La charge cognitive du fantassin constitue un enjeu majeur dans la mesure où une charge élevée peut mener à une surcharge qui se caractérise par l’altération des performances, pouvant ainsi avoir un impact sur la santé et la sécurité des fantassins. Notre étude a permis d’identifier des situations et des tâches associées que nous avons reproduites en environnement simulé afin de tester l’effet du nombre de tâches simultanées et de leur modalité sur la charge cognitive et les performances du chef de groupe débarqué. Les résultats ont révélé six situations de surcharge. L’environnement simulé créé pourra servir pour tester l’impact des équipements des fantassins sur leur charge cognitive, en particulier dans les situations déjà saturantes.
Charge cognitive en situation opérationnelle
Contexte opérationnel : le cas du fantassin débarqué
Lors de ses missions, le fantassin débarqué peut rapidement supporter une charge cognitive élevée. La problématique survient lorsqu’il atteint le seuil de surcharge, caractérisé par le fait de ne plus avoir suffisamment de ressources cognitives pour répondre aux contraintes auxquelles il est confronté (5). La surcharge mène à une dégradation des performances pouvant mettre en danger le fantassin en situation opérationnelle.
Il est donc important de prendre en compte le caractère multidimensionnel de la charge cognitive, en mettant en rapport, d’une part, l’ensemble des contraintes qui pèsent sur le fantassin et, d’autre part, les ressources dont il dispose pour y faire face.
Au niveau opérationnel, le fantassin est confronté aux contraintes de sa mission (par exemple, celle de réaliser un assaut en zone urbaine), à des situations multitâches (par exemple, pour un chef de groupe, prendre une décision tactique afin de neutraliser un ennemi, répondre au chef de section à la radio et donner des ordres à ses subordonnés), ainsi qu’à des tâches complexes (par exemple, celle d’évacuer un blessé dans une zone dangereuse). La formation dont il dispose ainsi que son expérience l’aident à automatiser certaines tâches et à réduire son niveau de charge cognitive.
Au niveau technologique, les contraintes sont liées aux équipements qui sont de plus en plus sophistiqués. Cependant, grâce à la modularité des équipements, le fantassin ne peut utiliser que certaines des fonctions disponibles, selon le type de mission.
Au niveau environnemental, le climat ou encore la topographie peuvent imposer de fortes exigences. Pour y faire face, le fantassin dispose d’aides traditionnelles telles que la carte et la boussole et s’appuie sur son endurance développée grâce à son entraînement physique.
Au niveau cognitif, le fait de devoir traiter plusieurs informations simultanément, de même modalité (i.e : visuelles) ou de modalités différentes (i.e : visuelle et auditive), nécessite de puiser dans les ressources attentionnelles.
Comment préserver l’équilibre entre les contraintes qui pèsent sur le fantassin et les ressources qu’il mobilise dans un contexte opérationnel où la surcharge cognitive peut avoir de graves impacts sur la sécurité des fantassins ?
Prévenir la surcharge en situation opérationnelle
Nous avons mené une étude, commencée en 2019, auprès des fantassins et, en particulier, des chefs de groupe débarqués qui doivent gérer leurs équipes, élaborer des stratégies tactiques et répondre aux ordres de leur chef de section. L’objectif était de créer un environnement simulé afin de mettre les chefs de groupe en situation multitâche pour tester l’impact du nombre de tâches et de leur modalité sur leur charge cognitive et leurs performances.
L’étude était composée de deux étapes. La première étape consistait à identifier des situations typiques qui peuvent générer une charge cognitive élevée ainsi que des tâches opérationnelles réalisées lors de ces situations, afin de concevoir des scénarios reproduisant fidèlement l’activité des chefs de groupe, dans un environnement simulé. La deuxième étape consistait à mesurer la charge cognitive des chefs de groupe dans différents types de situations simulées afin d’identifier celles dans lesquelles le seuil de surcharge était atteint.
Étape 1 : Identifier les situations typiques générant une charge cognitive élevée et les tâches opérationnelles associées
En ergonomie, Jeffroy (1987, cité par Bellemare, 1995) (1) développe le concept de situation d’action caractéristique (SAC). Une SAC permet l’« identification des éléments qui structurent l’activité d’une manière caractéristique et qui peuvent être transposés dans le futur » (3). Il s’agit donc de situations représentatives de l’activité en contexte.
Dans le cadre du chef de groupe débarqué, des entretiens ainsi que des observations sur le terrain d’entraînement ont été menés afin d’identifier les situations typiques pouvant générer une charge cognitive élevée, voire une surcharge. Plusieurs SAC ont été identifiées, telles que le contact avec un ennemi avec ou sans ouverture de feu, des communications simultanées, ou encore un ou plusieurs équipiers blessés.
Durant chaque SAC, les chefs de groupe effectuent plusieurs tâches. Par exemple, durant la SAC « communications simultanées », ils peuvent donner un ordre de déplacement, communiquer une information, recevoir un compte rendu et s’orienter.
Parmi toutes les SAC, quatre tâches ont été majoritairement identifiées, à savoir :
• Tâche 1 visuelle (T1) : Détecter des changements.
• Tâche 2 visuelle (T2) : S’orienter dans l’espace.
• Tâche 3 auditive (T3) : Transmettre des informations radio.
• Tâche 4 visuelle (T4) : Prendre des décisions tactiques.
Sur la base de ces quatre tâches principales des chefs de groupe débarqués durant les situations pouvant générer une charge cognitive élevée, un environnement multitâche simulé sur ordinateur a été conçu (Figure 2). Cet environnement, nommé « Simulated Multitask Environment for the Squad leader » (SMES) a été validé par une étude (7).
Le SMES présente l’avantage de pouvoir être utilisé pour répondre à des problématiques scientifiques en mettant les chefs de groupe en situation de réalisation de tâches.
Figure 2. Interface du SMES (Simulated Multitask Environment for the Squad leader).
Présentation des quatre tâches (à gauche) ; Passation expérimentale par un chef de groupe (à droite).
Étape 2 : Mesure écologique de la charge cognitive
Une question qui est au centre des préoccupations de l’Armée de terre est de savoir quelles sont les capacités du chef de groupe débarqué, en particulier en fonction du nombre de tâches simultanées et de la modalité de ces tâches. Par exemple, est-ce que le chef de groupe qui effectue deux tâches visuelles aura suffisamment de ressources pour traiter un signal visuel supplémentaire provenant de ses équipements sans être cognitivement saturé ?
Il est communément admis que les situations multitâches composées de tâches à réaliser simultanément nécessitent d’alterner rapidement les tâches à accomplir – par exemple, quelques secondes entre des tâches concomitantes, telles que parler et conduire –, comparativement à des situations multitâches séquentielles durant lesquelles plusieurs tâches peuvent être réalisées alternativement avec une durée de changement entre les tâches qui peut aller de plusieurs minutes à plusieurs heures – par exemple, préparer un plat tout en lisant un livre peut se faire en commençant par préparer le plat puis en délaissant le plat pour lire quelques pages pour ensuite revenir à la préparation du plat, et ce de manière successive avec des allers-retours entre ces deux tâches… Réaliser simultanément des tâches exige des changements attentionnels plus fréquents que les situations multitâches séquentielles (8) et puise donc davantage dans les ressources cognitives, pouvant entraîner une dégradation des performances aux tâches. Ce type de situation multitâche est donc particulièrement intéressant à étudier chez le chef de groupe débarqué qui doit souvent réaliser plusieurs tâches simultanément.
Par ailleurs, la modalité des tâches joue un rôle important dans la génération de charge cognitive. D’après le modèle des ressources attentionnelles multiples (11), si deux tâches sont de modalités différentes, par exemple visuelle pour l’une et auditive pour l’autre, les performances aux tâches ne sont pas altérées grâce aux réservoirs de ressources spécifiques à chaque modalité sensorielle. En revanche, si deux tâches sont de même modalité, par exemple visuelle pour les deux, cela puise dans le même réservoir de ressources visuelles, avec un risque d’épuisement de ces ressources et de dégradation des performances aux tâches.
Morrison, Burnham et Morrison (6) ont nuancé et complété le modèle de Wickens (2002) (11) en soulignant l’importance du niveau de charge cognitive généré par le type de tâche. Selon eux, si deux tâches sont de modalité différente mais que la charge cognitive est élevée car les deux tâches sont très difficiles, les performances peuvent tout de même être altérées. À l’inverse, dans le cas où deux tâches sont de même modalité, si ces tâches sont faciles et ne génèrent pas d’augmentation de la charge cognitive, l’individu ne sera pas cognitivement saturé même s’il puise uniquement dans le réservoir de ressources visuelles. Ses performances seront ainsi maintenues.
L’étude réalisée avec le SMES (4) avait pour objectif de tester l’effet du nombre de tâches simultanées et de la modalité des tâches sur la charge cognitive des chefs de groupe débarqués. Pour ce faire, une tâche principale, composée soit d’une double-tâche ou d’une triple-tâche était présentée aux chefs de groupe. Quatre conditions étaient possibles :
• Double-tâche unimodale visuelle : T4 (visuelle) + T2 (visuelle).
• Double-tâche multimodale : T4 (visuelle) + T3 (auditive).
• Triple-tâche unimodale visuelle : T4 (visuelle) + T1 (visuelle) + T2 (visuelle).
• Triple-tâche multimodale : T4 (visuelle) + T1 (visuelle) + T3 (auditive).
À ces conditions était ajoutée une tâche secondaire non symbolique, non prioritaire par rapport à la tâche principale, qui consistait à détecter un signal soit visuel (voyant lumineux), soit auditif (bip), soit tactile (vibration sur le poignet). Les performances à la tâche secondaire permettaient d’appréhender si les chefs de groupe avaient suffisamment de ressources cognitives pour détecter un signal supplémentaire ou s’ils étaient surchargés. Les niveaux subjectif et objectif de charge cognitive associés à chaque condition étaient respectivement mesurés par des questionnaires (2) (10) et par des indicateurs physiologiques issus d’un électrocardiogramme et d’un électroencéphalogramme.
Les résultats de l’étude révèlent que les chefs de groupe étaient en surcharge principalement en situation de triple-tâche mais également en double-tâche en condition multimodale (Figure 5), ce qui est contraire aux modèles cités plus haut (6) (11) d’après lesquels la surcharge devrait plutôt survenir en situation multitâche unimodale.
Ces résultats peuvent être dus à la nature même des tâches. En situation multimodale, la tâche auditive était probablement particulièrement coûteuse car les chefs de groupe devaient garder en mémoire de travail les informations entendues au fur et à mesure. Le coût cognitif ne serait donc pas uniquement dû au nombre de tâches simultanées et à leur modalité, mais également à leur nature qui fait mobiliser certains processus cognitifs plus ou moins coûteux.
Figure 5. Niveau de charge cognitive en situation multitâche unimodale et multimodale simulée avec le SMES.
NB : vert = charge faible, orange = charge élevée, rouge = surcharge.
Discussion
L’étude a permis de relever six situations de surcharge (les cases rouges de la figure 5) durant lesquelles les chefs de groupe peuvent rencontrer des difficultés pour traiter un signal supplémentaire provenant d’un de leurs équipements. Les situations les moins cognitivement saturantes se rapportent à un signal tactile dans les situations unimodales visuelles et un signal visuel dans les situations multitâches multimodales (les cases orange de la figure 5).
L’étude présente la limite d’avoir été réalisée « en laboratoire », dans un environnement très contrôlé qui permet bien d’identifier l’impact des facteurs qui ont été choisis, mais avec des tâches relativement courtes qui ne représentent pas entièrement la complexité inhérente aux situations opérationnelles réelles et un décor minimaliste par rapport à la réalité.
Une seconde étude a donc été menée en réalité virtuelle en 2024 (figure 6), dans un contexte immersif plus enrichi, afin d’évaluer si les chefs de groupe sont cognitivement surchargés en situation multitâche multimodale (T4 + T3), avec un signal visuel ou auditif supplémentaire à détecter. Les résultats sont en cours de traitement et seront présentés dans une publication ultérieure.
Figure 6. Simulated Multitask Environment for the Squad Leader (SMES+) en environnement virtuel.
Conclusion
La seconde étude menée en réalité virtuelle permettra de vérifier si, dans un environnement plus enrichi en situation multitâche multimodale, les chefs de groupes sont toujours surchargés lorsqu’ils doivent détecter un signal auditif. Nous pourrons également identifier si, comme dans l’étude en environnement sur ordinateur, ils ne seront pas surchargés pour détecter un signal visuel ou si au contraire, le fait d’être dans un environnement enrichi avec davantage d’informations leur fera atteindre le seuil de surcharge. Les résultats permettront a) d’identifier les limites des chefs de groupe en situation opérationnelle représentative de la réalité et b) de déterminer si les dispositifs de simulation sur ordinateur et en réalité virtuelle pourraient servir d’entraînement à ce type de situation, afin d’automatiser le plus possible les actions à réaliser dans le but de réduire leur charge cognitive.
Références bibliographiques
(1) Bellemare Marie, Garrigou Alain, Ledoux Élise et Richard Jean-Guy, « Les apports de l’ergonomie participative dans le cadre de projets industriels ou architecturaux », Relations industrielles / Industrial Relations, 50(4), p. 768-788.
(2) Cegarra Julien et Morgado Nicolas, « Étude des propriétés de la version francophone du NASA-TLX », EPIQUE 2009 : 5e colloque de psychologie ergonomique, p. 233-239.
(3) Daniellou François, « L’ergonomie dans la conduite de projets de conception de systèmes de travail », in Falzon Pierre (dir.), Ergonomie, Presses universitaires de France (PUF), 2004, p. 359-373
(4) Darses Françoise, Remigereau Alexis et Albentosa Julie, « Sophistication des équipements du fantassin », Le Magazine des ingénieurs de l’armement, 131, 2024, p. 32-33.
(5) Leplat J., « Les facteurs déterminant la charge de travail », Le Travail humain, 40(2), 1977, p. 195-202.
(6) Morrison Nathalie M.V., Burnham Denis et Morrison Ben W., « Cognitive Load in CrossModal DualTask Processing », Applied Cognitive Psychology, 29(3), 2015, p. 436-444.
(7) Remigereau A., Darses F., Dozias Baptiste et Albentosa J., « Design and Validation of a Simulated Multitasking Environment for Assessing the Cognitive Load on the Infantry Squad Leader », Frontiers in Psychology, 15, 2024.
(8) Salvucci Dario D. et Taatgen Niels A., The Multitasking Mind, Oxford University Press, 2011, 320 pages.
(9) Santiago-Espada Yamira, Myer Robert R., Latorella Kara A. et Comstock Jr James R., The Multi-Attribute Task Battery II (MATB-II) Software for Human Performance and Workload Research: A User’s Guide, NASA, 2011.
(10) Tsang Pamela S. et Velazquez Velma L., « Diagnosticity and Multidimensional Subjective Workload Ratings », Ergonomics, 39(3), 1996, p. 358-381.
(11) Wickens Christopher D., « Multiple Resources and Performance Prediction », Theoretical Issues in Ergonomics Science, 3(2), 2002, p. 159-177.