Cet article explore l’impact des conditions opérationnelles sur les fonctions cognitives des soldats. Il souligne l’importance d’une approche pluridisciplinaire intégrant le facteur humain et la technologie. L’auteur distingue deux systèmes cognitifs : un rapide et intuitif, exposé aux biais, et un plus lent et analytique. Il met en garde contre les erreurs induites par la surcharge cognitive et le stress, et plaide pour des recherches écologiques et transdisciplinaires. Enfin, il appelle à anticiper l’impact des technologies sur la cognition pour éviter des effets non maîtrisés.
Quelles sont les fonctions cognitives affectées en conditions opérationnelles ?
Si l’on considère l’activité opérationnelle, il n’est pas possible de négliger la dimension socio-technique. Il est donc difficile de considérer le facteur humain indépendamment de la technologie qu’il emploie, du contexte dans lequel il se trouve et de l’activité qu’il y réalise. Les études de laboratoires en sciences cognitives sont intéressantes et nous permettent d’approcher le problème sous un angle donné, mais elles peuvent ou pourraient être un peu trop simplificatrices si l’on ne considérait pas les autres paramètres.
Une nécessaire coopération scientifique pluridisciplinaire qui intègre le Facteur humain
Je passe mon temps à plaider dans un monde d’ingénieurs pour que le Facteur humain (FH) soit pris en compte dans le système d’équations. Je demande à mes camarades de ne pas oublier l’humain et sa complexité (variabilité interindividuelle, variabilité intra-individuelle, traitement de l’information non indépendant de son état émotionnel, etc.) ; aussi convient-il de ne pas oublier, de notre côté, la dimension technologique en insistant sur le FH un peu trop rapidement.
Pour ma part, j’ai la chance de diriger un collège de responsables de domaines scientifiques où personne n’a le même bagage scientifique. La diversité des points de vue est une richesse que j’expérimente au quotidien. Travailler au niveau du « boulon de 10 » sans prendre en compte les interactions avec les autres domaines scientifiques et technologiques ne permet pas d’appréhender les choses à un niveau systémique.
En ce qui nous concerne, nous avons parmi nos objectifs à l’AID de tenter d’identifier les technologies émergentes et disruptives (EDT) et d’exploiter plus largement la puissance de notre réseau. Réseau auquel appartiennent nos prestigieuses écoles sous tutelles : Polytechnique (X), Institut supérieur de l’aéronautique et de l’Espace (ISAE/Supaéro), École nationale supérieure des techniques avancées (ENSTA Paris et Bretagne) ainsi que des organismes nationaux de recherche comme l’Office national d’études et de recherche aérospatiales (Onera), l’Institut franco-allemand de recherche de Saint-Louis (ISL), le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le Centre national d’études spatiales (CNES), sans oublier nos liens forts avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Je plaide donc pour deux choses :
• Abordons réellement les questions complexes de manière pluridisciplinaire, voire de manière transdisciplinaire, en croisant les regards et les apports des différents champs scientifiques et technologiques (si nécessaire, l’AID peut aider en jouant un rôle « d’entremetteur scientifique »). À titre d’exemple, avec Dassault aviation, Dassault système, Naval Group, KNDS et l’agence de l’innovation, appuyés par le centre interdisciplinaire d’étude de défense et de sécurité (X, ENSTA Paris, Telecom Paris, Telecom Sud Paris), nous avons lancé une chaire d’architecture des systèmes complexes avec la tenue d’une première journée scientifique sur le campus de polytechnique le 22 mars 2024.
• Mettons à profit tous les atouts en notre possession pour essayer de faire progresser nos connaissances sur des questions aussi complexes que celle posée dans cet ouvrage. À titre d’exemple, j’ai prévu – avec l’aide des directions scientifiques des instituts du CNRS – une collaboration étroite en croisant leurs dix instituts avec nos quinze domaines scientifiques, y compris donc dans le domaine « Hommes & Systèmes » qui nous intéresse ici. Par ailleurs, nous avons programmé la création d’un groupe de travail (GT) neurosciences et neuroergonomie avec le CEA, qui impliquera leurs directions de la recherche technologique (DRT) et de la recherche fondamentale (DRF). Seuls, nous sommes bien peu et nous en sommes tous convaincus ; aussi l’AID essaie de se donner les moyens de construire des partenariats solides à bon niveau.
Comment schématiser le traitement cognitif de l’information par le soldat ?
Des travaux antérieurs sur les limites physiologiques et cognitives du combattant, effectués dans le cadre du programme de recherche lancé en 2015 par le CReC Saint-Cyr et l’IRBA sur le « soldat augmenté », ont été publiés dans un précédent Cahier de la RDN en décembre 2017. Certains s’en servent encore comme référence. La schématisation suivante d’un traitement cognitif de l’information par un soldat y avait été proposée (1). Il s’agit de la synthèse du travail d’un groupe de chercheurs et d’ingénieurs qui auraient aimé pouvoir augmenter ledit soldat. Il s’agit d’une vision assez sérielle des choses. Je reconnais m’interroger sur cet auteur, un certain Emmanuel Gardinetti, qui entouré du CReC Saint-Cyr et de l’IRBA avait tenté en 2017 de faire tenir dans un seul schéma un modèle de l’activité cognitive d’un soldat amené :
– à détecter, reconnaître, identifier des éléments ;
– se construire et/ou mettre à jour sa représentation mentale de la situation ;
– élaborer des choix (soit par une analyse, soit par analogie en mobilisant des schèmes déjà utilisés précédemment) ;
– puis prendre des décisions d’actions ou de non actions ;
– avant d’en évaluer les effets.
Évidemment, ce schéma compte des boucles de rétroactions. Il intègre les caractéristiques des grandes fonctions cognitives : attentionnelles, mnésiques, les métaconnaissances, les grandes règles intégrées du fait de notre éducation.
Il prend également en compte l’influence des dimensions physiques (fatigue, récupération), psychosociales (relations avec autrui, socientrisme, conformité, etc.), émotionnelles, volitionnelles , etc.
Toutefois, ce schéma, par sa compacité et sa forme, nous éloigne des travaux de Daniel Kahneman qui publiait, en 2011, Thinking fast and slow, son ouvrage référence sur les deux vitesses de la pensée . Cette approche oppose :
• Un système 1 rapide, instinctif, émotionnel, automatique, qui fonctionne sans nécessiter notre volonté. Il est peu coûteux en énergie. Comme il est intuitif et permet des associations, il ouvre à la créativité.
• Le système 2 qui nécessite de la concentration et de l’attention. Il est plus lent, plus analytique mais, de facto, plus adapté pour considérer des situations inconnues, des problèmes nouveaux. Il est cependant plus énergivore et notre tentation est donc d’être paresseux et de nous appuyer de manière basale sur notre système 1. En effet, ces deux systèmes sont en interrelations, ce ne sont pas deux systèmes étanches.
Attention aux biais de raisonnement
Ce système basal est sujet à de nombreux biais de raisonnement. En avoir conscience ne suffit pas à s’en prémunir et s’il existe, certes, des biais dans chaque système, le recours à notre système 1 basal, notamment lorsque l’on est très chargé, fatigué, stressé ou apeuré, nous y expose encore plus et impacte nos « raisonnements ».
Le système 1 étant majoritairement associatif et échappant à notre volonté, il cherche en permanence des similarités pour pouvoir « dérouler quelque chose de connu ». Il associe des représentations et essaie de pouvoir ré-exploiter ce dont il dispose déjà (clin d’œil aux copier-collersquand on doit préparer un exposé en urgence, ce qui peut ne pas être très différent lorsqu’il s’agit desortir d’un cadre d’ordres sous pression, etc.).
Par ailleurs, on peut s’auto-intoxiquer car on va tenir plus facilement pour vrai ce qui est aisé et concordant avec nos représentations, nos stéréotypes, nos préjugés, mais aussi les schèmes et heuristiques disponibles : « Pourquoi chercher midi à 14 heures ? »
Le système 2 est plus méfiant, plus vigilant mais il est coûteux et lent… Aussi, quand on est en situation d’urgence opérationnelle et/ou sous pression, le système 1 s’exprime plus facilement et peut faire taire nos envies de nous poser et de faire l’exercice d’analyse qui pourrait devoir s’imposer.
Le système 1 s’appuie volontiers sur des régularités, sur des normes. Il cherche en permanence des corrélations entre les choses et conclut hâtivement, au risque de nous rendre crédule. Le système 2 pourrait avoir une approche plus statistique et être un peu moins sujet aux effets de halo (un premier événement ou un premier comportement influence le traitement du second) ou d’ancrage (quand on a vécu quelque chose d’intense, le second événement peut paraître plus anodin).
Le système 1, bien qu’associatif et créatif, peut – malgré tout, du fait de cet effet de halo – nous empêcher de penser hors cadre (« think out of the box ») alors qu’au combat, l’adversaire, comme nous, cherche à nous surprendre, à ruser, à induire et biaiser nos perceptions.
Le système 1 étant plus frugal et économe, concluant plus rapidement avec peu de données, si le système 2 paresse et ne reprend pas la main, on va juger de l’intention de l’autre sur très peu de choses et faire confiance à son instinct. Le système 1 « va vite en besogne », conclut même si les données sont peu nombreuses (cf Loi des petits nombres versus Loi des grands nombres). Il simplifie et s’accommode parfois de répondre légèrement à côté pour trouver une réponse plus facile. Il fait « comme si » et nous pouvons aller jusqu’à nous leurrer et nous faire croire que nous avons mené l’analyse de la situation.
Il se laisse volontiers piéger par la saillance des éléments et ceux-ci arrivent d’autant plus vite à l’esprit qu’ils sont chargés émotionnellement. Le sensationnalisme renforce donc nos biais en captant et détournant nos ressources attentionnelles.
On peut privilégier des informations douteuses, qui vont dans le sens d’un stéréotype au détriment d’informations statistiques. D’ailleurs, nous avons plus de facilité à déduire en passant du général au particulier, qu’à induire en passant du particulier au général (comme tirer une règle à partir de plusieurs cas particuliers). En nous appuyant sur le système 1, cela n’est pas très étonnant. Par souci d’économie, tous les cas atypiques ou discordants ont tendance à être ramenés vers la moyenne. On observe une tendance à la régression moyenne.
De nombreux autres biais existent mais je terminerai par notre « surestimation de nos intuitions ». On pense pressentir, mais c’est aussi, parfois, reconstruire et se berner soi-même et berner nos capacités d’autocontrôle.
Certes, le dramaturge Henry Bernstein a dit que « l’intuition c’est l’intelligence qui commet un excès de vitesse », mais ceci n’est valable que si et seulement si celle-ci repose sur un socle analytique non explicité au préalable. C’est un peu l’insight que l’on croit émerger du système 1 mais qui repose souvent sur de longues analyses du système 2. C’est, d’ailleurs, un processus bien connu dans le domaine de l’innovation ou certains opposent temps long et temps court alors même que les prétendues innovations géniales, de rupture, spontanées, radicales, etc. sont le fruit de travaux et réflexions antérieurs qui étaient dans la noosphère sans avoir été explicités ou opérationnalisés. Le temps long n’est pas l’ennemi du temps court, il est le terreau dans lequel il pousse.
Enfin, n’oublions pas que nous mémorisons mieux nos expériences quand elles sont chargées émotionnellement. Émotion et cognition sont difficilement dissociables et, trop souvent, mes collègues ingénieurs lorsqu’ils acceptent de prendre en compte le facteur humain le font avec une approche computationnaliste – c’est-à-dire selon la calculabilité des états mentaux et de leurs représentations symboliques ayant des propriétés sémantiques et syntaxiques avec lesquels on peut travailler et faire des prédictions.
Conclusion
Pour rassembler les deux composantes de cette analyse (zoom arrière puis zoom avant), la clé est, à mon sens, sans doute du côté des analyses écologiques, holistiques. Il faut que nous dépassions les travaux où, toutes choses égales par ailleurs, nous analysons les effets de quelques variables manipulées sur des variables bien mesurées. Certes, il faut continuer à le faire pour produire et solidifier notre socle de connaissances, mais il nous faut aussi changer de braquet et prendre des risques en nous frottant à la complexité, à la croisée de la cognition et des technologies… car si on ne s’y risque pas, pour diverses raisons, nous déploierons des technologies et découvrirons bien (trop) tard leurs impacts. L’AID vous y invite dans le cadre de ses divers appels à projets et ses orientations. ♦
(1) Gardinetti Emmanuel, « L’augmentation des fonctions cognitives et émotionnelles du soldat en questions », Cahier de la RDN – Le soldat augmenté : les besoins et les perspectives de l’augmentation des capacités du combattant, décembre 2017, p. 84-112 (https://www.defnat.com/).
(2) Volition : acte de volonté, manifestation de la volonté.
(3) Thinking, Fast and Slow, Daniel Kahneman, 2011.