L’hypothèse du recours à diverses technologies pour rendre le soldat plus efficace en opération ne peut être envisagée qu’en lien avec le respect, d’abord, des droits fondamentaux du soldat concerné et, ensuite, du cadre juridique des engagements militaires contemporains.
L’augmentation du soldat à la croisée des droits de l’homme et du droit des conflits armés
« Avant cette folle expérience, j’avais rêvé tous les avantages du monde.
Cet après-midi, tout n’était plus que déception »
H.G. Wells, L’homme invisible, 1897.
« L’ambivalence des nouvelles technologies » (1) pour les droits et les libertés doit faire l’objet d’un examen particulièrement approfondi lorsque l’hypothèse est celle d’un recours à ces technologies pour rendre le soldat plus efficace en opération en renforçant ses capacités cognitives ou physiques, voire en lui permettant d’en acquérir de nouvelles. Variant selon les études et les experts mais s’enrichissant quantitativement au fil des recherches réalisées et des travaux publiés, les moyens évoqués à l’appui d’une telle augmentation des capacités du soldat sont divers. Ils vont du recours à des équipements techniques de protection ou d’aide à la mobilité (tels des exosquelettes et des prothèses), à un éventuel usage de la pharmacologie (afin d’augmenter notamment la concentration ou la résistance à la fatigue), en passant par des solutions innovantes d’aide à la perception et à l’analyse (par exemple par le biais d’un casque de réalité virtuelle ou de lentilles de contact intelligentes et connectées) (2). Au-delà du Fantassin à équipements et liaisons intégrés (Félin) s’inscrivant dans la numérisation du champ de bataille (inclus dans le programme Scorpion), nombreux sont les travaux à envisager plus largement l’apport de la convergence des Nanotechnologies, de la biotechnologie, de l’informatique et des sciences cognitives (NBIC) (3).
Face au large panel d’augmentations envisagées, l’enthousiasme suscité par les solutions permettant notamment de protéger la vie des soldats coexiste avec un sentiment de vertige, couplé à un malaise grandissant suscité par d’autres. En effet, ce n’est pas parce que le degré d’évolution atteint par la science et la technique permet d’envisager une méthode d’augmentation qu’elle est acceptable. Par conséquent, « ces évolutions imposent d’engager une réflexion approfondie sur les questions éthiques, sociétales, juridiques et médicales afférentes » (4). Or, le spectre envisageable des techniques d’augmentation du soldat est très étendu, rendant son appréhension globale complexe. Néanmoins, une augmentation, quelle qu’elle soit, ne peut intervenir que dans le respect des droits de l’homme et du droit des conflits armés. Le droit national, européen et international est alors mobilisable pour identifier le cadre juridique existant en matière de protection des droits de l’homme et des droits fondamentaux. En parallèle, l’augmentation éventuelle du soldat est aussi saisie par le cadre juridique s’appliquant aux conflits armés. Le droit applicable à ces conflits regroupe le droit de la guerre (le droit de La Haye), le droit humanitaire (le droit de Genève) et le droit de la maîtrise des armements (5).
Ce corpus juridique vient ainsi encadrer l’augmentation du soldat. Il doit être mobilisé, d’une part, lorsqu’il s’agit d’analyser le cadre juridique dans lequel pourrait intervenir l’augmentation, c’est-à-dire le respect des droits fondamentaux du soldat concerné (I) et, d’autre part, lors de l’examen des conséquences juridiques d’une éventuelle augmentation dans la réalisation de la mission, à savoir le respect du cadre juridique des engagements militaires contemporains (II).
L’augmentation et le respect des droits fondamentaux du soldat
Le respect des droits fondamentaux du soldat concerné par une augmentation est assuré par un corpus juridique étendu et protecteur (A) et impose de s’intéresser à la nécessité d’un consentement libre et éclairé (B).
Un corpus juridique étendu et protecteur
Le respect du droit à la vie privée ainsi que le principe de non-discrimination sont concernés par les différentes hypothèses d’augmentation. Ainsi une vigilance particulièrement soutenue doit être apportée au regard du principe d’égalité et de l’interdiction de la discrimination à la fois lorsqu’il sera question de recrutement, de l’éventuelle augmentation elle-même et de l’après-augmentation.
Au sein des augmentations envisagées, les hypothèses particulièrement inquiétantes d’augmentation « invasive » devront être scrupuleusement examinées au regard de la protection du corps humain et de la dignité garantie tant au niveau international et européen que national. Le droit à l’intégrité physique – droit relevant du noyau dur des droits de l’homme (6) – servira d’abord de rempart contre d’éventuelles dérives et abus en fixant les lignes rouges à ne pas franchir. Ainsi l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté en 1966 au sein de l’ONU selon lequel « nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » ajoute qu’« il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique ». Côté Conseil de l’Europe, à cet article font écho l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) adoptée en 1950 ainsi que l’article 1er de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine de 1997 selon lequel les États « protègent l’être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard des applications de la biologie et de la médecine ». Côté Union européenne, la Charte des droits fondamentaux de l’UE, instrument récent adopté en 2000, garantit dans son article 1er la dignité humaine en précisant qu’elle « est inviolable » et consacre son article 3 au droit à l’intégrité de la personne en mettant l’accent sur le respect de ce droit notamment dans le cadre de la médecine et de la biologie.
Par ailleurs, une éventuelle augmentation du soldat n’est pas seulement encadrée par la nécessité de respecter les engagements pris par la France au niveau international et européen en matière de protection des droits de l’homme mais aussi par le droit national. Ainsi le Conseil constitutionnel a pu affirmer en 1994 que « considérant que le Préambule de la Constitution de 1946 a réaffirmé et proclamé des droits, libertés et principes constitutionnels en soulignant d’emblée que : “Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés” ; qu’il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle » (7). En parallèle, les lois qualifiées de « bioéthiques » ont inscrit à l’article 16 du Code civil que « la loi assure la primauté de la personne [et] interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci » (8). Dignité de la personne, protection de l’intégrité physique, respect de la vie privée et non-discrimination sont ainsi les pierres d’angle du cadre dans lequel l’augmentation du soldat doit être pensée et conçue.
La nécessité d’un consentement libre et éclairé
L’hypothèse d’une augmentation du soldat doit être envisagée en lien avec la problématique de la renonciation aux droits fondamentaux. Ainsi la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que « sans doute la nature de certains des droits garantis par la Convention exclut-elle un abandon de la faculté de les exercer […], mais il n’en va pas de même de certains autres » (9). Alors que la jurisprudence européenne n’a pas clairement identifié les droits auxquels il n’est pas possible de renoncer, elle a par contre posé les conditions de la licéité de la renonciation, à savoir notamment l’absence d’équivoque et de vice du consentement ainsi que l’absence de contrariété à un intérêt public important (10). En tout état de cause, il ne s’agit pas d’un renoncement au droit lui-même mais à son exercice (11).
Ainsi dans l’hypothèse d’une augmentation « invasive », l’attention doit se porter sur la nécessité d’un consentement « libre et éclairé » sur lequel la personne concernée peut revenir. Selon l’article L. 1111-4 du Code de la Santé publique « aucun acte médical ni aucun traitement ne peuvent être pratiqués sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». De même, l’article 5 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine précise qu’« une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé ». Un tel consentement n’est envisageable que s’il est précédé d’une information adéquate préalable. La question du consentement se pose à la fois sous l’angle du droit à l’intégrité physique et du droit au respect de la vie privée. Ainsi la Cour de Strasbourg a précisé qu’entrent dans le champ de ce droit « les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus, à leur participation au choix des actes médicaux qui leur sont prodigués ainsi qu’à leur consentement à cet égard et à l’accès à des informations leur permettant d’évaluer les risques sanitaires auxquels ils sont exposés » (12). De nombreuses difficultés sont alors soulevées par l’hypothèse d’un consentement à une augmentation, à commencer par la question du consentement à un acte médical qui ne serait éventuellement pas lié à une « nécessité médicale » telle que visée à l’article 16-3 du Code civil (13). Par ailleurs, face à l’« impératif supérieur de protection de l’intérêt collectif, […] le consentement pourrait être perçu comme un obstacle dérisoire. Cet intérêt collectif réside le plus souvent dans des valeurs sociales au fondement de la collectivité, lesquelles peuvent être regroupées sous la bannière de l’ordre public, de la morale ou sous la notion plus moderne de dignité humaine » (14). Ainsi – et c’est heureux – le soldat n’aurait pas la possibilité de consentir à n’importe quelle augmentation, certaines pouvant le cas échéant être considérées comme contraire à un tel intérêt collectif (15). Un certain nombre d’hypothèses de techniques d’augmentation devraient alors ne pas passer ce premier tamisage et rester de l’ordre de la science-fiction.
Pour les augmentations étant passées avec succès à travers le tamis permettant d’assurer leur conformité de principe avec le respect du corpus de protection, la question du consentement se pose. Or, puisque le consentement envisagé serait donné par un militaire, des questions particulières en lien avec le statut dont il relève méritent d’être soulevées. Deux aspects du problème peuvent alors être plus spécifiquement examinés.
Premièrement, il s’agit de l’articulation du consentement avec le strict devoir d’obéissance auquel les militaires sont astreints. Il faut alors se demander si l’ordre pourrait être donné de se soumettre à une augmentation. Un parallèle peut alors être réalisé avec les obligations médicales particulières auxquelles sont soumis les militaires. Le juge administratif a pu souligner que les dispositions du Code de la Santé publique relatives aux obligations vaccinales rendent obligatoires un certain nombre de vaccinations ou donnent la possibilité à l’autorité administrative d’instituer par voie réglementaire de telles obligations qui sont alors « susceptibles de porter atteinte aux principes du consentement libre et éclairé de la personne et à l’inviolabilité du corps humain » (16). Ajoutant « qu’en ce qui concerne les forces armées, l’obligation de se vacciner vise à assurer leur maintien en condition d’emploi opérationnelle », il conclut qu’en vertu du strict devoir d’obéissance auquel les militaires sont astreints, un militaire (qui n’alléguait aucune dérogation, notamment de contre-indication médicale, auprès de ses supérieurs hiérarchiques) était tenu d’obtempérer à l’ordre qui lui était donné par l’autorité militaire de respecter le calendrier vaccinal des armées en vertu de l’article L. 4122-1 du Code de la Défense selon lequel « les militaires doivent obéissance aux ordres de leurs supérieurs » (17). Encore faut-il que l’ordre ne soit pas manifestement illégal, c’est-à-dire notamment que le militaire en question soit bien concerné par le calendrier vaccinal. Ainsi il pourrait éventuellement être envisagé qu’à terme certaines augmentations fassent l’objet d’un cadre législatif et réglementaire identique à celui des vaccinations obligatoires dans les armées, permettant d’écarter la recherche du consentement. Reste alors à déterminer si toutes les augmentations pourraient être considérées comme visant à assurer le maintien en condition d’emploi opérationnelle des militaires ou si, à côté de celles visant à assurer le maintien d’un existant (en permettant de lutter par exemple contre la fatigue au cours des missions), d’autres devraient être écartées au motif qu’elles dépasseraient le simple maintien en condition d’emploi opérationnelle. La réponse dépendra de l’endroit où sera placé le curseur en la matière.
Deuxièmement, alors que des travaux s’interrogent régulièrement sur le « mythe » du consentement du patient aux soins (18), il faut déterminer si une telle conclusion ne pourrait éventuellement pas aussi s’imposer face au consentement d’un soldat acceptant une augmentation dans l’hypothèse où une telle augmentation ne s’imposerait pas à lui (hypothèse précédemment évoquée). En effet, au regard de l’environnement professionnel du militaire, pourrait se poser la question de la fragilité de ce consentement, au-delà de l’apparence d’un consentement libre et éclairé. Du fait de l’esprit de corps et de fraternité qui caractérise les armées, il est possible d’envisager que le consentement puisse être donné par un militaire pour rester soudé avec ses frères d’armes, pour ne pas être exclu de certaines missions et éventuellement en parallèle pour évoluer professionnellement. Dans une telle hypothèse, il faut alors se demander si la motivation qui sous-tend le consentement pourrait vicier ce dernier… D’ailleurs, dans un avis de 2013 portant sur des techniques de neuro-amélioration, le Conseil national d’éthique envisage, à côté d’une « coercition explicite » (dans laquelle le recours à des techniques d’amélioration serait imposé sans avis de la personne concernée ou contre son avis), une « coercition implicite » pour souligner que c’est la personne elle-même qui s’estimerait « obligée d’y recourir » (19). En outre, se pose la question de la capacité d’un soldat qui serait déjà augmenté à consentir à une nouvelle augmentation. Cette première augmentation ne pourrait-elle pas être considérée comme rendant son consentement comme n’étant plus « libre » ? La réponse devrait dépendre de la nature de la première augmentation réalisée.
Au-delà des droits fondamentaux du soldat qui permettront notamment d’écarter le recours à certaines hypothèses d’augmentation, celles qui passeront ce premier test devront être envisagées au regard du respect du cadre juridique des engagements militaires contemporains.
L’augmentation et le respect du cadre juridique des engagements militaires contemporains
En cas d’augmentation, le respect du cadre juridique des engagements militaires contemporains nécessite de se pencher, d’une part, sur le respect par le soldat augmenté du droit applicable (A) et, d’autre part, sur l’étendue de la protection offerte au soldat augmenté par ce cadre juridique (B).
Le respect par le soldat augmenté du droit applicable
À l’ambivalence des nouvelles technologies précédemment rappelée en introduction fait ici écho la question de l’ambivalence de l’augmentation sous l’angle du respect par le soldat (par hypothèse augmenté dans le respect du cadre précédemment développé) du droit applicable aux engagements militaires contemporains. Il est en effet légitime de s’interroger sur le caractère favorable ou non de l’augmentation pour le respect du corpus juridique s’appliquant à ces engagements, à savoir, d’une part, le droit des conflits armés et, d’autre part, le droit international des droits de l’homme.
En 1868, la Déclaration à l’effet d’interdire l’usage de certains projectiles en temps de guerre adoptée à Saint-Pétersbourg affirmait déjà que « le seul but légitime que les États doivent se proposer, durant la guerre, est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ». Afin de limiter les calamités de la guerre, le droit international humanitaire fixe cinq principes qui doivent être respectés en cas de conflits armés :
– le principe d’humanité,
– le principe de distinction entre civils et combattants ainsi qu’entre objectifs civils et militaires,
– le principe de précaution,
– le principe de proportionnalité
– et enfin l’interdiction d’infliger des souffrances inutiles et des maux superflus (20).
L’augmentation du soldat pourrait faciliter le respect de ce cadre juridique dans l’hypothèse d’une augmentation améliorant la perception de l’environnement tactique éventuellement couplée avec des outils d’aide à la décision ou dans celle d’une augmentation limitant la fatigue. Moins fatigué, plus réactif, mobilisant plus aisément l’ensemble de ses facultés et des données relatives à l’opération, sa meilleure perception de la situation sur le terrain permettrait alors plus aisément au soldat augmenté de « discerner dans la complexité » (21).
À l’inverse, il faut aussi envisager l’hypothèse qu’une augmentation puisse être un facteur augmentant le risque de violation du droit international humanitaire. C’est d’abord la question de la fiabilité de l’augmentation qui se pose ainsi que celle de la place qui est laissée à la décision du soldat. Ainsi face aux logiciels d’aide à la décision, il est parfois soutenu « qu’augmenter les couches technologiques n’aura donc pour effet que d’accroître le risque de crédulité du soldat envers la situation perçue par ces technologies, qui pourra être différente de la réalité » (22). De plus, l’hypothèse d’une violation du droit des conflits armés, conséquence d’une dégradation de l’augmentation ou d’un effet secondaire de cette dernière ne doit pas être écartée. Cette hypothèse posera alors des questions délicates sous l’angle de la responsabilité, s’ajoutant à la problématique centrale consistant à se demander si l’augmentation devrait être traitée comme une circonstance atténuante ou aggravante en cas de violation du droit des conflits armés par un soldat augmenté. L’augmentation pourrait éventuellement permettre d’apporter la preuve de la violation du droit humanitaire, grâce notamment à l’analyse postérieure des divers enregistrements réalisés et données collectées (23).
Par ailleurs, du fait de la complexité des conflits contemporains (24) mais aussi de la diversité des tâches que les militaires sont amenés à effectuer (comme l’illustre la mobilisation des militaires français sur le territoire national dans le cadre de l’opération Sentinelle depuis septembre 2015), le contexte de l’utilisation de l’augmentation interroge. Se posera alors la question de l’impossibilité par principe de recourir à telle ou telle augmentation dans le cadre de ces missions particulières qui doivent être menées dans le respect du droit international des droits de l’homme (25).
Par ailleurs, l’augmentation pourrait engendrer une asymétrie d’un nouveau genre entre les forces en présence. L’asymétrie dans les conflits armés n’est ni interdite par le droit international ni une nouveauté. C’est elle qui permet d’ailleurs le succès des opérations militaires. Cependant, certaines asymétries permises par la maîtrise ou la possession d’une technologie sont interdites par le droit des conflits armés. En effet, les parties impliquées dans un conflit ne disposent pas d’une liberté totale pour choisir leurs moyens et méthodes de guerre. Ainsi l’emploi de certaines armes spécifiques est interdit ou limité par le droit conventionnel, tel est notamment le cas pour les armes biologiques ou chimiques. Or, au regard des différentes techniques d’augmentation évoquées, il faut constater qu’« alors que les agents biologiques et chimiques traditionnels étaient employés contre des soldats ennemis […] et seraient clairement considérés comme des armes, les agents modernes peuvent parfois être employés par un État pour “augmenter” les capacités de ses propres forces armées » (26).
Le droit international humanitaire a les moyens de ne pas être contourné, voire dépassé, par les évolutions technologiques. En effet, l’article 36 du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève sur le droit humanitaire qui a été adopté en 1977 envisage les obligations des États parties face à « la mise au point, l’acquisition ou l’adoption d’une nouvelle arme, de nouveaux moyens ou d’une nouvelle méthode de guerre ». L’État concerné a alors « l’obligation de déterminer si l’emploi en serait interdit, dans certaines circonstances ou en toutes circonstances par les dispositions du présent Protocole ou par toute autre règle du droit international applicable à cette Haute Partie contractante ». S’il semble difficile d’envisager que l’augmentation du soldat puisse amener à le considérer lui-même comme une arme, néanmoins, certaines des augmentations envisagées rentrent certainement dans la définition des armes, voire des nouveaux moyens de guerre, et devraient alors être examinées par les États concernés sous l’angle de cet article 36 (27). Or, le champ d’application de ce dernier est très large puisqu’il concerne « toutes les armes dont l’acquisition est prévue, qu’il soit envisagé de les obtenir par le biais de la recherche et du développement sur la base de spécifications militaires ou de les acheter “prêtes à servir” » (28).
La protection assurée au soldat augmenté par le droit des conflits armés
La protection du soldat augmenté par le droit des conflits armés doit être examinée, d’une part, sous l’angle des moyens qui pourraient être mobilisés par l’ennemi pour le combattre et, d’autre part, sur l’étendue de sa protection en cas de capture.
Le soldat augmenté bénéficie, comme tout soldat, de la protection offerte par le droit des conflits armés. Cependant, ce dernier a, de façon exceptionnelle, déjà pu envisager l’augmentation du soldat. Tel est le cas concernant l’amélioration de la vision des combattants qui est évoquée dans le protocole additionnel n° IV à la Convention de 1980 sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discernement. Selon l’article 1er de ce protocole relatif aux armes à laser aveuglantes adopté en 1995, « il est interdit d’employer des armes à laser spécifiquement conçues de telle façon que leur seule fonction de combat ou une de leurs fonctions de combat soit de provoquer la cécité permanente chez des personnes dont la vision est non améliorée, c’est-à-dire qui regardent à l’œil nu ou qui portent des verres correcteurs ». Ainsi la formule retenue laisse entendre que l’usage d’armes visant à provoquer la cécité du soldat dont la vision est améliorée n’est pas interdit… Le soldat augmenté, dont la neutralisation et/ou la capture pourrait être érigés en objectifs prioritaires par l’ennemi (éventuellement lui aussi augmenté) pourrait alors paradoxalement et exceptionnellement bénéficier d’une protection moindre que le combattant non augmenté.
À la problématique de la conformité au droit des conflits armés du développement d’armes visant exclusivement le soldat augmenté s’ajoute celle relative aux limites des moyens pouvant être déployés par l’ennemi pour se saisir de l’augmentation elle-même. Or, dans l’hypothèse dans laquelle une augmentation ferait corps avec le soldat, toute tentative de retrait d’une telle augmentation pourrait le cas échéant blesser gravement ce dernier (29). En cas de capture, se pose en effet la question de l’étendue des moyens pouvant être utilisés par l’ennemi pour neutraliser les effets de l’augmentation du soldat capturé, voire pour s’emparer de cette technologie. Les prisonniers de guerre doivent être traités avec humanité en toutes circonstances et l’article 13 de la 3e Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre de 1949 prévoit qu’« aucun prisonnier de guerre ne pourra être soumis à une mutilation physique ou à une expérience médicale ou scientifique de quelque nature qu’elle soit qui ne serait pas justifiée par le traitement médical du prisonnier intéressé et qui ne serait pas dans son intérêt ». Cette protection bénéficiera aussi au soldat dans l’hypothèse d’une augmentation faisant corps avec lui. Il pourra aussi invoquer l’article 30 de cette Convention s’il a notamment besoin de soins médicaux spécifiques en lien avec l’augmentation.
* * *
L’augmentation du soldat n’est juridiquement envisageable que dans le respect, d’une part, des droits fondamentaux du soldat concerné et, d’autre part, du cadre juridique des engagements militaires contemporains. Par conséquent, certaines augmentations devront donc être interdites et ne pourront pas voir le jour parce que non conformes à ce corpus de protection. Pour les autres, l’évaluation de l’avantage offert par une augmentation du soldat devrait aussi se faire à l’aune de son apport pour le respect du droit applicable en opérations. ♦
(1) Mireille Delmas-Marty, « L’ambivalence des nouvelles technologies », in Droit, sciences et techniques, quelles responsabilités ?, Lexisnexis, 2011, p. 8-9.
(2) Mark Wheelis et Malcolm Dando, « Neurobiology: A case study of the imminent militarization of biology », International Review of the Red Cross, vol. 87, n° 859, 2005, p. 555 ; Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Rapport sur l’impact et les enjeux des nouvelles technologies d’exploration et de thérapie du cerveau, Assemblée nationale et Sénat, 2012, chapitre IV ; Caroline Galactéros, « Soldat augmenté, Victoire fragilisée », Médium, n° 35, 2013, p. 8 ; Pierre Lecocq, « Le soldat augmenté », in Xavier Labbée (dir.), L’homme augmenté face au droit, Presses universitaires, Villeneuve d’Ascq, 2015, p. 188.
(3) Pour une présentation d’un panel d’augmentations envisageables, consultez le hors-série réalisé avec le concours du Centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC) : « Le soldat augmenté : repousser les limites pour s’adapter », Défense et Sécurité Internationale (DSI), n° 45, 2015.
(4) Secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Chocs futurs, Étude prospective à l’horizon 2030 : impacts des transformations et ruptures technologiques sur notre environnement stratégique et de sécurité, Rapport 2017, p. 169.
(5) Ministère de la Défense, Manuel de droit des conflits armés, 2012, p. 8.
(6) Sur cette notion : Jean Dhommeaux, « Le noyau dur des droits de l’homme et la société démocratique en droit international des droits de l’homme », Annuaire international des droits de l’homme, Bruylant, Bruxelles, p. 35-90 ; Frédéric Sudre, « Droits intangibles et/ou droits fondamentaux : y a-t-il des droits prééminents dans la Convention européenne des droits de l’homme ? », in Liber amicorum Marc-André Eissen, Bruylant-L.G.D.J., Bruxelles-Paris, 1995, p. 381-398.
(7) Conseil constitutionnel, Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, considérant n° 2.
(8) Xavier Labbée, « Fascicule 56 : Respect et protection du corps humain – L’homme robotisé », Jurisclasseur Code civil : pour une étude du droit applicable aux « instruments bioniques mis au service de l’individu ».
(9) Cour européenne des droits de l’homme, Albert et Le Compte c. Belgique, req. nos 7299/75 et 7496/76, arrêt du 10 février 1983, § 35.
(10) Philippe Frumer, La renonciation aux droits et libertés, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 525 et suiv.
(11) Julie Arroyo, La renonciation aux droits fondamentaux, Étude de droit français, Pedone, 2016, 670 pages.
(12) Cour européenne des droits de l’homme, Trocellier c. France, req. n° 75725/01, décision du 5 octobre 2006.
(13) Article 16-3 du Code civil : « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui […] ».
(14) Mihaela Ailincai, « Propos introductifs », La Revue des droits de l’homme, n° 8, 2015, p. 11.
(15) Sur cette question particulièrement délicate des limites du consentement : Muriel Fabre-Magnan, Michel Levinet, Jean-Pierre Marguenaud et Françoise Tulkens, « Controverse sur l’autonomie personnelle et la liberté du consentement », Droits, n° 48, 2009.
(16) Tribunal administratif de Poitiers, n° 1101683, Mme Catherine P., 15 octobre 2014, considérant 3.
(17) Ibidem.
(18) Johanne Saison et Coralie Leuzzi-Louchart (dir), « Consentement et refus de soins : mythe ou réalité de l’autonomie du patient ? », Revue générale de droit médical, 2015, n° 57, numéro spécial, p. 17-75.
(19) Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Avis n° 122, Recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-amélioration » chez la personne non malade : enjeux éthiques, 12 décembre 2013, p. 15.
(20) Ministère de la Défense, Manuel de droit des conflits armés, op. cit., p. 10.
(21) Référence au projet éducatif de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan.
(22) Brice Erbland, « La tentation de l’hubris », Inflexions, n° 32 (« Le soldat augmenté »), 2016, p. 49-50.
(23) Sur l’utilisation de vidéos réalisées en opération pour établir des violations du droit humanitaire : Vincent Bernard, « La science ne peut pas être placée au-dessus de ses conséquences », Revue internationale de la Croix Rouge, sélection française, vol. 94, n° 2, 2012, p. 341.
(24) Comité international de la Croix-Rouge, Rapport sur le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, 2015, 32IC/15/11, p. 45
(25) Sur les liens réciproques en droit international des conflits armés et droit international des droits de l’homme : Cour internationale de Justice, avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires du 8 juillet 1996 et Cour européenne des droits de l’homme, Grande Chambre, Hassan c. Royaume-Uni, req. n° 29750/09, arrêt du 16 septembre 2014.
(26) Alan Backstrom et Ian Henderson, « Emergence de nouvelles capacités de combat : les avancées technologiques et les enjeux juridiques et techniques de l’examen prévu à l’article 36 du Protocole I », Revue internationale de la Croix-Rouge, sélection française, vol. 94 n° 2, 2012, p. 391. Consulter aussi : Alfred Nordmann, Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies, European Commission, High Level Expert Group Foresighting the New Technology Wave, 2004, p. 33-34.
(27) Heather A. Harrison Dinniss et Jann K. Kleffner, « Soldier 2.0: Military Human Enhancement and International Law », International Law Studies n° 92, 2016, p. 438.
(28) CICR, Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, 1987, CICR, Genève, § 1472 et CICR, Guide de l’examen de la licéité des nouvelles armes et des nouveaux moyens et méthodes de guerre, CICR, Genève, 2006, p. 10.
(29) Heather A. Harrison Dinniss et Jann K. Kleffner, « Soldier 2.0: Military Human Enhancement and International Law », International Law Studies n° 92, 2016, p. 442-443.