Le groupe de travail A s’est penché plus spécifiquement sur l’augmentation des capacités cognitives et le soutien psychologique du futur combattant. Cette étude s’organise en 3 parties : la méthodologie de sa réflexion et les résultats obtenus, le cadre théorique scientifique sur lequel il est possible de s’appuyer et les études complémentaires à envisager, et enfin quelques illustrations à partir de la veille scientifique, technologique et industrielle en cours. Cette contribution doit permettre d’apprécier les fonctions à considérer prioritairement, comment les aborder et en s’appuyant sur quelles innovations technologiques.
L’augmentation des fonctions cognitives et émotionnelles du soldat en questions
L’augmentation des fonctions cognitives et émotionnelles du soldat en questions
Emmanuel Gardinetti
Ingénieur en chef de 2e classe des études et techniques de l’armement (IC2ETA), Mission pour la recherche et l’innovation scientifique, Direction de la stratégie de la DGA, Responsable du domaine scientifique « Hommes & Systèmes ».
La communauté d’intérêt Défense (CREC, DGA, Armées, Industrie) contribuant à la réflexion autour de l’augmentation du soldat s’est répartie en trois groupes de travail pour orienter les axes de réflexion par thèmes généraux. Il a ainsi été créé un premier groupe (GT A) se penchant plus spécifiquement sur l’augmentation des capacités cognitives et le soutien psychologique du futur combattant (mobilisation des ressources perceptives et cognitives, gestion des émotions, gestion du stress, gestion de la volonté, évitement des syndromes post-traumatiques, etc.).
Cette restitution des travaux s’organise en trois parties : la méthodologie de travail en groupe et les résultats obtenus d’une part, le cadre théorique scientifique sur lequel il est possible de s’appuyer et les études complémentaires à envisager d’autre part, et enfin quelques illustrations à partir du travail de la veille scientifique, technologique et industrielle en cours.
Le fantassin d’hier, d’aujourd’hui et de demain
Comme le rappelle la note sur l’essence de l’infanterie rédigée récemment par l’armée de Terre dans le cadre de la réforme « Au contact ! », le fantassin est et restera « l’acteur du duel à très courte distance au contact direct de l’adversaire. Particulièrement motivé, équipé et entraîné pour détruire un ennemi qui ne peut ou n’a pu être atteint par d’autres moyens, il peut, en outre, contrôler dans la durée le milieu physique et humain quelles que soient la menace et la difficulté du terrain.
Combattant les yeux dans les yeux, il tire sa force et son efficacité :
• Des liens qui l’unissent à ses camarades de combat qui permettent de dépasser la peur de la mort d’une troupe qui s’expose volontairement à l’ennemi dans le feu de la bataille.
• De se savoir dépendant des autres armes. La conscience de cette nécessité, fragilité s’il était seul, confère au fantassin une aptitude à s’intégrer et à conduire une manœuvre interarmes.
• D’être commandé par des chefs de contact qui partagent les mêmes privations, les mêmes dangers, les mêmes peurs.
• D’une haute technologie maîtrisée qui renforce sa protection individuelle et sa capacité à durer, accroît significativement la précision et la rapidité de ses tirs (y compris ses appuis internes), lui confère (même dans les phases les plus extrêmes) la supériorité informationnelle. » (1).
Ces invariants sont le socle sur lequel repose notre raisonnement pour identifier comment aider au mieux ce soldat en améliorant certaines de ses fonctions. Dans ce « duel face à face » où il s’engage sciemment au contact de l’ennemi, la technologie doit lui apporter un gain capacitaire significatif pour l’emporter. Cet apport vient ainsi démultiplier : ses compétences tactiques, le fruit de son entraînement, la cohésion et la confiance mutuelle travaillés par ailleurs et qui contribuent grandement au succès de la mission. La prise en compte du besoin d’entretenir et consolider ces fondamentaux, qui permettent de « faire face » lorsqu’il faut agir dans des modes dégradés où la technologie ne suffit pas, a sous-tendu ces travaux de groupe.
Un autre leitmotiv consistait à s’assurer que tout est bien entrepris pour ne pas réduire le potentiel du soldat, afin d’éviter d’avoir un « soldat diminué » que l’on chercherait à « augmenter » quasiment de manière compensatoire.
Enfin, le besoin de considérer les interactions possibles des tentatives d’augmentation fonctionnelle a également été identifié. Il n’est évidemment pas envisageable de chercher à augmenter une fonction sans avoir étudié préalablement les effets collatéraux sur les autres fonctions.
Méthode de travail pour appréhender l’augmentation
Le groupe de travail A, composé de 34 personnes ayant apporté 62 contributions distinctes, a pu travailler en équipe à l’occasion de huit séances sur la période d’octobre 2016 à juin 2017. Le groupe était composé de personnes issues des organismes suivants : DGA (30 contributions), armée de Terre (8), SSA (7), Thales (7), Safran (3), ministère de l’Intérieur (2), Gendarmerie (2), Marine nationale (2), CICDE (1). Sept personnes ont pu s’impliquer régulièrement constituant de facto la colonne vertébrale du GT A (4 DGA, 2 Thales, 1 SSA). Là encore, le profil ingénieur était nettement majoritaire, ce qui immanquablement influe sur les résultats obtenus et a imposé les ajustements méthodologiques suivants.
Analyses expertes contextualisées
En octobre 2016, le GT A a commencé son travail par une analyse pluridisciplinaire de deux scénarios opérationnels. Le premier était un scénario représentatif d’une mission vécue en Afghanistan exposant heure par heure les difficultés à rejoindre un poste avancé (Combat Out Post) suivi d’un harcèlement permanent dans le COP, ainsi que lors des missions à l’extérieur pendant les jours passés dans cette zone (2). L’autre scénario expliquait la mission d’un escadron de gendarmerie mobile appelé en renfort sur Paris pendant trois jours, sans répit, lors d’émeutes où les gendarmes ont été pris à partie et des militaires ont été isolés et roués de coups (3).
Le groupe composé d’opérationnels, d’ingénieurs (informatique, robotique, etc.), d’ergonomes et de médecins s’est penché sur ces deux story-boards pour rechercher à partir de leurs connaissances scientifiques et technologiques ce qui pourrait être envisagé pour aider les soldats et gendarmes avant (préparation de la mission, formation, entraînement, entretien…), pendant (conduite et réaction) et après la mission (récupération, réévaluation, réparation). Par ailleurs, les experts du domaine avaient pour mission de définir la disponibilité à laquelle les soldats pourraient espérer ces augmentations (disponibles, en cours de développement ou envisageables à terme).
Le fruit de ces séances a essentiellement alimenté la poursuite des travaux en séances plénières. Une synthèse a été réalisée par deux aspirants de l’École de Saint-Cyr Coëtquidan et soumise pour réaction et validation à l’ensemble de la communauté d’intérêt.
Brainstorming structuré (LTO – RGA Systèmes)
Après avoir bien cerné les besoins avec la société RGA Systemes et grâce au soutien du marché LTO (Laboratoire technico-opérationnel) de la DGA, deux séances de brainstorming, sans scénarios en toile de fond, ont été organisées à Champs-sur-Marne dans les locaux de la société RGA. Il s’agissait de profiter du potentiel offert par le laboratoire de travail en groupe. En effet, après avoir analysé les besoins d’augmentation au prisme de deux scénarios précis et minutés, nous craignions d’avoir une vision limitative des besoins. Aussi, il a semblé important de raisonner dans l’absolu, toujours avec des personnes aux expériences et profils scientifiques divers.
Les présents travaux ont été réalisés en mettant en œuvre la Méthode de conception systémique (MCS ©) de RGA Systemes qui est une formalisation structurée de l’approche système. Le procédé de travail en groupe employé est la Méthode avancée de gestion des idées et des concepts (procédé Magic ©), conçue et mise au point par RGA Systemes. Ce procédé, essentiellement consensuel et interactif, est mis en œuvre dans un Laboratoire de travail en groupe (Système LTG ®). Cette méthode, ce procédé et cet environnement d’aide à la décision ne sont pas dans le domaine public et ne peuvent donc pas être divulgués ici.
Sans rentrer dans les détails, le GT A a travaillé en deux temps.
Le premier a permis de demander aux membres qui ont pu prendre part à cet exercice de réfléchir aux besoins des soldats et de proposer des fonctions à augmenter. Lors de cette séance, où chaque proposition est analysée et pondérée, il était demandé au groupe de se prononcer sur les marges de progrès qu’elle pouvait offrir, l’occurrence d’utilisation, les soldats concernés, les raisons justifiant cette proposition mais aussi de définir des coups de cœur sur telle ou telle fonction « augmentable ».
Lors de la seconde séance, le groupe s’est penché sur les pistes de solutions tout en s’astreignant à répondre à une analyse systématique de chacune d’entre elles pour caractériser son acceptabilité culturelle, son acceptabilité juridique, sa maturité technologique, l’effort financier nécessaire pour en disposer, la rapidité de production, la durée et la réversibilité de l’effet produit. Par ailleurs, une couverture fonctions/solutions a évidemment été réalisée.
L’ensemble de ces riches travaux a été synthétisé par RGA Systèmes et livré avec toutes les matrices associées, ce qui permet de conserver la traçabilité des regroupements, des choix, des pondérations et des éléments pris en compte dans les calculs de scores pour classer les fonctions et les solutions.
Structuration et soumission des résultats, ajustement des pondérations, recherche d’illustrations
Soumission des résultats et ajustement des pondérations
Après ces séances de brainstorming instrumentées et structurées, eu égard à la faible représentation opérationnelle, le groupe a décidé de reprogrammer, à marche forcée compte tenu du rendez-vous de la journée d’études du 19 juin 2017 à Balard, deux séances de travail pour soumettre le bilan de ces réunions à des représentants des utilisateurs finaux. Des représentants de l’armée de Terre (Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, Centre de doctrine et d’enseignement du commandement, Section technique de l’armée de Terre) et de la Gendarmerie ont pu y prendre part.
Ces séances complémentaires avaient pour objectifs : de confirmer/infirmer les choix en matière de fonctions et solutions et d’ajuster les pondérations. Enfin, le groupe s’est également fixé pour objectif de pouvoir collecter des expériences vécues, des illustrations bibliographiques, scientifiques et techniques afin de faciliter la restitution visuelle lors de la journée d’études.
Appropriation des résultats
Le groupe étant composé de membres majoritairement intermittents, il a donc semblé nécessaire au pilote de proposer une approche globale, certes simplificatrice et scientifiquement discutable mais permettant de regrouper les éléments produits en équipe pluridisciplinaire (4). Cette représentation permet aux personnes rejoignant le GT A en cours de route de pouvoir rapidement s’approprier les résultats issus des étapes précédentes et ainsi apporter utilement leur contribution à l’étape en cours. De même, pour faciliter la lecture des résultats, ce modèle simplificateur est proposé au lecteur.
Ce schéma est composé d’une diagonale qui essaie de reprendre les étapes du traitement de l’information depuis :
• La perception de l’environnement avec les différents sens à notre disposition, mais aussi avec des capteurs permettant de compléter nos sens. Ce processus actif est notamment important pour détecter les éléments adverses, les reconnaître, puis les identifier précisément (DRI).
• La constitution d’une première image mentale à partir de la fusion de ces sources informationnelles et de l’analyse associée permettant d’avoir une première représentation mentale de la situation.
• L’analyse « méthodique » et/ou analogique.
• L’élaboration ou le choix parmi des solutions candidates.
• La décision pour retenir la solution la plus adaptée.
• Sa traduction rapide en action (ordre, séquence motrice…).
• Le passage ou non à l’action et la boucle de régulation associée.
• Le suivi de l’évaluation des effets de l’action ou de la non-action.
Ce schéma est composé également de zones de part et d’autre de cette diagonale, car l’Homme n’est pas une unité computationnelle de traitement de l’information et ces différents éléments sont interdépendants.
On retiendra notamment les caractéristiques, la variabilité inter- et intra- individuelle ainsi que les limites cognitives de l’Homme en termes :
– de mémoire qu’elle soit à court/moyen/long terme, épisodique, procédurale, prospective, etc. et de facto en termes d’apprentissage ;
– d’attention, qui peut-être partagée entre plusieurs points ou plusieurs process ou focalisée sur l’un d’eux ;
– d’activation des connaissances et notamment celles sur son propre fonctionnement (méta-connaissances) ;
– de règles, qu’elles soient : légales, morales, éthiques, déontologiques…
On retiendra également que cet « être de chair, de sang, d’émotions » est aussi un « être social ». Ces dimensions interagissent et influencent les processus cognitifs. Aussi, cet homme doit gérer ses émotions, son stress, ses douleurs. Ceci n’est évidemment pas indépendant de sa volonté, de sa motivation et de sa confiance en lui, forgée au cours de son histoire. Il doit aussi gérer sa fatigue (physique, mentale), prendre en compte son besoin de récupération pour durer sans altérer sa sécurité et sa santé. Enfin, comme il est un individu social vivant et agissant au sein de différents groupes sociaux, qui le définissent, qui le structurent, qui l’influencent ; il n’en est jamais totalement indépendant.
C’est l’ensemble de ces différents paramètres que le GT A a essayé de prendre en compte dans son analyse et qui est résumé dans la figure présentée précédemment.
Synthèse des résultats
Les fonctions à cibler prioritairement
Ces travaux ont permis de recueillir plus de 200 items distincts. Aussi des regroupements ont été réalisés pour pouvoir travailler avec un nombre de catégories humainement abordable.
À l’issue des trois étapes d’analyses décrites précédemment, à savoir l’analyse contextualisée par des scénarios, le brainstorming instrumenté et l’ajustement des pondérations avec des opérationnels, les douze fonctions à « augmenter », prioritairement à assister, sont celles mentionnées dans le tableau ci-dessous.
Le quarté de tête des besoins, appréhendés sous un angle fonctionnel, se compose :
– des fonctions contribuant à l’analyse et à la compréhension de la situation à gérer ;
– de la gestion du stress pour rester efficace, voire efficient, dans ces situations mais aussi dans la durée ;
– des moyens permettant au soldat d’améliorer sa perception de l’environnement ;
– sans oublier les fonctions contribuant à sa récupération physique, cognitive, émotionnelle, etc., pour revenir à un niveau d’équilibre lui permettant de durer.
Ces résultats sont parfaitement en lien avec l’introduction du général de division Bernard Barrera sous-chef plans de l’État-major de l’armée de Terre (EMAT) qui dans son introduction du 19 juin 2017 (5) insistait sur quatre points majeurs à travailler pour nos soldats : faciliter sa compréhension de la situation, mais aussi sa gestion du stress, accompagner le développement de la force morale et la préparation à la première exposition au feu, l’inexpérience augmentant significativement les pertes.
Les groupes de solutions semblant les plus prometteurs
De même, les pistes de solutions ont été regroupées et pondérées en fonction des différents critères mentionnés précédemment. Ceci a permis de les ordonner car il n’aurait pas été raisonnable de vouloir étudier ces 21 catégories de solutions (classées dans le tableau ci-dessous) sans une telle analyse.
Le regroupement par catégorie ne permet pas d’apprécier les nombreuses pistes évoquées et évaluées dans chacune des catégories. Nous présentons donc sommairement les items regroupés dans les cinq familles de solutions ayant les meilleurs scores et portant sur :
a) l’apprentissage,
b) la gestion de l’intensité du stress,
c) le filtrage et l’adaptation de l’information pour éviter le déluge informationnel, et pour sélectionner les éléments les plus pertinents pour l’action en cours,
d) l’amélioration de la perception de l’environnement
e) l’élaboration de la représentation qui en découle.
Améliorer les mécanismes d’apprentissage de toute nature |
Séance LTG : immersion ; drill ; monitoring ; aide analyse/big data ; neurostimulation électrique de la connectivité cérébrale ; psychostimulant médicamenteux ; Analyse après action (3A) systématique ; gestion des émotions pour faciliter l’apprentissage ; tutoriels pour imitation ; agir et apprendre par l’action ; pouvoir travailler partout, quand on veut et en s’amusant ; transfert de compétences à partir d’activités civiles ; gestion du sommeil. |
Gérer l’intensité du stress |
Séance LTG : suivi physiologique/suivi fatigue ; apaisement/TOP/cohésion/confiance dans le Chef ; verbalisation ; monitoring attentionnel ; contrôle de la douleur ; aide pour suivre l’état des subordonnés ; confiance ; endormissement ; drill. |
Disposer facilement d’une information contextualisée et adaptative (profil, état de l’utilisateur, mission, environnement, situation instantanée…) |
Séance LTG : meilleur filtrage des informations et des fonctions au regard du monitoring de l’individu, de son rôle, de sa tâche en cours + réseau interne et réalité augmentée (RA), communication de l’état émotionnel. |
Améliorer le recueil des perceptions |
Séance LTG : suivi physio/suivi stress ; radar, son et vision 360 ° de proximité ; capteurs optiques et électromagnétiques multispectraux ; mini-caméra portée sur le soldat avec images partagées ; reconnaissances intentions (expressions faciales et corporelles) ; réduction du bruit environnemental quand point critique ; tracking différentiel figure/fond. |
Améliorer la représentation mentale issue de l’exploitation des perceptions |
Séance LTG : spatialisation info/menace ; radar de proximité ; monitoring émotions et état cognitif ; surcharges multimédias de la carte ; BFT temps réels (Blue Force Tracking, c’est-à-dire le partage automatique des positions amies), reconnaissances intentions (expressions faciales et corporelles) ; algorithmes de traitement ; représentation 3D de la situation (bâti, sous-sol) ; réalité augmentée ; algorithmes pour aider à réagir et se réarticuler ; marqueurs partagés ; IHM (Interaction ou Interface Homme-Machine suivant que l’on évoque le dispositif physique ou l’échange proprement dit) immersive en préparation de mission ; cartes des émissions EM ; zone de proximité analysée et restituée avec colorisation/menaces. |
(Quinté des solutions envisagées)
Sollicitation de l’auditoire de la journée d’études
Enfin, l’opportunité d’interroger un grand nombre d’auditeurs intéressés par cette thématique du soldat augmenté a été saisie le 19 juin 2017 par le GT A. Pour ce faire, il a été distribué des bulletins de vote à l’issue de la présentation pour que tous les participants puissent profiter d’une pause pour prendre le temps de choisir les trois fonctions à améliorer prioritairement selon eux, ainsi que les trois solutions les plus prometteuses à leurs yeux.
Les votes obtenus allaient globalement dans le même sens que les résultats méthodiques issus du travail du groupe A avec un centrage plus marqué sur le traitement cognitif de l’information et une moindre prise en compte de la dimension émotionnelle. Le vote après la présentation aura certainement influencé les auditeurs. Le GT A aura sans doute également objectivé des avis communément partagés par ce public auquel il appartient, d’officiers, d’ingénieurs, de médecins et chercheurs réunis dans l’amphithéâtre du ministère des Armées, ce 19 juin 2017 à Balard.
(Les fonctions à augmenter [ci-dessus], les solutions à creuser [ci-dessous])
Limites de nos travaux
Comme évoqué précédemment, ces travaux sont le fruit d’un travail de groupe dont le nombre, la représentativité et « l’assiduité » des membres est insuffisant. Il n’a pas été possible d’avoir un équilibre entre les communautés d’opérationnels, d’ingénieurs, de chercheurs et ceci apparaît avec les résultats.
L’analyse à partir de scénarios présente l’avantage d’amener les membres à réfléchir sur des scénarios concrets mais ceux-ci sont le reflet d’une période, d’une opération, d’un adversaire. Il s’agit donc d’un prisme qui ne facilite pas les réflexions prospectives.
Le brainstorming sans scénario sous-jacent permet plus facilement de se projeter à moyen et long terme, mais cette réflexion dans l’absolu peut rapidement devenir « hors sol » et dériver vers des solutions oniriques. La complémentarité des deux approches est donc nécessaire mais pour être pleinement exploitée, elle nécessite de jalonner le travail de manière moins ambitieuse et de savoir prendre du temps pour une prise de recul sur les résultats.
Par ailleurs, le regroupement des idées proches, l’opacité de certaines étiquettes, l’équipondération des idées et les calculs de scores à l’issue des séances de brainstorming instrumentées et structurées donne une impression de rigueur, qu’il convient de considérer avec prudence. Les retours d’expériences devraient davantage servir de fondations aux réflexions de groupe. Malheureusement, le GT A n’a pas pu suffisamment se nourrir de ces données opérationnelles diffuses et mal partagées (pour des raisons de confidentialité).
De même, il est très important de s’appuyer sur un socle de connaissances et de travaux scientifiques pour aborder quatre thèmes prioritaires : 1) la gestion du stress, 2) la perception de l’environnement tactique, 3) la compréhension de la situation tactique et la prise de décision, et enfin 4) la régénération du potentiel du soldat. C’est l’objectif de la contribution suivante du médecin chef Marion Trousselard.
Enfin, il est important de rester attentif et curieux aux nombreux travaux qui existent dans le domaine civil. C’est d’ailleurs pour cette raison que le GT A essaiera dans la troisième partie de cette restitution d’apporter un rapide éclairage sur les travaux de S&T (Systems & Technologies) en cours. L’exposé du 19 juin de M. Marc Dehondt (Thales Communications & Security) y a contribué.
* * *
Le sujet de l’augmentation de l’Homme en général, et du soldat en particulier, nécessite une prise de recul. Il a besoin d’apparaître encore plus clairement dans les documents stratégiques et les orientations de S&T. Une équipe pluridisciplinaire équilibrée (en termes de : profils, compétences, organismes, etc.) sera probablement nécessaire pour passer d’une communauté d’intérêt à une équipe et une logique projet. Ceci nécessitera immanquablement une feuille de route, des ambitions mais aussi du temps, des moyens ainsi qu’un usage coordonné et avisé des différents dispositifs de soutien à l’innovation et de toutes initiatives positives. Un changement de « braquet » s’impose aujourd’hui, il faut l’envisager de manière mesurée, réfléchie et riche de cette culture humaniste qui nous est chère.
Références bibliographiques pour aller plus loin
Canini Frédéric et Trousselard Marion, « Implications de l’augmentation cognitive », Inflexions n° 32 (« Le soldat augmenté »), 2016, p. 57-72.
Endsley Mica R. et Garland Daniel J., « Theoretical Underpinnings of Situation Awareness : A Critical Review » in Endsley M.R. et Garland D.J. (dir.), Situation Awareness Analysis and Measurement, Lawrence Erlbaum Associates, Mahwah (États-Unis), 2000, p. 3-32.
Gutzwiller Robert S., Wickens Chrisotpher D. et Clegg Benjamin A., « Workload Overload Modeling: An Experiment with MATB II to inform a Computational Model of Task Management », Proceedings of the Human Factors and Ergonomics Society Annual Meeting, vol. 58, n° 1, 2014, p. 849-853.
Ries Charles P., Improving Decisionmaking in a Turbulent World, Rand Corporation, 2016, 57 pages (www.rand.org/).
Wickens Christopher D., « Situation Awareness and Workload in Aviation », Current Directions in Psychological Science, vol. 11, n° 4, 2002, p. 128-133.
Regards psychologiques sur les modalités écologiques d’amélioration de l’homme sous contrainte
Marion Trousselard
Médecin en chef, professeur agrégé de l’École du Val-de-Grâce et chef d’unité de Neurophysiologie du stress,
Département des Neurosciences et Contraintes opérationnelles, Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA).
Cette contribution aborde la question de l’augmentation de l’homme sous l’angle de l’adaptation de l’individu à son environnement contraint et ce, dans une perspective dynamique et salutogénique. Plus précisément, elle propose un regard écologique sur trois besoins identifiés dans les travaux sur l’augmentation de l’homme du groupe de travail A : la gestion du stress, la perception de l’environnement tactique, la compréhension de la situation et la prise de décision.
La réponse de stress
Plus encore que toutes les communautés humaines, le métier militaire, qui implique notamment de risquer sa vie et de donner la mort, soumet ses personnels à des menaces extrêmes et répétées. Ce métier nécessite que ceux qui l’exercent y soient préparés pour s’y adapter au mieux. Il s’agit non seulement d’une nécessité fonctionnelle en ce qu’elle détermine partiellement la réussite des opérations militaires mais aussi d’un facteur de salutogénèse en ce qu’il contribue au maintien de la santé psychique des militaires.
Comment comprendre le stress ?
Définition du stress
Le stress est une réaction aspécifique de l’organisme exposé à un agresseur. Son évolution a été décrite par Hans Sélyé (1956) dans le syndrome général d’adaptation dans un modèle à trois phases successives : une phase d’alarme (ou activation), une phase de résistance et une phase de récupération. Cette dernière phase est susceptible d’aboutir à un épuisement si la contrainte est trop intense et/ou trop longue, ou encore si les capacités de réponse de l’individu stressé ne sont pas adaptées. Cette évolution implique de prendre en compte la double dynamique temporelle du stress : une régulation initiale en tendance, autorisant une réponse explosive aiguë au stresseur, et une régulation secondaire en constance, permettant de réduire la réponse de stress à ce qui est strictement nécessaire (eustress). Lorsqu’il est bien régulé, le stress traduit donc un mécanisme physiologique, activé par la contrainte perçue, gérant les coûts biologiques aigus et chroniques au minimum requis de la demande. Ces coûts entrent dans le cadre de la théorie de l’allostasie qui caractérise le processus de rétablissement de l’homéostasie (6) en présence d’une contrainte.
La qualité de la régulation du stress sous-tend le risque ou pas d’émergence d’une pathologie de stress. Ainsi, un déficit d’activation initiale de stress rend l’individu vulnérable à l’agresseur. Inversement, l’excès d’activation ou le maintien du stress pendant une durée excessive induit des effets indésirables, expression du prix à payer de l’efficacité de sa fonction primitive. Le primum movens de toutes les pathologies est donc l’incapacité de l’individu à gérer sa réponse de stress (durée et/ou intensité). Le stress permet à d’autres mécanismes d’adaptation de s’installer. L’adaptation renvoie alors à la capacité d’un organisme de fonctionner dans un environnement contraignant à un coût biologique le plus bas possible.
Les stresseurs
Le stresseur, ou contrainte, peut être extérieur au sujet, ou généré par son propre organisme. Les contraintes extérieures au sujet lui sont imposées par un changement de l’environnement. Elles sont de nature multiples, d’intensité variable et de durée plus ou moins longue. Ce sont les plus étudiées.
Les contraintes internes au sujet font l’objet de moins d’attention. Elles posent la question de la représentation que l’homme a de son environnement interne et externe. De fait, chaque confrontation au monde implique pour le sujet l’existence ou non d’une congruence entre les représentations engrammées (7) et perçues. Le conflit traduit un écart entre ce que l’organisme considère comme normal (c’est-à-dire conforme à sa structure et à son fonctionnement modelés par l’habitude) et ce qu’il reçoit comme information qu’il peut considérer comme anormale.
Les mécanismes psychologiques du stress
Il n’existe pas une relation linéaire simple entre le stresseur et le stress (8). Chaque individu réagit à un stresseur selon la manière dont il perçoit le risque. La variable clé dans l’approche psychologique du stress est le stress perçu qui caractérise le résultat d’une balance individuelle et située entre la perception de la menace par un individu et la perception par cet individu des ressources dont il dispose pour faire face.
Cette perception dépend de nombreux facteurs psychologiques en interactions, que l’on peut catégoriser en deux groupes :
• Les caractéristiques psychologiques, sociobiographiques et biomédicales du sujet (antécédents) et les événements de vie aversifs (déclencheurs). Ces modérateurs agissent comme des « prédicteurs » de l’état de santé, qui représente quant à lui le « critère » d’efficacité des modalités d’ajustements du sujet.
• Les stratégies de faire face à celle-ci, de nature perceptivo-cognitives, affectives, comportementales et/ou psychosociales. Ces stratégies peuvent modifier l’impact des antécédents et des déclencheurs et de ce fait ralentir ou accélérer l’évolution d’un processus délétère.
La qualité de l’adaptation doit prendre en compte conjointement la nature des modérateurs, l’efficacité des médiateurs pour permettre une efficacité de la réponse, et ce dans une inscription temporelle. Les données de validation montrent que les médiateurs sont flexibles et modifiables dans une certaine mesure et donc susceptibles d’être optimisés.
Les conséquences opérationnelles du stress
La théorie du traitement de l’information pose que le cerveau est doté de capacités de base pour la perception, pour la mémoire, l’attention, les raisonnements, la représentation du monde et les actions sur le monde extérieur. Le stress peut affecter la cognition de plusieurs façons, le résultat (facilitation ou altération) dépendant d’une combinaison de facteurs liés à la fois au stress et à la fonction cognitive cible. Parmi les facteurs identifiés comme particulièrement pertinents pour définir les effets cognitifs du stress figurent l’intensité ou l’ampleur du stress, son origine (déclenchée par la tâche ou externe) et sa durée (aiguë ou chronique).
D’un point de vue opérationnel, il convient de considérer la coordination de ces capacités élémentaires nous permettant d’atteindre nos buts et d’interagir avec notre environnement. Elle permet le développement et la stabilisation de savoirs, savoir-faire et savoir être sur lesquels le stress agit différemment. Le savoir, ou ensemble des connaissances, est défini comme l’ensemble des connaissances acquises par l’apprentissage ou l’expérience. Il possède la précieuse qualité d’être communicable (savoir explicite). L’augmentation du savoir est une source d’enrichissement pour son détenteur et un support d’adaptation dans les situations inhabituelles. Il est stocké dans le cadre des mémoires sémantique et épisodique. Il est très sensible au stress. Le savoir-faire est le savoir acquis par imitation puis répétition jusqu’à acquisition des routines comportementales qui définissent les habiletés. Ce savoir-faire est de plus en plus acquis par l’entraînement en simulation. Ce savoir implicite est plus résistant aux émotions que le savoir explicite. Enfin, le savoir être désigne une manière de se comporter dans des situations difficiles. En l’occurrence, il renvoie à la gestion du stress et des émotions lorsque le métier possède une dimension émotionnelle importante. Il est essentiel dans les métiers pour lesquels les savoirs non techniques ont un véritable impact sur la sécurité, comme le métier de militaire.
La gestion du stress
Au sein des armées, le SSA s’attache depuis quelques années à développer la santé de manière globale, en se référant à une conception positive de l’individu : il s’agit de s’intéresser aux ressources de l’individu pour mieux appréhender le maintien de sa santé et de ses capacités opérationnelles.
L’approche opérationnelle s’appuie sur les programmes d’aguerrissement et s’inscrit dans la formation du militaire, per se. Ces programmes incluent la pratique d’une activité physique qui a été proposée depuis longtemps comme une méthode écologique pour réguler le niveau de stress des individus. Au-delà de la formation du militaire, deux types d’approches existent pour développer une gestion du stress efficace et protectrice de l’individu.
Les techniques d’optimisation du potentiel
Pour l’ensemble des militaires, le corps au sens large est utilisé comme un levier opérant en termes préventifs par l’utilisation de Techniques d’optimisation du potentiel (TOP (9)). Les TOP constituent un ensemble de moyens et de stratégies mentales permettant de mobiliser au mieux les ressources physiques et psychologiques d’un individu en fonction des exigences des situations qu’il rencontre.
Elles impliquent un programme de formation pour automatiser par l’entraînement régulier les processus de mise en cohérence des flux informationnels, l’automatisation étant le garant d’une efficacité en situation de stress. Les TOP et leur utilisation ont été définies clairement dans la directive n° 78/def/ema/cnsd/dehn/bref du 19 février 2008, et renforcée par la directive n° 13-009803/def/ema/cnsd/dehn/bref du 19 juillet 2013. Les objectifs opérationnels, une fois les techniques acquises, permettent une utilisation en situation, avec des outils adaptés à l’avant action, au pendant et à l’après action. Par ailleurs, les programmes de formation et de pratique sont conçus pour favoriser la dynamique opérationnelle du groupe (formation pédagogique en groupe, utilisation peu chronophage au quotidien, intégration dans les séances de sport). Enfin, ils respectent la dynamique individuelle de chacun au sein du groupe en mission (utilisation quotidienne adaptée au rythme de vie de chacun).
La formation à la pleine conscience
La pleine conscience, ou mindfulness, c’est-à-dire la capacité de se percevoir instant après instant en tant qu’être agissant, est une propriété de l’individu susceptible d’entraînement par le biais de la méditation (10). La personne en pleine conscience, ou mindful, est ainsi quelqu’un qui choisit de recevoir attentivement ce qui arrive à sa conscience avec une attitude d’ouverture, de réceptivité et de non-jugement. L’expérimentation des pensées, sensations, perceptions et émotions dans leur subjectivité et leur nature transitoire permettent de ne pas être prisonnier des affects négatifs. Considéré sous l’angle de la personnalité, le sujet résilient ressemble au sujet mindful par de nombreux traits : l’attention flexible au monde, l’optimisme et l’interaction empathique avec autrui (11).
Dans le cadre du stress, les sujets mindful présentent une moindre anticipation des expositions aux agressions de la vie et, lorsqu’ils sont exposés, une moindre activation de stress et donc moins d’impact du stress sur le fonctionnement du système nerveux et, in fine, une meilleure récupération. Dans leur quotidien, les sujets mindful expriment bien-être somatique et psychologique concourant à une meilleure qualité de la vie. Enfin, dans le monde professionnel, la mise en œuvre de programme de méditation permet une amélioration du bien-être au travail et de la performance.
La méditation consiste à se concentrer sur ses sensations lors d’exercices respiratoires représentant alors une ligne de base attentionnelle, permettant ainsi de notifier toute autre sensation corporelle par rapport à ce référentiel. Le focus attentionnel sur la respiration au cours de la méditation sert d’ancrage au sujet. Ce point focal lui permet, lorsqu’il prend conscience des sensations plus ou moins douloureuses, des émotions plus ou moins pénibles et surtout des pensées associées qui provoquent des jugements ou des ruminations, de prendre note, de laisser aller ces informations et de revenir au présent de sa respiration, comme élément de sa réalité, instant après instant.
Enfin, il est important de noter que les TOP sollicitent le développement de la pleine conscience car chaque outil des TOP nécessite un recentrage de l’attention sur le corps et ses sensations ainsi qu’une acceptation en conscience des stresseurs internes (affects négatifs) et externes.
La motivation aux changements
Force est, malheureusement, de constater que peu d’individus pratiquent les techniques de gestion du stress, que ce soit les TOP ou la méditation, par manque de temps ou parce que la pratique leur semble difficile et/ou ennuyante. D’autres modalités d’entraînement à la gestion du stress sont à l’étude s’appuyant notamment sur des exercices de méditation à l’aide de dispositifs de serious game en réalité virtuelle, voire de neurobiofeedback pour renforcer la pratique par des conditionnements opérant et répondant.
Ce constat questionne directement la motivation au changement de l’individu qui ne modifie son comportement que sous une pression d’adaptation. Pour le profane ou le politique, la motivation apparaît comme une « baguette magique » qui permettrait de comprendre les comportements individuels, voire collectifs, et envisager comment les modifier en les orientant.
La Théorie de l’autodétermination (12) (TAD) est un cadre pertinent pour penser le « comment » motiver les individus à pratiquer des exercices d’amélioration du stress. Elle présuppose que les individus sont naturellement enclins à intégrer les expériences qui leur permettent la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux d’autonomie, de compétences et d’appartenance. Cette intégration influence la forme motivationnelle sous-tendant les comportements (motivation intrinsèque vs motivation extrinsèque). La motivation intrinsèque à réaliser une action apparaît comme une motivation efficace notamment dans la durée. Renforcer la motivation intrinsèque est un support d’amélioration de la qualité de la gestion du stress dans le long terme.
La perception de l’environnement tactique
Le processus de perception
La perception de l’information
Le système de traitement de l’information est appréhendé sous la forme d’une chaîne de transformations, qui opère par étapes et utilise les connaissances du sujet. Les processus définissent un schéma cognitivo-émotionnel agissant depuis la perception d’une information de l’environnement jusqu’à la réponse qui y est apportée, et qui met en jeu des traitements précoces bottom-up et top-down.
Dans cette approche, l’information prélevée par le sujet est un élément qui rend compte de la prise en compte (consciente ou non) d’un changement dans l’environnement. La perception de l’information implique pour un sujet d’être capable de rendre compte de son environnement et de se situer dans cet environnement par le prélèvement d’informations entre lui-même et son environnement. Il faut donc considérer que percevoir une situation est une reconnaissance par le sujet de ce qu’il connaît et de la nouveauté de l’environnement qui se présente à lui. Ce changement est un écart à l’attendu du sujet qui émerge à un niveau de conscience suffisant pour conduire l’individu à réduire l’incertitude qui résulte de cette perception, afin de tendre vers une certitude et in fine un environnement familier, donc plus sécure.
La perception de l’environnement tactique
La perception de l’environnement tactique est une action située dans l’ici et le maintenant pour répondre à un objectif particulier anticipé (attendu). Elle requiert la mise en œuvre de capacités cognitives parmi lesquelles on doit citer l’attention, la concentration, la mémoire de travail, les capacités de représentation des informations perçues et les fonctions exécutives d’anticipation et de planifications. Ces capacités doivent permettre une actualisation instant après instant des écarts à l’attendu. Cette mise à jour cognitive est donc dynamique pour être ajustée à chaque instant par la qualité des actions perceptives. Les mécanismes impliqués dans la perception de l’environnement tactique posent donc la perception simultanément comme le point de départ de la prise d’information sur l’écart perçu à l’attendu, et comme l’évaluateur de la résolution des écarts, dans une succession d’ajustements qui prend fin quand l’objectif est atteint.
La perception de l’information émotionnelle
L’homme percevant est un être émotionnel. Les données récentes des neuro-sciences affectives montrent que dans le cas de la perception visuelle, l’impact de l’information émotionnelle survient très précocement dans la perception visuelle mais également à différentes étapes de l’élaboration de la représentation visuelle de l’environnement. Ces données montrent qu’il existe un biais affectif dès les phases précoces de perception qui dépendrait de la disposition anxieuse/déprimée des sujets : traitement accru des stimulations émotionnelles périphériques dans le cas de l’anxiété, évitement de ces mêmes stimulations dans le cas de l’anxiété-dépression.
Les processus de perception impliquent également des processus top-down grâce notamment aux marqueurs somatiques (13). Ces marqueurs seraient acquis via l’expérience individuelle, sous l’égide d’un système d’homéostasie interne et sous l’influence d’un ensemble de circonstances externes. La qualité de fonctionnement de ces marqueurs traduirait alors la qualité de l’intégration expérientielle au cours de la vie d’un individu pour permettre à l’organisme une réponse adaptée à un stimulus émotionnellement pertinent.
Ainsi, les émotions doivent être considérées comme des facteurs de biais perceptifs mais également d’aide à la perception dès lors qu’elles s’appuient sur un marquage somatique de qualité. Ces éléments montrent :
– que la réactivité émotionnelle est fortement liée à la représentation visuelle des stimulus qui s’opérerait dès les premières étapes de la perception ;
– et que dès les phases précoces de l’induction d’un ressenti affectif, les réponses corporelles évoquées par la stimulation émotionnelle pourraient, en retour, être prises en considération par le cerveau pour ajuster la perception.
L’amélioration de la perception par la pleine conscience
De façon générique, la tâche de méditation-pleine conscience est de maintenir l’attention sur un objet, qu’il soit interne ou externe, en conscience et de rediriger son attention sur cet objet, dès lors que l’esprit vagabonde. Ce mode de fonctionnement reflète des pensées indépendantes de tous stimuli externes et se désactive lors des tâches cognitives. La pleine conscience améliore la qualité de la relation du sujet à lui-même et au monde. Elle accroît la perception environnementale, du soi et des émotions. Ce faisant elle interrompt les réponses affectives automatiques et permet la diminution de leur intensité et de leur durée (14).
Les bénéfices perceptifs de la pleine conscience impliqueraient également l’optimisation des capacités d’autorégulation attentionnelle via la modulation des trois composantes attentionnelles principales : l’alerte, l’attention orientée et l’attention exécutive. Cette modulation permettrait au sujet d’acquérir un point de vue objectif sur la situation présente et favoriserait la détection d’un signal pertinent dans le bruit des stimulus de l’environnement.
La compréhension de la situation et la prise de décision
La prise de décision est un processus adaptatif fondamental et complexe. Ce processus de choix est engagé lorsque nous devons agir mais que nous ne savons pas comment. Le résultat de ce processus cognitif dépend notamment de l’environnement dans lequel il se déroule et de la connaissance/maîtrise des conséquences du choix d’action. Le choix peut aboutir à une action simple ou complexe, ou une opinion de choix, ou une inhibition d’action. Ainsi, étudier la décision renvoie à la compréhension des choix qu’opèrent des individus confrontés à un problème.
De nombreux modèles ont été proposés pour décrire le processus de prise de décision. Quels que soient les aspects psychologiques et comportementaux des décideurs, et particulièrement les biais cognitifs inhérents à tout fonctionnement humain pris en compte, certaines décisions demeurent incompréhensibles. Des approches naturalistes montrent que chez des experts confrontés à des situations urgentes, risquées et complexes la grande majorité des décisions se traduit par l’évaluation d’une seule solution potentielle et non par un choix. De surcroît, il apparaît que les décideurs possédant le moins d’expérience ont recours à plus de comparaison d’options que les experts du domaine. Ces constats posent qu’en situation, la décision n’est pas un choix entre options, mais qu’elle s’inscrit davantage dans un modèle dit de la première reconnaissance (traduction de « Recognition-Primed Decision »). Ce regard conduit à considérer que, dans une situation réelle de décision, la compréhension de la situation constitue un pré-requis à la compréhension de la décision humaine et à toute réflexion visant à améliorer la décision en situation.
La compréhension de la situation
Lorsque certaines situations demandent une action (un pompier face à un incendie, un pilote face à une avarie moteur, un médecin en situation de diagnostic, etc.), le décideur compare instinctivement cette situation avec ce qu’il a déjà vécu et appris auparavant. Deux cas de figure sont possibles :
• Lorsque cette situation lui rappelle une expérience vécue, il va se référer à la solution qu’il avait mise en œuvre précédemment. Il vérifiera si cette solution peut s’appliquer au cas présent. Il va simuler mentalement l’application de cette solution à la situation à résoudre et la mettre en œuvre dès lors qu’il estime qu’elle convient. Cette prise de décision s’effectue sans comparaison entre différentes options.
• Lors des cas où la solution envisagée ne convient pas, une autre solution de l’éventail des possibles sera simulée mentalement, sans qu’il y ait là-encore de comparaison entre options.
Le primum movens du processus de prise de décision est bien la compréhension de la situation problématique, et non la proposition et l’analyse de solutions potentielles, au tout début de ce même processus. Ce constat place la conscience de la situation au cœur de la décision. Avoir conscience d’une situation signifie l’atteinte des trois niveaux suivants :
– la perception des éléments de l’environnement dans un volume de temps et d’espace ;
– la compréhension de leurs significations ;
– et une anticipation de leur évolution future.
Cette description est compatible avec la conception des neurosciences computationnelles qui postulent que l’être humain est comparable à une machine probabiliste ou « Bayésienne ». L’idée est que notre cerveau manipulerait constamment des hypothèses et effectuerait des calculs impliquant le degré de confiance qui doit leur être accordé pour prendre des décisions. Pour prédire l’environnement et agir en lien avec ces prédictions, il semble que le cerveau prenne en compte l’incertitude associée aux signaux qu’il reçoit pour les intégrer de manière (quasi-)optimale et certaines connaissances a priori qui sont constamment mises à jour.
Développer le Flow pour améliorer la compréhension de la situation
Le Fonctionnement optimal ou Flow (15) caractérise un épisode d’attention totale qui « absorbe » entièrement les ressources cognitives, se traduit par un pic de performances avec un sentiment de bien-être majeur. Il survient immédiatement avant et pendant une action dès lors que certaines conditions sont présentes : lorsque le sujet perçoit ses compétences personnelles comme égales au défi fixé, et simultanément élevées pour être motivantes ; et lorsqu’un sujet est complètement immergé dans la réalisation de sa performance. En situation de challenge, le Flow apparaît plus facilement lorsque les processus cognitifs et les mouvements impliqués dans l’action se déclenchent de manière automatique.
Cet état de fonctionnement est décrit comme favorisant la maîtrise d’une action complexe, le sujet dans le Flow se retrouvant dans des conditions extrêmement favorables de concentration, d’automatisation des gestes et de sensation d’équilibre entre le défi et ses habiletés. Dans le cadre plus général du travail, le Flow se traduit par une succession de courtes périodes d’expériences optimales alliant l’absorption dans le travail, le plaisir dans le travail ; une motivation intrinsèque dans le travail. L’absorption fait ici référence à un état de concentration total dans lequel se trouvent les personnes durant leur travail. Pendant ces périodes, le sujet n’est pas sensible aux interférences environnementales, et ne prend en compte que les informations en relation étroite et directe avec l’action en cours. Ce fonctionnement améliore le sentiment d’efficacité personnelle (16), défini comme la croyance d’un individu dans ses capacités à organiser et à réaliser une tâche dans des situations spécifiques. Il est décrit comme un indicateur prédictif de performance. Enfin, il est important de considérer que l’entrée dans le Flow s’entraîne, et que l’expérience du Flow est enrichissante au point que ceux qui en font l’expérience s’attachent à la prolonger et/ou à la retrouver pour rester à un niveau de performances très élevé.
Au-delà, le team Flow est apparu récemment comme pouvant être pertinent dans le cadre de la prise de décision de groupe. Au-delà, le team Flow favoriserait le sentiment d’efficacité collective qui est connu pour influencer positivement la sélection des activités par le groupe, l’effort produit par celui-ci dans ses activités et sa persévérance face à l’adversité. Il participe, de ce fait, à la qualité de la motivation du groupe.
* * *
Le stress est indissociable de la vie opérationnelle mais ses conséquences sur la cognition de haut niveau peuvent être désastreuses. Cette cognition de haut niveau peut-être extrêmement opérante en situation nominale, même si elle est extrêmement dépendante des qualités individuelles. Elle se développe et se maintient par son interaction écologique permanente avec le monde. Le principe d’énaction (17) pose que toute modification des interactions de l’homme avec son environnement est susceptible de s’inscrire dans le très long terme (mémorisation énactive). Cela oblige à prendre en compte un risque énactif de l’augmentation de performances altérant les mécanismes naturels d’adaptation.
Ce regard place enfin la motivation au cœur des comportements humains. Cette force interne qui conduit les comportements dans l’ici et le maintenant tout en permettant leur maintien dans le temps est une cible qui se justifie dès lors que l’objectif est de modifier de manière salutogénique le fonctionnement humain.
Illustration des pistes d’évolution du soldat
Emmanuel Gardinetti
Synthèse réalisée à partir de l’exposé de Marc Dehondt (Thales Communications & Security).
Cette troisième contribution vise à brièvement illustrer les pistes d’augmentation de l’homme à partir des travaux de veille technologique effectués à la DGA et chez Thales.
Extraits de la veille DGA
La technologie se développe sur un mode exponentiel que le cerveau humain peine parfois à appréhender. De plus, la convergence de plusieurs disciplines scientifiques (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, Cognitique) laisse espérer des évolutions majeures.
Avec les technologies de l’information et de la communication ainsi que les autres technologies émergentes, il devient possible de tendre vers une cognition déportée, « décorporéisée ». Avec les autres artefacts technologiques ou pharmacologiques, on tend vers une augmentation située, localisée et on cherche à améliorer toujours plus loin les performances physiques et cognitives. En 2017, des technologies pervasives ont déjà envahi notre quotidien. Nos PC étaient déjà devenus des extensions de nos cerveaux (calcul, mémoire, aide à la décision, etc.). La puissance de calcul des derniers smartphones de 2017 est très largement supérieure à celle des États-Unis pendant la guerre froide. Nos smartphones ont poursuivi l’exercice en devenant ubiquitaires, tout en étant parfois source de danger quand ils captent notre attention et nous amènent à ne plus percevoir le monde extérieur.
En matière de travaux sur les substances pharmaco-actives, on peut citer des substances comme :
• La caféine, dont on sait retarder l’action.
• Le modafinil qui est un médicament éveillant faisant référence. Grâce au projet DGA intitulé MODEFI porté par la PME Theranexus avec le soutien de l’IRBA, il est aujourd’hui démontré que l’action du Modafinil est potentialisée par une molécule repositionnée de la pharmacopée humaine nommée flécaïnide permettant ainsi de pouvoir baisser les doses prescrites. Les travaux menés par les partenaires de ce programme ont permis de démontrer que cette combinaison est sûre et plus efficace, chez l’homme, que le traitement éveillant de référence.
• Enfin, parmi les amphétamines, la prise du Captagon par certains djhadistes est notoire. Cette molécule circule sur des circuits parallèles. 135 kg de Captagon ont été saisis entre janvier et février 2017 à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle.
Tandis que nous étudions rigoureusement et prudemment ces questions, nos adversaires, eux, n’attendent pas. Par ailleurs, en matière de biotechnologies, il ne faut pas oublier les techniques de l’ingénierie du génome et l’apport de la bio-ingénierie.
D’autres travaux surprenants existent. On citera pour exemple la R&D d’une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui a développé des vêtements, a priori pour une pratique sportive, à partir de cellules vivantes microbiennes. Les cellules utilisées par les chercheurs sont la souche non-pathogène la plus courante d’E. coli (bactérie Escherichia coli), imprimées sur des feuilles de latex. Les cellules ont ensuite été conçues dans des volets de ventilation des costumes d’entraînement (étude publiée sur Science Advances (18)).
Dans le domaine des sciences cognitives, il existe des travaux allant de la stimulation cérébrale non invasive, électrique ou magnétique, jusqu’à l’implantation de matériel biologique au niveau cérébral.
Les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) sont très investis. Par exemple Facebook a annoncé en avril 2017 qu’ils allaient travailler sur le décodage et la retranscription informatique de la pensée au travers de l’électro-encéphalographie. Elon Musk, PDG de Tesla et Space X, vient de fonder une start-up dans le domaine médical travaillant notamment sur l’implantation d’électrodes connectées à un système informatique pour espérer faire l’acquisition de connaissance. Son objectif annoncé serait de relier ces travaux avec ceux portant sur les systèmes d’intelligence artificielle. Si pour l’instant cela relève encore de la science fonction, si certains dénoncent des opérations publicitaires, des millions de dollars sont cependant investis et la course est lancée.
Le secteur militaire, et notamment la DARPA (l’agence chargée de la recherche et du développement de nouvelles technologies pour le département de la Défense américain), évoque par exemple le développement de « prothèses mémorielles » RAM pour Restoring Active Memory. Ces travaux portent sur la mise au point d’une interface neurale implantable cherchant à extraire des souvenirs existants mais aussi à faciliter la formation de nouveaux souvenirs.
Enfin, sans aller outre-Atlantique et avec des moyens moindres, nos équipes françaises en neurosciences sont également à la pointe. Des équipes de recherches françaises (ex. ENS/LSCP, Laboratoire des sciences cognitives et psycholinguistique) travaillent également sur l’exploitation du signal d’électroencéphalographie (EEG), l’utilisent pour interagir avec un ordinateur (saisie de texte, jeu) et savent définir les activités ou bien les zones spatiales retenant l’attention des sujets instrumentés (cf. projet Rapid Neurovirtual).
Il n’est pas impossible à termes d’envisager que certains dispositifs puissent remplacer les lunettes de réalité virtuelle, avec l’affichage d’informations directement au niveau du cortex visuel et inversement d’utiliser les signaux électriques cérébraux pour commander des dispositifs.
Des techniques relevant de l’entraînement mental comme le recours à un processus de gestion des objectifs ou à l’imagerie mentale sont aujourd’hui possibles avec l’aide de la technologie.
L’administration d’impulsions électriques au niveau de certaines régions cérébrales peut permettre de réduire l’anxiété. Dans le cadre du programme SUBNETS (Systems-Based Neurotechnology for Emerging Therapies), soutenu par la DARPA, les travaux portent sur les Syndromes post-traumatiques (PTSD).
En matière de stimulation électrique transcrânienne (tDCS), on peut citer les travaux de Nelson et al. (19) qui ont récemment montré qu’une stimulation par électrode au niveau du cortex préfrontal dorsolatéral gauche permettait l’augmentation de la capacité à traiter plusieurs problèmes simultanément.
Dans le futur, de nombreuses formes d’intelligence artificielle coexisteront au sein de millions de robots, et échangeront des données tout en restant décentralisées. C’est d’ailleurs cette décentralisation qui permettra d’éviter une prise de contrôle à distance des robots achevant au passage le mythe de l’intelligence artificielle unique.
Dans un premier temps, nous avons limité le périmètre de cette étude au combattant en tant qu’acteur opérationnel. De plus, l’augmentation en tant que processus destiné à augmenter les capacités intrinsèques de l’être humain combattant est considérée au travers de deux approches complémentaires : a) l’individu en tant que tel (c’est-à-dire l’humain « nu ») et b) l’individu équipé (c’est-à-dire l’humain apte au combat). La communauté d’intérêt « soldat augmenté » a décidé d’exclure les technologies, outils et équipements dépourvus de toute finalité d’augmentation comme peuvent l’être les équipements constitutifs des systèmes d’arme embarqués par le combattant (voir les définitions dans ce Cahier, p. 21-26).
Toutefois la DGA en tant que société d’ingénierie en charge de l’équipement des forces et de la préparation de l’avenir ne peut négliger ces technologies. Elle les suit et les accompagne dans leur maturation. On citera par exemple, la conception d’exosquelettes motorisés ou non avec l’exosquelette Hercule de RB3D, en partenariat avec le CEA-List et ESME Sudria soutenu grâce au dispositif Rapid.
D’autres acteurs français se sont également lancés dans cette aventure, en particulier ECA Group et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), avec pour ce dernier la plateforme Robotique collaborative qui accueille les développements menés avec ses partenaires industriels et le centre de recherche biomédicale Clinatec qu’il gère avec le CHU de Grenoble. Clinatec travaille notamment sur le couplage Brain Computer Interface (BCI) & exosquelette pour aider des patients paraplégiques.
Certains pays engagent depuis quelques années des systèmes autonomes. À ce jour, aucun retour en arrière vers des systèmes non autonomes n’a été constaté. Toutefois, la crainte de voir la machine trop s’autonomiser et ainsi de faire perdre de la cohérence à la manœuvre d’ensemble par altération de l’unicité de commandement, conduit aujourd’hui les armées qui disposent de systèmes autonomes à imposer le maintien d’une intervention humaine dans la chaine d’engagement.
À ces technologies s’ajoutent notamment :
– les nouveaux dispositifs d’entraînement superposés au réel ou immersifs (jeux sérieux), de plus en plus réalistes et émotionnellement sollicitants,
– les interfaces permettant le travail collaboratif non-présentiel,
– etc.
Extraits de la veille industrielle Thales
Marc Dehondt,
responsable des études amont du domaine tactique terrestre,
Thales Communications & Security
À défaut de pouvoir établir la liste de toutes les pistes de solutions, Thales a fait le choix le 19 juin 2017 de proposer une seule illustration par thème.
En matière de gestion du stress, l’industrie aura forcément un tropisme envers les solutions technologiques, afin de rechercher celles qui sont prometteuses et définir ce qu’elles peuvent apporter.
(Fig. 1 : Approche individualisée des données liées à l'état du combattant)
Un parallèle a été fait par Thales entre les nombreux travaux autour de la maintenance prédictive des véhicules et le suivi sanitaire et émotionnel qu’il pourrait être fait du fantassin. Si on sait développer et déployer de nombreuses technologies de recueil et d’analyse des données des véhicules que l’on regroupe sous le terme anglo-saxon de HUMS pour Health and Usage Monitoring Systems, afin d’identifier, de mesurer le potentiel restant des véhicules ; il serait surprenant que l’on ne sache pas faire de même pour suivre et anticiper les besoins et les défaillances humaines.
La piste mentionnée par Thales consiste à pouvoir mesurer – pas forcément dans un référentiel absolu – des évolutions de variables physiologiques diverses afin de définir les évolutions des capacités du fantassin. Si hier modéliser la capacité opérationnelle d’un homme semblait impossible, aujourd’hui avec l’arrivée des nombreux objets connectés et l’étendue de la gamme de capteurs, on peut espérer que cela sera possible très prochainement. Il faudra pour cela s’appuyer sur les méthodes de collectes et de traitements des données massives (big data), consolider nos modèles afin d’établir ces boucles de régulations, ces biofeedbacks permettant d’avoir à terme une approche individualisée.
En prolongeant l’analogie avec les HUMS pour le suivi et la maintenance prédictive des véhicules, il apparaît que même s’il existe de nombreuses variantes parmi les véhicules du programme Scorpion comme les différentes déclinaisons du véhicule Griffon, la variabilité entre les plateformes est relative et les fonctions d’évolutions des différents paramètres maîtrisables. Dans le contexte du soldat augmenté (et par extension pour chacun d’entre nous – individu), l’approche « individualisée » s’impose de facto. Les travaux à mener sont donc beaucoup plus complexes en termes de personnalisation pour l’homme. Les GAFA arrivent à nous proposer des solutions se rapprochant un peu de nos centres d’intérêt, il n’y a aucune raison que l’industrie ne puisse pas se servir de ces capacités à personnaliser les équations pour qu’elles soient utiles à notre santé et à notre sécurité.
Mais au-delà de la faisabilité technique qui semble à notre portée, Thales indique que cette question relève aussi du mandat au groupe C (politiques de gestion de l’augmentation par les forces) sur le volet de recueil et traitement des données personnelles et intimes, protégées par la Loi. Et pour pouvoir traiter ces données et présenter une synthèse intelligible au soldat augmenté, encore faut-il pouvoir les recueillir, en disposer, les traiter, les stocker. Techniquement, des solutions existent, mais n’oublions pas de traiter l’aspect juridique en amont.
Concernant les technologies d’intelligence artificielle, Thales rappelle simplement qu’il en existe énormément, de nature différente, et que l’usage du singulier au sujet de l’IA est un abus de langage qu’il faudrait éviter. Toutefois, quelle que soit la technologie choisie, énormément de travail en amont sera toujours nécessaire pour implémenter des solutions adaptées au combattant (simples et pratiques).
Au sujet de la représentation de l’environnement, l’illustration choisie par Thales porte sur la phase de transition entre le mode embarqué et le mode débarqué. Lors de ce changement de mode, on passe d’une situation relativement sécuritaire dans le véhicule où la majorité de l’environnement extérieur est masqué, à une phase plus dangereuse où le soldat se retrouve confronté à de nombreuses informations dont il n’a pas pu suivre l’évolution ou qu’il découvre lors de sa sortie.
Il est évident que ce seul changement d’état impose de nombreux travaux pour ne pas avoir de rupture de représentations de la situation tactique et le moins possibles de découvertes surprenantes et dangereuses. Des travaux industriels sont en cours pour fluidifier cette transition et pour mieux appréhender l’environnement extérieur. L’objectif de ces travaux consiste à assurer cette continuité en essayant de préserver toutes les capacités qui étaient disponibles à l’intérieur du véhicule afin de pouvoir les emmener et y travailler en mode débarqué. L’exemple proposé ici par Thales avec des véhicules peut évidemment être transposé à d’autres plateformes et à d’autres situations de transition.
(Fig. 2 : Embarqué-débarqué, complémentarité des moyens et des acteurs / Fig. 3 : Continuité des représentations dans les phases embarqué-débarqué)
Enfin une dernière illustration a été proposée pour illustrer le travail à faire pour faciliter la compréhension de la situation. Cette image, tirée d’une séquence vidéo issue du monde civil, illustre l’usage possible de la réalité augmentée où l’utilisateur dispose de quelques informations utiles noyées dans des dizaines de surcharges graphiques mercantiles.
Dans un cadre de situation tactique, ce type de surcharge est bien évidemment impossible mais le risque de « surcharge » est réel car il est tentant de vouloir proposer au combattant des informations qui nous semble pouvoir lui être utile en occultant le triptyque état du combattant-contexte-attentes du combattant. La perception « d’utilité » a dans notre contexte une forte composante individuelle et contextuelle. Les technologies autour de la restitution d’information progressent mais dans un contexte d’engagement, la sélection et les modes de représentation des informations à diffuser sont de vrais défis à relever. Ce sont des éléments sur lesquels Thales travaille bien évidemment avec pour objectif « il faut juste la bonne information et au bon moment. »
* * *
Le GT A conclura cette troisième et dernière partie en insistant sur le besoin de passer de la veille éclairée, aux choix avisés et pragmatiques, qui plus est, s’il s’agit d’équiper des hommes à des fins d’augmentation. En effet, en situation de crise, la porte reste toujours grande ouverte à l’imprévu et aux situations non conventionnelles. Les plans sont souvent les premières victimes de la guerre. L’adaptation à toutes les situations reste fondamentale et l’Homme restera le maillon fort, y compris dans la durée. Il peut, par son intelligence situationnelle et son humanité, cerner les vrais problèmes, aller à l’essentiel et agir conformément à des valeurs, de manière réfléchie et équilibrée.
Face à l’ultra-violence aveugle, nul doute que la réponse ne pourra pas être uniquement ultra-technologique. Une approche trop technocentrée pour préparer les conflits actuels et futurs ne peut pas être la seule réponse. Notre combattant moderne aura-t-il plus besoin d’extrasensorialité numérique que de ressenti des situations rencontrées ? Quelles formes d’augmentation lui seront les plus utiles ? Cet exercice est à poursuivre et c’est bien l’objet de ce programme de recherche qui s’inscrit, lui aussi, dans la durée.
Par ailleurs, si une roquette est estimée à 500 $, une interception par un système de type « Dome » (Israël) est estimée à 50 000 $. Aussi, on ne peut pas perdre de vue la facétieuse Loi n° 16 de Norman R. Augustine relative à la croissance des coûts de l’armement, lequel prédisait alors que si la défense américaine continuait sur sa lancée : « En 2054, le budget total du DoD permettra d’acheter un seul avion. Cet appareil hyperperfectionné devra alors être partagé entre l’Armée de l’air et l’aéronavale ». Au-delà de la boutade, on voit poindre ici le risque d’une armée d’échantillonnage alors même que le nombre est nécessaire aux fantassins pour accomplir leur mission.
Il convient donc d’apprécier la S&T avec pragmatisme, comme un facteur de progrès et non comme la source de rupture ultime dont certains technophiles sont parfois friands. Aucun bond technologique ne permettra de dissiper le brouillard de la guerre. Toutefois, on ne peut rester un acteur qui pèse en se tenant à l’écart des évolutions technologiques. Enfin, s’il est souvent vain de chercher à prédire l’avenir, il est salutaire de s’y préparer.
Remerciements à Mesdames Linda Duchesne et Béatrice Cointot pour leur support à la rédaction de cet article. ♦
(1) « Note sur l’essence de l’infanterie 2017 », p. 2.
(2) Ce scénario, réalisé par le chef de bataillon Jean-Thomas Rubino, est présenté dans l’article du capitaine Louis-Joseph Maynié, p. 47-64.
(3) Ce scénario, réalisé par le Centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC) et le capitaine Grégory Frutos, est présenté dans l’article de ce dernier p. 65-71.
(4) Imposant de facto de définir/négocier un univers sémantique partagé permettant de travailler avec des pôles de compétences et de backgrounds différents.
(5) Se référer à l’article introductif du général de division Bernard Barrera de ce Cahier, p. 9-16.
(6) Définition d’« homéostasie » : état d’équilibre intérieur d’un organisme face à des modifications du milieu extérieur (Cordial).
(7) Définition d’« engramme » : trace laissée dans le cerveau par un événement du passé et qui constituerait le support de la mémoire (Larousse).
(8) J.-M. Thurin, « Les mécanismes d’ajustement au stress », EMC Psychiatrie, 2008 ; p. 1-13.
(9) Édith Perreaut-Pierre, Comprendre et pratiquer les Techniques d’optimisation du potentiel, InterÉditions, 2012, 304 pages.
(10) Jon Kabat-Zinn, Wherever You Go, There You Are: Mindfulness Meditation in Everyday Life, Hyperion, New York, 1994, 304 pages.
(11) Marion Trousselard, Dominique Steiler, Damien Claverie et Frédéric Canini, « Pleine conscience, stress et santé » [Mindfulness : effets sur la santé et les comportements de santé], Revue Québecquoise de Psychologie, vol. 35, n° 2, 2014, p. 21-45.
(12) Edward L. Deci et Richard M. Ryan, « The “What” and “Why” of Goal Pursuits: Human needs and the Self-Determination of Behavior », Psychological Inquiry, vol. 11, n° 4, 2000, p. 227-268.
(13) Antonio R. Damasio, L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Éditions Odile Jacob, 1995, 368 pages.
(14) Dan J. Stein, Victoria Ives-Deliperi et Kevin G.F. Thomas, « Psychobiology of Mindfulness », CNS Spectrums, vol. 13, n° 9, septembre 2008, p. 752-756.
(15) Mihály Csíkszentmihályi, Flow: The Psychology of Optimal Experience, HarperPerennial, New York, 1990, 303 pages.
(16) Albert Bandura, Auto-efficacité : le sentiment d’efficacité personnelle ; De Boeck Université, Paris, 2003.
(17) Définition d’« énaction » : cognition incarnée, ni complètement objective ni complètement subjective, référant à la façon dont les humains s’organisent eux-mêmes en interaction avec l’environnement (Cordial).
(18) Wen Wang et al., « Harnessing the Hygroscopic and Biofluorescent Behaviors of Genetically Tractable Microbial Cells to Design Biohybrid Wearables », Science Advances, vol. 3, n° 5, 19 mai 2017 (https://advances.sciencemag.org/).
(19) Nelson A.J. et al. « Plasticity-Inducing TMS Protocols to Investigate Somatosensory Control of Hand Function », Neural Plasticity, 2012, 12 pages.