altitude et cap) en navigation ou lors d’exercices de voltige, afin d’appréhender la maîtrise de la troisième dimension.
C’est à ce stade que l’élève fait face aux premières saturations cognitives, autrement dit à la « tunnelisation » : phénomène où l’attention se fixe de manière excessive sur un paramètre particulier au détriment d’autres éléments essentiels du vol. Le circuit visuel sur les instruments devient alors un élément capital pour garantir une conscience situationnelle continue. La mise en place de cette boucle de rétroaction visuelle consomme une quantité importante de ressources cognitives lors des premiers vols, mais est nécessaire pour ancrer ce processus en tant que mécanisme automatique. Il y a donc, à ce stade, assez peu de place pour élaborer des plans d’action compliqués.
Familiarisation à l’avion de haute performance
La phase suivante du cursus introduit l’élève à un avion plus performant, proche de l’aéronef opérationnel. Cette transition impose une réadaptation du circuit visuel dans un contexte où la vitesse et la complexité augmentent, notamment avec l’introduction de systèmes de navigation et d’armement rudimentaires.
L’intégration d’un collimateur tête haute (HUD) s’avère être une aide précieuse, car il réduit la nécessité d’un balayage visuel constant regroupant les informations essentielles dans le champ de vision direct du pilote. Cela lui permet d’effectuer des ajustements plus précis sur les commandes de vol, libérant ainsi des ressources cognitives pour gérer des tâches telles que la communication radio en anglais et la gestion de la mission.
Expériences vécues dans des avions de combat comme le Super Étendard Modernisé et le Rafale
Lors du cursus de formation sur Super Étendard Modernisé, une série de vols dédiés à l’appui basse altitude permettait de développer les capacités de priorisation des tâches en cockpit. L’objectif de ces missions était de naviguer dans une zone définie, d’y identifier des objectifs, parfois inconnus avant le décollage, et de les attaquer par des passes canons. Durant la préparation du vol, le chef de patrouille définissait un point d’attente sur lequel le pilote à l’entraînement se plaçait en orbite à environ 2 000 pieds (environ 609,6 m). Ce circuit d’attente permettait d’avoir un peu de temps pour tracer la route et la passe de tir afin d’attaquer l’objectif. Ce tracé, effectué sur une carte de navigation à l’échelle 1:100 000e, devait ensuite être briefé par radio au leader.
Cette phase d’attente s’avérait particulièrement exigeante, car elle nécessitait de :
– piloter un avion doté d’un pilote automatique sommaire (maintien d’ailes à plat) et sans régulateur de vitesse ;
– maintenir géographiquement le circuit d’attente ;
– tracer la route et la passe d’attaque au crayon de papier sur la carte, tout en portant des gants dans une cabine exiguë.
La gestion simultanée de ces tâches, notamment le maintien en vol lorsque le pilote automatique se déconnectait sous l’effet de mouvements involontaires, demandait une attention constante. Il était alors nécessaire de ranger la carte, reprendre manuellement les commandes de l’avion, corriger la trajectoire, puis reprendre le tracé de la carte.
De plus, il était essentiel de surveiller l’environnement extérieur pour éviter tout abordage avec d’autres aéronefs. Cette succession de tâches, bien que complexe, démontrait l’importance du cycle itératif de priorisation afin de limiter la surcharge cognitive.
Sur Rafale, lors de missions de combat aérien à longue distance, les risques de surcharge cognitive sont tout aussi présents. Le but de ces missions est la détection, l’identification, voire l’engagement d’aéronefs adverses, en coordination avec d’autres chasseurs et des contrôleurs aériens au sol. Ces derniers fournissent des informations sur les positions des aéronefs adverses à partir d’un point de référence « bull’s eye », permettant à tous les pilotes de positionner les menaces et de conserver une certaine conscience de la situation.
Malgré l’assistance d’un pilote automatique particulièrement performant, la mentalisation des positions d’aéronefs dans l’espace, combinée à la gestion simultanée des autres tâches, est extrêmement exigeante. Le flux d’informations radio, parfois très dense en fonction du nombre d’avions impliqués, contribue fortement à la saturation cognitive.
Certains pilotes rapportent, lors des débriefings, qu’ils ont perdu la conscience de la situation ou qu’ils n’ont pas perçu un appareil sur leur visualisation radar, un phénomène décrit comme une forme de « cécité attentionnelle ». Ce phénomène peut également affecter l’audition, empêchant le pilote de percevoir des alertes sonores ou des messages radio critiques alors même qu’il est cognitivement saturé.
Aujourd’hui, les liaisons de données modernes permettent d’afficher sur l’écran tactique la position des aéronefs ennemis détectés, réduisant ainsi la charge cognitive. Cependant, en cas de panne de ces systèmes, un retour aux méthodes de diffusion par radio peut accroître considérablement la charge de travail du pilote. La mise en place d’un algorithme de positionnement automatique, capable de traduire visuellement les informations reçues par radio, permettrait, par exemple, de réduire l’impact de la surcharge cognitive en cas d’indisponibilité des aides à la gestion de mission.
Gestion de la surcharge cognitive et contremesure
Bien que l’humain soit particulièrement sensible à la surcharge cognitive, des techniques visant à réduire cette surcharge existent et permettent d’en limiter la fréquence et les conséquences. Certaines de ces méthodes, telles que la hiérarchisation des tâches et la connaissance de soi, sont déjà bien intégrées dans les pratiques courantes. D’autres approches, plus récentes, s’orientent davantage vers l’optimisation des ressources attentionnelles afin d’améliorer la performance humaine. Ces dernières tendent à se démocratiser au sein des armées et apparaissent prometteuses pour la prévention des occurrences de surcharge cognitive et la gestion en temps réel de cette saturation.
Priorisation des tâches
La priorisation des tâches est capitale, notamment dans l’environnement exigeant des vols à basse altitude, où de nombreux accidents ont été causés par une mauvaise hiérarchisation des tâches. Une collision avec le relief survient généralement lorsque le pilote accorde une attention excessive aux Tâches de mission (TM) au détriment des Tâches de sauvegarde (TS), particulièrement à des moments critiques du vol. Étant donné que le relief représente la plus grande menace dans ces conditions, aucune tâche de mission ne devrait jamais avoir priorité sur les tâches de sauvegarde.
Lorsque la charge de travail devient trop élevée, les premières tâches à être délestées sont généralement les Tâches non critiques (TNC). Si la surcharge persiste, les Tâches critiques (TC) commencent également à être négligées. Dans certains régimes de vol à basse altitude, comme en phase de virage serré, toutes les Tâches de mission (TM) doivent être temporairement suspendues pour donner la priorité absolue aux Tâches de sauvegarde (TS) afin de garantir la sécurité du vol.
Chronologie de la gestion des tâches
Le Temps de gestion de mission (TGM) correspond au temps consacré à des tâches différentes des tâches de sauvegarde (TS), dans le but d’accomplir une Tâche critique (TC) ou non critique (TNC). Par exemple, lors d’un virage, le pilote peut allouer deux secondes au Temps de gestion de mission (TGM) pour vérifier la trajectoire de vol et évaluer le relief à venir. Lors du vol en palier, une chronologie plus flexible permet d’envisager jusqu’à cinq secondes de temps de gestion de mission avant de recentrer l’attention sur une Tâche de sauvegarde (TS). Cette gestion du temps est essentielle pour maintenir un équilibre entre la performance de la mission et la sécurité du vol, surtout dans des environnements à forte charge cognitive. L’alternance efficace entre ces tâches réduit le risque de surcharge cognitive, en permettant de maintenir une attention suffisante sur les éléments critiques de la situation.
La chronologie pourrait être représentée selon le schéma ci-dessous :
Figure
Sans aucun doute, l’un des aspects les plus complexes du vol à basse altitude est la gestion continue des tâches, notamment en ce qui concerne le contrôle du temps.
La majorité des accidents est due à une gestion inadéquate des priorités. Les erreurs surviennent souvent lorsque le pilote ne sait pas, oublie, ou ne parvient pas à identifier ce qu’il doit surveiller, quand le faire, où trouver l’information, et comment l’utiliser. Ces lacunes conduisent fréquemment à une mauvaise priorisation, où les tâches de mission (TM) prennent le pas sur les tâches de sauvegarde (TS) à des moments critiques du vol. Cette saturation des tâches survient lorsque la charge de travail dépasse les capacités cognitives disponibles à un instant donné.
Étant donné que nous ne pouvons accomplir qu’un certain nombre de choses à la fois, la capacité à reconnaître et accepter cette limite en nous-mêmes est essentielle pour survivre en basse altitude. Le niveau d’effort fourni par un pilote pour maintenir les tâches d’anti collision avec le sol est affecté par quatre facteurs majeurs :
• Manœuvre : l’angle d’inclinaison, le facteur de charge et la vitesse affectent directement les exigences cognitives.
• Capacités de l’aéronef : l’état des systèmes (HUD, altimètre radar, etc.) joue un rôle important dans la gestion de la charge de travail.
• Capacité du pilote : son niveau de préparation, sa récente expérience de vol et son état physiologique (1) influent sur sa performance cognitive – « Suis-je prêt pour le vol du jour, ou déjà débordé ? ».
• Environnement : les conditions du relief, l’heure du jour (crépuscule, aube), et la visibilité (claire ou brumeuse) affectent le niveau d’effort requis pour éviter les
collisions.
Ces divers facteurs peuvent entraîner des conflits de tâches, appelant ultimement le pilote à juger ses limites de performance personnelles. En cas de conflit entre tâches de sauvegarde (TS) et tâches de mission (TM), le pilote n’a d’autre choix que de cesser temporairement les tâches de mission (TM) et de se concentrer sur les tâches de sauvegarde (TS), ou de réduire l’intensité de la manœuvre afin de réduire les demandes des tâches de sauvegarde (TS), permettant ainsi de libérer de l’espace dans le seau pour les tâches de mission (TM).
Priorisation en cas de panne
Au-delà du déroulement standard d’une mission, la gestion d’une panne est l’un des événements les plus perturbateurs pour un pilote, pouvant entraîner une désorganisation rapide et une saturation cognitive. Un phénomène, souvent désigné sous le terme d’« effet falaise », illustre la transition brutale qu’un pilote peut ressentir lorsqu’il passe d’un appareil fonctionnant parfaitement et ne nécessitant que peu de ressources cognitives, au même appareil exigeant soudain une attention accrue, notamment en matière de pilotage lorsque tout dysfonctionne.
Dans ces situations critiques, il est impératif de revenir aux fondamentaux. L’adage aéronautique « Aviate, Navigate, Communicate » sert de cadre essentiel pour gérer la surcharge cognitive. Il s’agit de ne pas progresser vers la phase suivante tant que la maîtrise de la phase en cours n’est pas assurée.
Cependant, j’ajouterais le principe d’« Anticipate » afin de tenter de regagner une longueur d’avance dans la gestion de l’événement.
En effet, puisqu’« anticiper, c’est dominer », selon le capitaine de frégate Étienne Bauer, ancien commandant de la Flottille 12F, cette approche structurée permet de maintenir un schéma mental simple et efficace pour faire face au « choc à l’eau froide » qu’une panne complexe et inattendue peut provoquer. En suivant cette hiérarchisation des priorités, le pilote peut non seulement réduire la surcharge cognitive, mais aussi regagner rapidement le contrôle de la situation.
Connaissance et maîtrise de soi
La priorisation des tâches est un mécanisme fondamental pour limiter la surcharge cognitive en temps réel. Cependant, la connaissance de soi et la maîtrise des automatismes mentaux jouent également un rôle clé dans la réduction préventive des occurrences de surcharge cognitive. En acquérant de l’expérience sur un appareil, le pilote développe des comportements automatisés qui lui permettent de réduire la consommation de ressources cognitives, notamment par la simplification de la représentation mentale de la situation. Cette représentation efficace se concentre sur les éléments essentiels, réduisant ainsi l’effort nécessaire pour comprendre et planifier l’action à entreprendre.
L’anticipation joue un rôle central dans cette dynamique puisqu’elle permet d’adapter le plan d’action en fonction de l’évolution de la situation, évitant ainsi des scénarios trop exigeants ou dangereux.
Lors de la planification d’un vol, il est essentiel que le pilote évalue ses propres compétences et connaissances afin de n’envisager que des solutions qu’il est capable de maîtriser. Un principe clé est l’adage américain « KISS : Keep It Simple and Stupid », qui encourage la simplicité dans la prise de décision pour éviter des complications inutiles.
Un autre point fondamental pour limiter la surcharge cognitive est la gestion de l’attention, visant à éviter la dispersion des ressources. La maîtrise de cette capacité mentale ne peut être pleinement efficace qu’avec un entraînement régulier et la répétition des procédures.
Crew Ressource Management
Le Crew Resource Management (CRM) fait partie intégrante de la formation des pilotes. Ces formations, élaborées par l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), sont dispensées par des pilotes expérimentés. Le CRM met l’accent sur les
facteurs humains et place l’humain au centre du dispositif de sécurité des vols. Les thèmes abordés dans les formations de CRM (Écarts, Interruption de tâche, dynamique de groupe, migration des pratiques, confiance, prise de décision, communication, charge de travail, effet spectateur, conscience de la situation, gestion pression ops, gestion du stress, équipe, gestion de la fatigue, formation pratique, gestion du risque, l’expertise, Reason, persévérance, persévération, motivation), souvent en lien avec des incidents ou accidents passés, sensibilisent les pilotes aux limites humaines et aux contre-mesures à adopter pour minimiser les risques. Ce processus permet aux pilotes de développer une meilleure conscience de leurs propres capacités, tout en reconnaissant les situations susceptibles de mener à des erreurs ou accidents.
Mindfulness et gestion de l’attention
Dans le domaine du sport de haut niveau, la préparation mentale est aussi importante que la préparation physique. Un relâchement de l’attention durant une compétition peut coûter la victoire à un athlète. De manière similaire, la pleine conscience (mindfulness) s’est démocratisée dans le milieu sportif pour améliorer les performances.
Pour les pilotes de chasse, maintenir une concentration optimale lors de vols pouvant durer de 45 minutes à plusieurs heures et pouvant être suivis d’un appontage de nuit, demande une préparation mentale rigoureuse.
Ainsi, l’optimisation des ressources attentionnelles peut être illustrée dans trois aspects clés :
• La pleine conscience : cette technique permet à l’individu de se focaliser entièrement sur l’instant présent, sans porter de jugement, en observant ses pensées et émotions sans chercher à les contrôler. En maîtrisant ces distractions internes, la pleine conscience permet de réduire le stress et d’améliorer la concentration, particulièrement utile lors de tâches exigeantes.
• L’acceptation : plutôt que de résister aux pensées ou émotions négatives, cette approche prône leur acceptation. Cette démarche permet de réduire l’anxiété liée à la performance en apprenant à ne pas réagir de manière excessive aux expériences mentales désagréables. Par exemple, un athlète apprendra à accepter ses peurs ou doutes sans que cela affecte sa performance.
• L’engagement : l’individu est invité à s’engager activement dans des actions alignées avec ses valeurs et objectifs, même en présence de difficultés internes (stress, anxiété). Cela aide à maintenir la motivation et l’attention sur ce qui est vraiment important pour atteindre des objectifs de performance élevés.
Une étude norvégienne (2) démontre que les pilotes qui intègrent les pratiques de Mindfulness ont une meilleure gestion de l'anxiété et une attention accrue, leur permettant d’atteindre des états dit de « flow » optimaux, où l’individu est totalement immergé dans son activité. Une étude dans le milieu de l’e-sport (3) montre également comment la synchronisation avec l’environnement traduit l’engagement absolu, caractérisant la pleine conscience.
De nombreux pilotes de combat ont déjà connu, sans le savoir, cet état de « flow » caractérisé par un sentiment de fluidité, une focalisation intense sur l’instant présent et où tout se déroule de façon maîtrisée. Ceci apparaît d’ailleurs dans des vols bien préparés où il existe un équilibre entre ses compétences et les objectifs du vol.
Simulations
Les séances de simulation constituent un outil indispensable pour approfondir la connaissance de soi, automatiser les réactions en situation critique et gérer des scénarios complexes. Elles permettent aux pilotes de se confronter à des situations extrêmes, telles que des pannes techniques ou des missions à haute pression, dans un environnement contrôlé et sécurisé. Ces simulations, encadrées par des pilotes expérimentés, offrent l’opportunité d’observer et d’évaluer les dégradations progressives des performances en situation de stress. Toutefois, l’un des défis pour l’instructeur est de calibrer précisément le niveau de difficulté en fonction du seuil de saturation de l’apprenant. Un ajustement inadéquat pourrait rendre la séance contre-productive, en provoquant une surcharge cognitive excessive qui entraverait l’apprentissage.
À ce jour, il n’existe pas d’outils permettant d’ajuster cela en dehors de l’expérience dont dispose l’instructeur.
Évolutions et adaptations
Nous avons démontré que, dans le cockpit, le pilote consacre de façon plus ou moins consciente et maîtrisée une partie de son temps à réguler sa saturation cognitive, qui fluctue constamment autour de sa limite personnelle. Les évolutions technologiques dans l’aéronautique de combat ne peuvent pas se contenter d’ajouter de nouvelles fonctionnalités sans une réflexion approfondie sur la prise en compte de la saturation cognitive liée à leurs mises en œuvre, surtout dans un cockpit monoplace. À l’heure où les tâches mission deviennent de plus en plus consommatrices en ressources cognitives, il est pertinent d’imaginer mesurer la saturation afin de disposer d’éléments objectifs permettant de trancher dans le choix d’interface et optimiser le développement de certains systèmes de combat.
La stimulation de l’attention pourrait également constituer une routine permettant au pilote d’entretenir une plasticité mentale importante. Enfin l’émergence de dispositifs d’assistance automatisés permettrait d’augmenter les ressources cognitives disponibles pour les tâches missions en redistribuant intelligemment la charge de travail dans le cockpit d’une façon collaborative avec le système.
Enjeux de la mesure de la saturation cognitive
La NASA Task Load Index (NASA-TLX) est l’une des méthodes la plus couramment utilisée pour évaluer la charge cognitive. Cependant, elle présente plusieurs limites, notamment dans des environnements complexes tels que les vols d’essai de nouveaux systèmes d’avions de combat. La complexité de cet outil, qui exige l’évaluation de six dimensions distinctes, peut être chronophage à mettre en œuvre en vol. Une utilisation en temps réel impliquerait une augmentation considérable du nombre d’essais, ce qui n’est pas toujours faisable dans le cadre de vols en quantité limitée.
Aussi, pour optimiser le temps de vol, les pilotes sont souvent amenés à compléter le questionnaire après la mission, ce qui repose sur leur mémoire. Cela complique l’évaluation précise des moments critiques de surcharge cognitive, car certaines informations peuvent être perdues ou déformées avec le temps
Afin d’obtenir une évaluation plus précise et continue de la charge cognitive durant l’évaluation d’interface homme-système, il serait essentiel d’intégrer des mesures physiologiques en temps réel et des analyses comportementales dans le cockpit.
Entraînement à la plasticité mentale
Le développement de l’e-sport a révélé plusieurs compétences cognitives et physiques qui présentent des parallèles intéressants avec celles requises dans un avion de chasse. Par exemple, dans le jeu League of Legends, les joueurs doivent maîtriser une coordination œil-main de haut niveau, similaire à celle nécessaire pour un pilote de Rafale. Ils doivent également faire preuve d’une prise de décision rapide, de capacités stratégiques aiguisées, et d’une gestion efficace des ressources, tout en communiquant en temps réel avec leur équipe. Ces compétences sont analogues à celles utilisées par un pilote dans la gestion des tâches de mission (TM).
De plus, l’e-sport encourage une gestion du stress et des émotions négatives (comme la frustration due aux erreurs), essentielles pour maintenir la performance sous pression. L’adaptabilité et la capacité à réagir rapidement aux changements dans un environnement complexe sont des qualités partagées par les joueurs d’e-sport et les pilotes d’avions de combat.
Ces similitudes suggèrent que l’utilisation de logiciels d’entraînement à la plasticité mentale, même sans recourir à des simulateurs de haute-fidélité, pourrait représenter une voie prometteuse pour entretenir l’agilité cognitive des pilotes. En s’inspirant des techniques d’entraînement propres à l’e-sport, il serait envisageable de renforcer la capacité des pilotes à s’adapter rapidement, à prendre des décisions efficaces et à maintenir une attention soutenue lors de missions prolongées.
Conception d’Interface homme-système (IHS)
Les sollicitations auditives dans un avion de combat moderne sont nombreuses et peuvent rapidement devenir envahissantes, amplifiant ainsi la sensation de saturation cognitive. Le phénomène bien connu qui nous pousse à baisser le volume de l’autoradio en voiture lorsque nous nous concentrons pour retrouver notre chemin illustre de manière simplifiée ce que vit parfois un pilote en vol. En effet, la surcharge cognitive ne se limite pas aux tâches visuelles, mais s’étend à tous les sens, créant une véritable surcharge sensorielle. Les yeux du pilote sont constamment sollicités pour analyser un flux massif de paramètres internes et externes, tandis que l’audition doit gérer simultanément jusqu’à quatre canaux radio et des alarmes sonores. Parallèlement, le toucher joue un rôle essentiel : les doigts du pilote interagissent en continu avec près de 36 commandes multiplexées, offrant l’accès à plus de 268 fonctions de l’appareil, soit l’équivalent d’environ trois claviers de piano à gérer à quelques dizaines de mètres du sol et près de 900 km/h. La combinaison de ces stimulations multisensorielles augmente ainsi significativement le risque de saturation cognitive.
Aujourd’hui, la complexité croissante des interactions nécessaires pour accéder aux fonctions très avancées des avions de combat accentue la charge de travail des pilotes. Cela met en évidence l’importance de repenser les IHS, non seulement pour optimiser l’exécution des missions, mais aussi pour s’adapter aux contraintes de l’environnement opérationnel. Ces contraintes incluent la nature multirôle des appareils et l’intégration d’un grand nombre de capteurs complexes, qu’il faut maîtriser simultanément.
Par ailleurs, la multiplication des engagements en opération extérieure conduit parfois à concentrer l’entraînement sur des compétences spécifiques, au détriment d’autres domaines clés pour lesquels il ne sera pas acceptable de passer beaucoup de temps à réacquérir de l’aisance. La réduction de certains effectifs dans les flottilles ou escadron ajoute également une charge de travail additionnelle en dehors du cockpit, diminuant le temps disponible pour l’acquisition de connaissance ou la transmission du savoir et de l’expertise. Enfin, le coût des heures de vol impose que la maîtrise des systèmes par le pilote soit rapide, quel que soit le niveau de complexité des fonctions.
Il est donc essentiel que les équipes impliquées dans la conception des IHS prennent en compte ces éléments et soient à l’écoute des retours d’expérience des pilotes. Sans cette écoute attentive, certaines interfaces pourraient s’avérer inutilisables en conditions réelles de vol. Une interface trop complexe, nécessitant de nombreux appuis ou souffrant d’un manque d’accessibilité, peut rendre certaines tâches difficiles, voire infaisables, en situation de stress ou de saturation cognitive. En repartant du besoin utilisateur et en réduisant les obstacles à l’utilisation, il est possible d’améliorer la fluidité de l’interaction entre le pilote et son appareil, garantissant ainsi une meilleure gestion des tâches en vol.
Intelligence artificielle
La redistribution des ressources cognitives est essentielle pour alléger la charge de travail non critique, permettant ainsi au pilote de se concentrer sur les tâches principales qu’il maîtrise grâce à une compréhension fine des enjeux et du contexte opérationnel. Si l’Intelligence artificielle (IA) est prometteuse, elle ne doit être ni surévaluée ni diabolisée : elle incarne un amplificateur de capacités, à condition que son acceptabilité technique et humaine soit rigoureusement évaluée. Son rôle optimal réside dans celui d’un assistant « invisible », capable de s’effacer subtilement dès que l’intuition humaine ou la créativité tactique doivent primer.
Un pilote sera en mesure de déléguer efficacement des tâches telles que l’automatisation de la saisie d’informations (fréquences radio, codes transpondeurs, autorisations de vol), ou l’assistance au prépositionnement optimal des capteurs s’il dispose de systèmes fiables et intuitifs. Ces outils ne se contentent ainsi pas d’alléger la charge cognitive, ils améliorent la présentation de l’information pour faciliter une prise de décision sous pression temporelle et éviter la noyade du pilote sous un flux de données brutes.
Définir précisément les tâches qui peuvent être déléguées à l’IA sans compromettre la tactique reste un défi. Cela résidera par ailleurs dans l’établissement d’une « confiance calibrée » afin d’éviter toute dépendance passive ou méfiance paralysante. Ce travail nécessitera une formation adaptée aux spécificités de l’IA, permettant au pilote de comprendre ses modes de raisonnement sans en surestimer les capacités. Des compétences humaines comme la ruse, l’intuition et la perception situationnelle, essentielles en tactique, sont encore trop difficiles à coder.
Le jugement humain, enrichi par l’expérience et la capacité d’adaptation aux situations imprévues, reste indispensable dans l’aéronautique de combat. Ainsi, au-delà de la pertinence des solutions proposées par une IA donnée, il conviendra de comprendre que l’enjeu dépasse la robustesse technique et implique une conception centrée sur la réversibilité. Cela permettra au pilote de conserver en permanence la capacité de reprendre le contrôle sur une tâche tout en évitant des « effets falaises technologiques » en cas de dysfonctionnement de l’IA.
Conclusion
L’étude de la surcharge cognitive chez les pilotes de chasse met en lumière les limites de l’adaptation humaine face à la complexité croissante des environnements opérationnels. Si les systèmes automatisés et l’IA promettent d’alléger la charge cognitive, il est essentiel de définir avec précision quelles tâches peuvent être déléguées sans compromettre la prise de décision tactique et stratégique, qui doit rester sous contrôle humain. La tactique, en constante évolution, nécessite quant à elle de l’intuition et une perception situationnelle encore trop difficile à coder à ce stade.
Le Rafale est déjà équipé de systèmes qui allègent la charge de travail du pilote grâce à l’automatisation de certaines Tâches de sauvegarde (TS), tels qu’un pilote automatique avec des modes avancés, comme le suivi de terrain ou encore un dispositif de prévention des collisions avec le sol. Désormais, l’enjeu principal réside dans le développement d’outils fiables, capables de prendre en charge les Tâches critiques (TC) et non critiques (TNC) qui peuvent alourdir le travail du pilote dans les situations de pression temporelle.
Ainsi, calibrer les responsabilités confiées à l’IA, fondées sur une confiance ajustée aux incertitudes opérationnelles et le renforcement de l’agilité cognitive des pilotes, constitue un des défis dans la recherche d’efficacité de l’aéronautique militaire. Il s’agira probablement de tendre vers une symbiose où l’assistance algorithmique et le génie adaptatif humain s’entretiennent mutuellement sans dilution des compétences critiques, ni illusion de toute-puissance technologique. ♦
(1) Berthelot Vincent, « La gestion du sommeil lors des missions d’un pilote embarqué sur porte-avions », Cahier de la RDN – Le soldat augmenté : optimisation de la gestion du sommeil, mai 2022, p. 53-56 (https://www.defnat.com/). Berthelot Vincent, « Gérer son stress comme un pilote de chasse embarqué », Cahier de la RDN – Le soldat augmenté : vers une gestion optimale du stress, mai 2023, p. 65-67 (https://www.defnat.com/).
(2) Meland Anders, Fonne Vivianne, Wagstaff Anthony et Matte Pensgaard Anne, Mindfulness-Based Mental Training in a High Performance Combat Aviation Population: a One-Year Intervention Study and Two-Year Follow-up, 2015 (http://dx.doi.org/10.1080/10508414.2015.995572).
(3) Caputo Andrea, Drivet Stefano, Sandretto Riccardo, Vercelli Giuseppe et Cortese Claudio G., « The e-S.F.E.R.A. Questionnaire: A New Tool For Sport Psychologists Working In Mental Training », The Open Psychology Journal, janvier 2023 (http://dx.doi.org/10.2174/18743501-v16-230301-2022-105).