Les besoins en augmentation des policiers semblent découler d’une évidence indiscutable. Toutefois, l’obligation du policier est d’œuvrer en immersion totale dans la société qu’il protège et toujours au contact de ses proches. Les contraintes qui pèsent sur son action à travers les limites imposées au rapport de force policier mais aussi les dimensions éthiques, juridiques et psychologiques modèlent le champ des possibles. Des prérequis s’avèrent nécessaires avant tout déclenchement d’augmentation opérationnelle du policier.
Le policer augmenté : l’exception opérationnelle immergée dans la société
L’imaginaire collectif a depuis très longtemps déjà donné naissance au policier doté de capacités particulières, supérieur au commun des mortels. De Sherlock Holmes ou R. Daneel Olivaw (1) à Chappie (2) en passant par Robocop, nombreux ont été ces personnages d’exception au service de l’action policière. Si le robot d’Isaac Asimov et Chappie sont purement d’essence mécanique avec une intelligence artificielle, Robocop est une création articulée autour d’un noyau humain, vraiment un policier augmenté. Sherlock Holmes illustre, quant à lui, l’un des volets possibles de l’amélioration cognitive. Tous deux en portent aussi les limites et offrent un premier constat qui va servir de guide à tout notre raisonnement : le policier vit, travaille et est immergé dans une société dont il n’est jamais coupé.
Mais il faut d’abord s’entendre sur ce qui est évoqué quand on traite du concept de policier augmenté. Il convient de bien différencier l’homme équipé de l’homme augmenté. Dans l’acception moderne et actuelle de l’augmentation, il s’agit d’offrir à un individu une ou plusieurs capacités supérieures à celles de son état naturel. Cette augmentation ne consiste pas à l’équiper extérieurement à sa personne mais à interagir directement avec sa biomécanique, sa physiologie, son psychisme et/ou son intellect. C’est donner directement à l’esprit et au corps des capacités étendues. L’homme augmenté est un homme modifié.
Dans le cadre d’un environnement professionnel, et pour l’univers policier en particulier, il s’agit donc de développer chez l’individu des capacités lui permettant de mieux répondre aux attentes et aux objectifs fixés par ses missions. Il est alors important de bien différencier les notions de fonctions et celles de compétences. L’amélioration du professionnel vise à lui conférer des fonctions étendues. De l’entraînement et de l’expérience qu’il acquerra et de l’usage qu’il fera de ces capacités nouvelles naîtront ses compétences. De la supériorité technologique brute, fonction améliorée, naîtra une supériorité opérationnelle, compétences maîtrisées et intégrées à un système. Il apparaît clairement que nous ne sommes pas ici dans l’esprit d’une augmentation visant à rétablir une normalité comme soigner un blessé, un malade, gommer un handicap, mais dans une logique de dépassement de la norme par la création d’un déséquilibre en augmentant une ou des capacités.
De même, l’émergence d’un policier augmenté dans l’univers de la sécurité intérieure mais aussi dans la société qu’elle protège, n’est pas un événement anodin. Cet homme modifié va très certainement être source de perturbations dans l’équilibre sociétal. Enfin, et ce n’est pas le moindre des aspects, qu’en sera-t-il de l’individu lui-même, sujet de cette augmentation, et de son environnement proche ?
Cette notion de policier augmenté pose donc de nombreuses interrogations dans des domaines très variés. Elle soulève le questionnement :
– du besoin – un policier augmenté pour quoi faire ?
– des modalités – comment augmenter un policier ?
– mais surtout des limites – quelle éthique, quelle morale, quels impacts psychologiques et physiologiques, quelles incidences sociales, quelle intégration professionnelle ?
Nous allons tenter d’esquisser des réponses à ces différentes interrogations et espérer ainsi amorcer l’ébauche d’une réflexion que d’autres pourront enrichir. Nous nous demanderons dans un premier temps si la Sécurité intérieure a besoin de policiers avec des capacités augmentées. Puis nous évoquerons les différentes pistes « d’extension » du policier et nous nous interrogerons sur les limites auxquelles pourraient se heurter les projets d’augmentation de policiers à travers le cadre d’évolution à envisager.
L’action de police s’accommode-t-elle de l’augmentation du policier ?
Le monde policier, comme celui de toutes les professions traitant de l’urgence et de la sécurité, est soumis à des contraintes très spécifiques. Les notions de stress, de fatigue, d’équipements mais plus encore d’imprévisibilité, d’urgence, d’analyse complexe, d’attente forte de résultats et d’environnement protéiforme sont le quotidien du policier. Pouvoir alléger les frictions (3) nées de ces éléments et de leur combinaison est l’objet de toutes les attentions de l’univers de la sécurité intérieure.
La police a-t-elle besoin de capacités augmentées ?
Dans une approche globale, la génération de besoins capacitaires étendus pourrait s’imaginer face à :
– des évolutions structurelles (baisse des effectifs et le suremploi qu’elle induit, coordination complexe de théâtres d’engagements aux publics multiples et intriqués…),
– des besoins de sécurité (augmentation et hétérogénéité de la menace…),
– des problèmes logistiques et budgétaires (augmentation des coûts des équipements, complexité et multiplications des matériels…),
– des transformations du comportement des opposants face à l’action des forces de l’ordre (organisation de la criminalité ou de la contestation, actions spécialisées dirigées contre les forces de police…).
Mais aussi au besoin de maintenir un niveau moral élevé en entretenant un sentiment de supériorité face à l’adversité.
Chacun de ces exemples offre des possibilités :
– Baisse des effectifs et suremploi : lutter contre les phénomènes de fatigue, augmenter la résistance…
– Coordination complexe de théâtres d’engagements aux publics multiples et intriqués : augmenter les capacités cognitives de traitement de l’information, mobiliser les ressources perceptives pour recevoir plus de renseignements, s’intégrer à un système de communication…
– Augmentation et hétérogénéité de la menace : optimiser les sens, augmenter la vitesse de réaction, augmenter la résistance au stress…
– Augmentation des coûts des équipements, complexité et multiplications des matériels : intégrer une partie des capteurs directement à l’organisme, augmenter sa force afin de supporter le poids des équipements, augmenter ses capacités cognitives pour maîtriser la technicité des matériels…
– Organisation de la criminalité ou de la contestation, actions spécialisées dirigées contre les forces de l’ordre : pouvoir mettre en opposition des policiers disposant des mêmes capacités étendues que les délinquants (4), développer les sens afin de pouvoir mieux anticiper, analyser ou maîtriser une situation, diminuer la charge cognitive pour libérer du temps d’action.
Il apparaît bien que la sécurité intérieure ait besoin de capacités augmentées. Mais le besoin est-il compatible avec l’action de la police ?
Le rapport de forces policier modèle l’action de police
L’exposition au risque pèse constamment sur le policier dans un environnement protéiforme où la bascule entre vie quotidienne et situation de police est imprévisible, où les situations de police elles-mêmes sont instables pouvant couvrir des niveaux d’engagement de faible intensité à des situations d’intervention à haute qualification. La concentration du policier doit être permanente et son niveau de stress très souvent élevé. L’action de police se caractérise donc par une charge mentale constante dans un environnement aléatoirement hostile selon un degré non prévisible.
Il devient alors nécessaire d’avoir une vision de ce qu’est le rapport de forces policier car il commande à l’action et modèle donc les effets majeurs recherchés. Or, l’augmentation vise essentiellement à obtenir des effets. Pour le policier, ces effets connaissent des limites bornées justement par le rapport de forces autorisé. Le principe premier dans une police démocratique est que le rapport de forces policier ne recherche ni l’annihilation, ni l’attrition physique des opposants sauf légitime défense.
Il peut être défini par deux familles d’éléments :
• Les éléments d’incertitude à travers l’imprévisibilité du moment et du niveau d’action ainsi que des capacités à engager. Mais aussi incertitude liée aux forces morales, médiatiques, politiques et judiciaires qui pèsent constamment sur l’action d’une police immergée dans la société.
• La seconde famille est celle des éléments de contraintes dont la proportionnalité, de puissance exprimée, de protection et de mobilité cherchant à ne pas étouffer les libertés. Deuxième élément de contrainte l’usage gradué de la force par une posture de réaction, par un traitement de l’environnement plutôt que de l’individu et par une lisibilité de l’action de police. Enfin, dernier élément de contrainte la neutralité, d’indifférence, tous les citoyens sont égaux, de reconnaissance chacun est reconnu pour ce qu’il est, enfin neutralité de conscience par une action de police inscrite dans les lois et règlements.
On conçoit alors aisément que le rapport de forces policier ne s’inscrive pas dans une simple recherche de potentiel de forces mais plutôt dans l’idée d’opportunité de l’action, de disponibilité fugace, peu planifiable d’une ou de capacités non prévisibles et d’une maîtrise de sa lisibilité. En conséquence l’augmentation des capacités policières se trouve donc soumise à des contraintes fortes.
L’environnement policier et l’augmentation
Les quelques exemples cités plus haut montrent que les publics visés par l’augmentation sont multiples et variés tant du point de vue métiers de la sécurité intérieure que responsabilités hiérarchiques.
Le premier défi de management, passé les obstacles scientifiques, moraux et juridiques que nous évoquerons plus loin, sera d’identifier les fonctions et donc les personnels susceptibles de devoir supporter une augmentation de capacités. Il s’agira aussi de déterminer la durée de validité de cette amélioration, les modalités d’accompagnement aux phases préparatoires, aux phases d’emploi et à la phase de retour à la normale. Une amélioration de capacités dans le cadre professionnel ne saurait en effet, en aucun cas, prendre un caractère définitif et irrémédiable. C’est pourquoi, la capacité de résilience de chaque agent sera un élément déterminant à sa sélection. Son entourage devra aussi faire l’objet d’attentions particulières.
L’augmentation n’est pas une opération anodine ou simplement technique telle que la mise à disposition d’un équipement fut-il de haute technologie. Le mécanisme intrusif touchant à l’intégrité même du fonctionnaire engendrera inévitablement des répercussions psychiques et physiologiques. Il devra pouvoir accepter son état « supérieur » mais aussi son retour à la normale induit par le caractère réversible de cette amélioration. Si le métier de policier l’aura habitué à être détenteur, comme l’ensemble de ses collègues, de pouvoirs exorbitants du droit commun, l’étape de l’augmentation va l’isoler ou le placer dans un positionnement d’exception.
Cet état de « surhomme » est une singularité qui focalisera sur lui l’attention de la hiérarchie, celle de ses collègues mais aussi des « opposants » ou des « délinquants ». Ces trois points de vue méritent une étude car ils sont sources de contraintes spécifiques pour notre policier augmenté. Être utilisé par la hiérarchie pour ses capacités exceptionnelles, c’est subir une pression décisionnelle plus forte comme prendre la décision d’utiliser ses capacités augmentées et, a contrario, développer le sentiment d’être un outil particulier comme être positionné et intégré dans une planification stricte en fonction de ses potentiels améliorés. C’est aussi à l’inverse un fonctionnaire, centre de gravité hors norme, qui interfère avec une partie des capteurs traditionnels utiles au chef pour évaluer une situation et prendre des décisions.
Le caractère d’exception du policier ainsi augmenté aura de surcroît un impact sur son environnement proche, professionnel et privé. Il sera pour ses collègues et sa hiérarchie directe une source d’incertitudes et dans la sphère privée une source d’inquiétudes et d’interrogations. Le risque encouru serait alors pour le policier augmenté de perdre ses repères identitaires mais aussi de s’isoler socialement et professionnellement.
Enfin, repéré comme exceptionnel par les opposants et les délinquants, il focalisera leur attention devenant un élément identifié et personnalisé. À l’instar de ce que connaissent notamment les commissaires chargés de l’ordre public, cette identification hostile de policiers, dont le niveau hiérarchique ne les prédispose pas forcément à gérer ce genre de situation, va inévitablement avoir un impact psychologique fort.
De fait, tous ces éléments illustrent parfaitement la nécessité de limiter dans le temps l’augmentation du policier, de lui conférer obligatoirement un caractère réversible, de prévoir un accompagnement psychologique de l’agent sur toute la durée du processus mais aussi en amont et en aval, et d’intégrer son environnement professionnel et privé dans cette prise en charge. Il apparaît donc d’un point de vue managérial que la désignation du policier « à augmenter » dépasse largement le simple choix d’une fonction et d’un niveau hiérarchique. Il s’agit d’un processus global de management et nous allons voir qu’il s’élargit encore plus avec la prise en compte des aspects scientifiques, éthiques et juridiques.
Le policier, acteur immergé dans la société, peut-il s’imaginer dans le concept de l’augmentation ?
L’évolution de la science ouvre depuis peu de nouveaux champs d’exploration qui touchent particulièrement à l’être humain. Les nanotechnologies (5), l’ingénierie et le dépistage génétique, l’intelligence artificielle (6) sont des pistes explorées par de nombreux centres de recherches dans des buts souvent thérapeutiques mais aussi d’amélioration des performances. Que propose donc la science et dans quel cadre doit-on imaginer ces processus d’augmentation de capacité des policiers ?
Augmenter et protéger le policier
Un inventaire des possibilités existantes ou émergentes permettrait de dresser une liste offrant de nombreuses perspectives nous obligeant à balayer tous les secteurs opérationnels et tous les niveaux d’action. Là n’est pas l’objet de cet article. En revanche à travers une approche basée sur les caractéristiques majeures de l’individu nous allons pouvoir aborder les principaux axes offrant des pistes d’augmentation de capacités. C’est à travers le physique, le psychisme et le cognitif que nous balaierons le domaine des possibles.
Face aux contraintes mécaniques, poids, chaleur, froid, fatigue physique, bruits, etc., la mise en place d’améliorations permettant d’annuler ou de repousser ces handicaps est activement recherchée par tous les services. L’anthropotechnie (7) ouvre dans ce domaine des perspectives alléchantes notamment à travers les exosquelettes.
La concentration du policier doit être permanente et son niveau de stress très souvent élevé. L’utilisation de produits issue de pharmacopées variées a été testée depuis très longtemps par les armées. Les plus récentes expériences (XXe siècle notamment) ont montré le caractère non fiable de ce procédé d’augmentation. L’énorme quantité de paramètres endogènes et exogènes propre à chaque individu rend les réactions très différentes. La voie de la pharmacopée comme outil d’amélioration des performances ne paraît pas acceptable d’un point de vue moral mais aussi, bien trop dangereuse pour l’individu et pour son entourage.
Dans ce domaine, une bonne vieille recette semble plus que jamais efficace, formation-équipements-entraînement-aguerrissement permettent d’améliorer très significativement les performances des policiers. Il conviendra pour les chefs d’être toutefois vigilant aux phénomènes d’auto-augmentation via l’automédication par absorption de produits plus ou moins licites. Ces comportements représentent un vrai risque pour la personne mais aussi pour ses collègues, sa famille, pour le public et pour l’institution.
Enfin, les évolutions en matière de technologie de l’information vont permettre de mettre à disposition de chaque professionnel une énorme quantité de renseignements sollicitant à la fois ses sens et son intelligence. Le policier pourrait entre autres, mieux communiquer, anticiper, coordonner les actions des différents acteurs, mieux observer l’environnement, mieux renseigner, se protéger et adapter sa réponse. Cette appropriation cognitive plus complète permettrait ainsi la mise en application du principe de subsidiarité tactique mais aussi d’éviter les effets dévastateurs du « caporal stratégique » (8) en matière d’action policière.
En contrepartie la charge cognitive va s’en voir augmentée. Les informations doivent être gérées, ordonnées et rendues cohérentes avec la situation en cours au risque de rendre la perception confuse et de déstabiliser le policier voire le conduire à une erreur d’appréciation. L’objectif global recherché serait donc d’alléger la charge cognitive afin de dégager du temps d’action mais aussi de l’améliorer afin d’augmenter la compréhension de sa mission par le policier et la pertinence de son action.
L’interaction « homme/vecteurs d’augmentation » telle que nous venons de l’aborder, illustre l’aspect intrusif de ces procédés et met en exergue le besoin de les contenir dans un cadre précis protecteur de la personne.
Dans quel cadre augmenter un policier ?
Intervenir sur le corps ou sur l’esprit d’une personne n’est pas une action anodine qui doit être laissée à l’initiative de n’importe qui et doit donc se voir limitée par des règles précises. Fixer un cadre à l’augmentation du policier s’avère une obligation, car il sert à la fois de garantie à l’agir et de limite à l’action. De plus, cette normalisation se doit d’anticiper tout début d’entreprise dans le domaine de l’amélioration capacitaire des policiers. Elle est le sujet de réflexion qui devra sûrement être amorcé en premier lieu. Là encore, quelques pistes vont être défrichées dans les lignes suivantes et pourraient s’articuler autour des notions d’éthique, de cadre juridique, d’accompagnement et d’organisation.
Sans préjuger des exégèses à venir, l’éthique prise comme théorie normative va nécessairement et très rapidement s’inviter dans le débat de l’augmentation (9). Elle servira de fondement aux règles morales qui naîtront de la discussion. Il paraît très important dans un but purement protecteur de l’individu que les arguments éthiques retenus contiennent les règles morales, par définition évolutives. Si la faculté de se perfectionner est propre à l’homme comme l’écrivait Rousseau, il convient toutefois que l’enthousiasme, l’excès ou les contingences du moment ne balaient pas l’absolue nécessité du respect de la personne.
Modifier un être humain peut paraître séduisant voire apparaître comme une évolution bénéfique ou un pas vers la post-humanité, mais nous pouvons toutefois nous interroger sur notre perception de l’homme augmenté. L’être exceptionnel devient être d’exception et s’extirpe donc de sa condition. L’exception humaine face à la nature deviendrait alors une étrange exception humaine face à l’humanité. Ce débat est fondamental car il affirme que l’augmentation fera naître des individus hors de la communauté de l’espèce humaine.
Nous pouvons donc comprendre aisément que ce sont ces bases éthiques et morales qu’il faut installer avant d’entreprendre une quelconque aventure menant à l’amélioration des individus. Sans entrer plus en avant dans cette réflexion, il est une caractéristique qui en émerge immédiatement et qui s’impose naturellement : toute modification visant à l’augmentation d’une personne doit avoir un aspect réversible. La réversibilité permettra le retour à la norme, le retour dans la communauté, le retour à l’anonymat, le retour vers l’oubli. Elle garantit la liberté individuelle du choix de son mode de vie.
Dans nos mondes démocratiques, la protection des personnes est surtout assurée par la loi. Le but n’est pas ici d’évoquer les différents cadres législatifs ou réglementaires qu’il conviendra inévitablement de développer mais plutôt de s’intéresser à quelques points spécifiques. Nous avons déjà abordé en partie ce sujet à travers la notion de rapport de forces policier. Au-delà, la nature de l’amélioration, la possibilité de ne pas l’utiliser, la maîtrise du risque de léser et des conséquences de sa mise en œuvre seront des points cruciaux qui auront un impact en termes de responsabilité juridique. L’imprévisibilité du niveau de risque lors de chaque intervention de police permettra certainement de répondre en partie aux questions sur la légitimité du déploiement d’un policier amélioré.
Dans le même temps, l’acceptation par un agent de subir une augmentation, fut-elle temporaire, revient pour celui-ci à renoncer à une partie supplémentaire de ses droits. De nombreuses études, souvent anglo-saxonnes, portant sur le rapport des responsabilités liées entre l’État et le militaire ont conclu à une « clause de responsabilité illimitée » relevant d’un accord implicite entre les deux parties et particulièrement de la part du militaire. Le principe est donc d’un renoncement à une partie de ses droits et à accepter sa responsabilité illimitée en cas de blessures ou de mort sauf à ce qu’elles relèvent d’une action délibérée et intentionnelle d’un supérieur ou d’un allié. L’évolution de la jurisprudence tend à élargir ce principe au manquement ayant entraîné des conséquences corporelles ou psychologiques. Pour ce qui concerne le policier, une sorte de parallélisme pourrait s’envisager dans le sens ou la fonction implique effectivement un rapport au danger différent de celui du commun des citoyens. Le policier est un catalyseur qui, pour protéger les autres, doit attirer à lui l’agression ou interférer avec la situation infractionnelle et s’opposer à l’action du contrevenant. Il évolue en connaissance, dans un milieu plus conflictuel, se doit d’intervenir et renonce donc de fait à son droit à une sécurité totale et équivalente à celle de l’ensemble des citoyens. En contrepartie, il se voit attribuer des pouvoirs et des moyens hors normes. Pour ce qui concernerait notre policier augmenté, la question du renoncement supplémentaire à certains droits peut se poser. D’un point de vue santé sur le long terme, sur son droit au secret médical, sur la notion de responsabilité individuelle dans l’usage de ses capacités nouvelles, sur ses possibilités de ne pas accepter l’amélioration dans un système hiérarchisé sans que cela ne lui porte préjudice, sur son droit à l’autonomie de décision et d’action. Nombreux sont les domaines ou l’expression des droits du policier sera perturbée spécifiquement par l’augmentation capacitaire.
Cette singularité biotechnologique, professionnelle et juridique ne peut se détacher d’un volet psychologique. Cet aspect de la problématique se pose du point de vue de la différence mais aussi de la perception d’un soi-même inhabituel (proprioception) et de la perception de soi par les autres et particulièrement son entourage le plus proche, sa famille.
Comme nous avons déjà pu le noter, l’état d’exception génère forcément des discordances avec l’environnement. Le policier ainsi excepté, réclame un soutien psychologique fort, individualisé à l’extrême au regard des tensions qu’il subira liées à son état. Le travail psychologique débutera bien en amont de la désignation du candidat, il sera un pilier de la phase d’identification des agents pouvant répondre au besoin. Puis il sera alors affiné lorsque le ou les volontaires auront été retenus pour ne plus les quitter jusqu’à bien après leur retour à la norme. L’accompagnement psychologique du policier augmenté couvrira donc une période très longue dépassant le simple cadre du suivi du personnel concerné.
Mais au-delà même des agents améliorés, se pose la question de leur environnement proche. Celui des collègues du même service ou qui doivent travailler directement avec lui et surtout de sa famille, obligée de vivre avec un « surhomme » ou à tout le moins avec une personne différente de celle qu’elle connaît. L’État ne peut décemment pas, et nul ne doute que nos structures démocratiques ne le feront pas, focaliser uniquement sur ses agents et en oublier les proches. L’assistance psychologique se devra de fait d’être élargie à la famille. C’est donc bien un programme lourd que celui de vouloir augmenter un policier, qui vit dans et avec son environnement habituel, et la société. Il ne peut être considéré comme coupé du monde, envoyé loin, dans un espace de l’entre soi où il n’évoluerait qu’avec des professionnels et au milieu de parfaits étrangers.
Enfin, rendre opérationnel un policier aux capacités améliorées, c’est aussi l’intégrer dans l’organisation policière et par là même adapter l’organisation à ces nouvelles compétences disponibles. Dans le monde de la sécurité intérieure, chaque spécialité se voit doter d’une doctrine d’emploi, d’une place dans la structure, d’un rattachement hiérarchique. Il paraît naturel que ces principes se reproduisent pour le policier augmenté. Sauf que si un équipement permettant d’accéder à une spécialité ou une qualification particulière peut se stocker et se maintenir, qu’en est-il d’un individu dont les capacités sont temporaires et intimement liées à sa personne ? Quelle existence administrative lui conférer ? Quand bien même cette question pourra être résolue, nous pouvons faire confiance à l’administration pour cela, il n’en reste pas moins que le policier augmenté représente un centre de gravité important. Son intégration d’un point de vue tactique ou opératif nécessitera aussi une adaptation des modes de fonctionnement et des personnels qui auront à faire à ces nouvelles compétences. Il ne s’agit pas d’injecter sur les opérations un vecteur capacitaire supplémentaire comme on doterait une unité d’une évolution de ses matériels. Le fonctionnement même de l’ensemble du dispositif devra être pensé en intégrant les potentiels ainsi proposés. Le policier augmenté représentera un atout mais aussi un point de faiblesse. Comme toute compétence à haute valeur ajoutée ou à haut coût, sa protection sera aussi un enjeu de l’opération.
C’est donc bien un cadre intriqué, balayant de nombreux domaines, qui doit servir de référence à la réflexion, au développement puis à la réalisation d’un projet d’augmentation du policier. Ce cadre contiendra les immenses possibilités que nous offre la science dans ce domaine, mais il éclairera aussi les limites de ce processus et son infinie complexité.
* * *
Au final, l’augmentation peut apparaître comme un processus normal qui suit les progrès de la science, s’inscrit dans l’évolution de la civilisation, adapte les acteurs aux orientations de la société et à l’état changeant de la menace. La sécurité intérieure peut se nourrir des possibilités qu’offre l’amélioration de l’individu. Ses besoins s’inscrivent aussi dans les progrès de la technologie et des sciences cognitives. Mais le cortège de fantasmes qui l’accompagne doit être maîtrisé. L’obstacle majeur à l’augmentation du policier est celui de son isolement, de son positionnement en dehors de la communauté. La sécurité intérieure évolue par définition même dans la société, c’est la « force du dedans » qu’imagine le comte de Guibert. Il y aurait donc incompatibilité à créer un agent amélioré s’extirpant du milieu qu’il est censé sécuriser, en le dépassant. C’est tout le sens du critère de proportionnalité qui est un fondement de l’action de la force publique. Les acteurs de cette dernière et leurs actes ne sauraient s’extraire de la communauté qu’ils protègent. L’augmentation a donc besoin d’être maîtrisée pour être acceptée. L’instauration d’un cadre est un préalable indispensable. Il protégera la société et son organisation, réceptacles des potentialités offertes ou subies, mais aussi l’agent augmenté, sujet dont les droits devront être affermis.
Brisant nos rêves de jeunesse, nous ne rechercherons donc pas « Superman ». Redoutant un phénomène de catalyse de l’exception humaine, nous refuserons la quête de l’Übermensch. Mais bien ancrés dans notre époque, il nous faudra s’approprier la possibilité d’un policier augmenté afin de maintenir cette augmentation compatible avec notre éthique et notre vision d’une sécurité intérieure protectrice de la société. ♦
(1) Isaac Asimov, Les cavernes d’acier, 1953.
(2) Héros du film éponyme de science-fiction écrit et réalisé par Neill Blomkamp, sorti en 2015.
(3) On entendra par ce terme la notion de « friction » telle que définie par Clausewitz et qui est la somme de tous les éléments perturbant le bon déroulement d’une opération.
(4) Les nouvelles technologies à faibles coûts tel que le fabuleux mais non moins redoutable manipulateur génétique CRISPR-CAS9 rendent accessible l’augmentation humaine à des organisations non étatiques.
(5) Et l’immense potentiel offert par les nanotubes.
(6) Avec en particulier l’émergence concrète des premiers ordinateurs quantiques.
(7) Médecin général Lionel Bourdon, « Quelles améliorations ou réévaluations possibles de l’aptitude physique ou psychologique pour le soldat de demain ? », Colloque du CREC, 8 juin 2015, Paris.
(8) Selon la définition qu’en donne le général Charles C. Krulak dans son article « The Strategic Corporal Leadership in the Three Block War » in Marine Corp Gazette, vol. 81 n°1, janvier 1999 (www.au.af.mil/).
(9) Comme elle a pu le faire lors des débats sur la loi bioéthique.