Le rôle du médecin est de protéger le combattant, quel que soit l’environnement dans lequel il se trouve. Cette protection se comprend comme l’association de la prévention du soin et de la réhabilitation. Or l’augmentation peut faire partie des environnements militaires. L’éthique du médecin est donc de veiller à ce que l’augmentation n’ait pas de retentissement négatif sur le combattant et que sa liberté de disposer de lui-même au regard de l’augmentation soit garantie.
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Éthique médicale et homme augmenté. Quelques pistes de réflexion
La question de l’augmentation de l’homme sain est très actuelle dans notre société occidentale. Ainsi, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a perçu la nécessité de rendre les avis n° 81 « Performance et santé » (1) et n° 122 « Recours aux techniques biomédicales en vue de “neuro-amélioration” chez la personne non malade : enjeux éthiques » (2). Les raisons qui conduisent à user de l’augmentation sont très variables : améliorer la performance intellectuelle ou physique dans un cadre de bien-être (cosmétique), de compétition (sport) ou de performance professionnelle (industrie, finance, étudiant, défense, etc.). Si la question qui nous intéresse ici renvoie à la défense, elle ne lui est pas spécifique.
Avant d’aller plus loin dans la réflexion, certaines définitions doivent être précisées. Nous considérerons que l’augmentation est l’application d’une stratégie à l’homme sain afin d’accroître ses capacités physiologiques en intensité ou en durée (voir la définition de l’augmentation dans ce Cahier, p. 21-26). Si l’application de la même stratégie s’adresse à une personne blessée, malade ou handicapée dans le but de revenir à un statu quo ante, nous parlerons de démarche thérapeutique ou de réparation. Cette stratégie peut être de nature physiologique, psychologique, technologique, pharmacologique, ou recouvrir toute combinaison.
L’éthique est la manière dont un médecin se comporte au quotidien et devant un patient, en accord avec sa conscience et son statut de médecin. Lorsque l’action correspond étroitement à l’acteur, la sérénité psychologique au sortir de cette action peut être considérée comme la marque d’un comportement éthique. Un tel comportement au quotidien, cumulé dans le temps, finit par forger qui nous sommes et ce que nous sommes. C’est la logique de l’énaction appliquée à l’éthique. L’éthique, centrée sur l’individu, entre alors en écho avec la déontologie, centrée sur le corps social. Chez les médecins, la déontologie se matérialise par un corpus de règles et prescriptions qui régissent leur profession. Ainsi, il existe un Code de déontologie médicale (article R4127-1 à R4127-112 du Code de la santé publique) qui s’applique aux praticiens civils et un décret n° 2008-967 du 16 septembre 2008 qui fixe les règles de déontologie propres aux médecins des armées. Un médecin militaire se doit ainsi d’agir en conformité avec ses statuts d’officier (art. 2) et de médecin (art. 4). Dans le cadre de la recherche (art. 9), il doit se conformer aux lois et recommandations des comités d’éthique. Dans le domaine de la défense, le cadre déontologique est donc clair : le médecin des armées se comporte face au problème de l’augmentation comme un militaire, un médecin et un citoyen respectueux de la loi… In fine, éthique et déontologie représentent donc les garde-fous nécessaires pour aborder les difficultés et aléas de la réalité sans déroger à ce que les médecins militaires ont choisi d’être.
Le périmètre éthique de l’augmentation
La réalité, manière dont se structure le monde entre contingence et organisation qu’elle soit biologique ou sociétale, préexiste à la réflexion éthique des médecins et la contraint. L’augmentation qui est un cas particulier de cette réalité, n’en fait pas exception. Cependant, la manière dont l’augmentation s’intègre dans la réalité n’est pas dépourvue d’ambiguïtés. Sans vouloir être exhaustif, en voici quelques-unes.
Séparer l’augmentation et la réparation suppose l’existence d’une frontière claire entre « normal » et « pathologique ». Or, celle-ci est souvent floue, posant de facto de véritables défis éthiques. Cette imprécision repose sur :
1°) L’existence d’un continuum entre normalité et pathologie. Il s’explique par la redondance des systèmes biologiques de l’organisme, l’existence du stress et des mécanismes d’adaptation, etc.
2°) La variabilité inter-individuelle. Elle pose qu’aucun homme n’est identique à un autre. Elle est sous-tendue par des différences de structure du génome (polymorphisme génétique) et des variations de son expression suite aux aléas de l’histoire individuelle (modulation épigénétique du génome). Il en résulte des différences stables du fonctionnement physiologique et des performances plus ou moins grandes selon les domaines psychophysiologiques.
3°) L’existence d’une variabilité intra-individuelle. Elle pose qu’un individu diffère selon les moments de sa vie. Cette variabilité correspond à des « états de vulnérabilité » plus ou moins bien caractérisés, réversibles ou non (3), et partiellement expliqués par l’alternance circadienne des états biologiques de catabolisme et d’anabolisme (activité/repos) ainsi que par les modulations épigénétiques acquises lors des interactions avec le monde. Ainsi, l’exposition aux contraintes opérationnelles entraîne non seulement des états de fatigue et de stress réversibles par le sommeil, mais aussi une usure physiologique plus difficilement réversible.
4°) La manière dont une société se pense. Ce regard collectif des individus sur eux-mêmes concerne, entre autres, le niveau attendu de performances individuelles, la définition de la santé et du bien-être. Ces derniers items dépendent de la richesse de cette société et de la facilité de l’accès au soin qu’elle offre. La société occidentale, exigeante en performances, offre une médecine très évoluée. Les possibilités d’augmentation sont donc en relation avec la demande en performance.
Les méthodes utilisées pour l’augmentation sont l’application à d’autres champs de ce qui existe déjà dans le domaine thérapeutique (4). Dans le domaine des neuro-sciences, les techniques d’accroissement des fonctions physiologiques (biofeedback, prothèses neurales, substances pharmacologiques, etc.) relèvent de cette logique (5). L’éthique n’est donc pas définie par les méthodes per se, mais par le but vers lequel elles sont utilisées. Le médecin, nécessairement au courant de ces développements du fait de son métier, doit veiller à ne les appliquer que dans le champ du soin et de la réparation. La posture éthique du médecin est cruciale, car leur application au sujet sain n’est limitée que par ces considérations de but.
Le développement et la diffusion de l’augmentation dans la société dépendent du contexte social dans lequel elle survient. De nombreux protagonistes interagissent : l’individu qui utilise l’augmentation, l’environnement social qui peut favoriser ces demandes, voire les susciter, la société qui peut se montrer tolérante face à la dissémination des augmentations, etc. Les interactions entre société et individus finissent par remettre en question la notion de libre arbitre, ce problème étant d’ailleurs souligné par le CCNE. Lorsque les citoyens entrent dans le monde de la défense et sont confrontés aux nécessités opérationnelles, ils peuvent avoir la tentation d’utiliser les augmentations à disposition dans la société civile (comme développer sa force musculaire). Il existe de facto une porosité de l’armée aux us et coutumes civils.
Dans le cadre militaire, la réalité intègre l’évolution des armements. Celle-ci s’inscrit dans une dialectique « du glaive et du bouclier » qui se traduit par une course à l’armement tirée par la technologie et la géostratégie. Or, celle-ci impacte lourdement le domaine du facteur humain et place souvent l’homme de facto comme maillon faible des systèmes d’armes. Une logique anthropocentrée idéale supposerait que les systèmes d’armes soient adaptés à l’individu sans qu’il ne soit nécessaire d’imaginer une quelconque augmentation. Ainsi, en aéronautique militaire, les capacités physiologiques des pilotes à supporter les accélérations ont été depuis longtemps dépassées par les possibilités des avions. Cette discordance ergonomique se résout partiellement avec l’arrivée des missiles et des drones. Ainsi, l’augmentation peut n’être qu’un palliatif à une situation de rupture ergonomique.
Par ailleurs, les stratégies d’augmentation institutionnelles peuvent être issues des capacités technologiques de la biologie. Il existe alors deux champs bien distincts :
• l’ingénierie du vivant, forgeant des armes passives ou actives, et dont le cadre éthique est défini par les conventions internationales (par exemple, la Convention de Genève),
• et la recherche biomédicale, protégeant la santé des combattants, et dont le cadre éthique est celui de la profession médicale.
La position éthique du médecin dans le périmètre de la défense
La position éthique du médecin part d’une évidence : le monde préexiste à son action. Il doit en tenir compte et s’ajuster au mieux pour développer son activité conformément à son éthique. Pour cela, il lui faut disposer d’un outil de réflexion éthique permettant de se positionner clairement et d’agir en conscience, quelles que soient les situations qui se proposent à lui. Cet outil repose sur la distinction formelle entre but, moyen et manière, permettant de décliner l’éthique selon trois dimensions : l’éthique de but (pourquoi je fais cela), l’éthique de moyens (qu’est-ce que je mobilise pour le faire) et l’éthique de manière (comment je m’y prends pour arriver à mes fins). L’éthique médicale impose le respect de ces trois dimensions dans tous les cas qu’offre la réalité, y compris l’augmentation. À la différence de la déontologie, l’éthique ne peut donc pas être une position de principe. Elle doit affronter la réalité au cas par cas tout en respectant la déontologie. La démarche éthique est donc nécessairement casuistique, recherchant la manière dont s’appliquent les principes généraux à chaque cas particulier.
Le médecin joue un rôle à la fois simple dans son essence et compliqué dans son application : il doit promouvoir la santé, comprise au sens de la définition de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). L’éthique de but du médecin est de protéger la santé quelle que soit la source du risque et de se tenir au côté de l’individu qu’il soulage sans porter de jugement sur ce qui l’a conduit à être dans sa situation. En conséquence, l’éthique du médecin implique de protéger la santé de l’individu augmenté, quelles que soient les motivations qui ont conduit cet individu à être augmenté.
Par ailleurs, le périmètre éthique du médecin militaire résulte de l’équilibre entre son statut d’officier, concourant à une armée à laquelle il appartient, et son métier de médecin (6). « En se plaçant dans le meilleur des mondes », la finalité médicale n’est que de maintenir le combattant en bonne santé physique et psychique, que ce soit dans la vie de cantonnement ou dans le stress de l’activité opérationnelle. Ce faisant, le médecin militaire concourt à une armée efficace et respectueuse de ses membres. Dès lors, il participe également à l’éthique de la nation. L’éthique médicale se décline ensuite selon la place du médecin dans la défense. Pour le médecin d’unité, les buts de prévention, de diagnostic et de traitement s’apparentent à une « médecine du travail de l’extrême » incluant la dimension interventionnelle de réparation. Pour le médecin chercheur, le but est de combler les besoins des armées dans les domaines de la prévention, du soin et du handicap (améliorer la récupération, ajuster la diététique et l’hydratation aux nécessités de campagne, gérer les émotions nécessairement violentes des combats, etc.). Ce champ est déjà vaste pour simplement permettre aux combattants de vivre « physiologiquement » sous la contrainte opérationnelle et quitter la carrière militaire à peine plus usé que l’âge ne le voudrait.
La position éthique du médecin dans le périmètre de l’augmentation
L’environnement de travail du combattant intègre de facto les augmentations en service (matériels, médicaments visant à les protéger dans des circonstances particulières comme les agressions chimiques, etc.). C’est face à ces augmentations qu’il importe de positionner le médecin des armées. Les résultats de cette réflexion seront également valables pour les augmentations qui pourraient advenir. Quels sont donc les moyens par lesquels le médecin peut incarner son éthique de but ?
Le premier point est son positionnement professionnel. Le fait d’être médecin exclut de manière formelle la participation à la mise au point d’armements. C’est le domaine de l’ingénierie du vivant et non de la médecine.
Le deuxième point relève de son action médicale face au risque. Le médecin doit protéger la santé du combattant, y compris contre lui-même. La prise non contrôlée d’augmentations, fussent-elles habituelles dans le monde civil ou dans les autres armées, pouvant mettre en danger le combattant, y compris lors d’opérations militaires, impose son inaptitude temporaire et sa prise en charge médicale éventuelle.
Le troisième point concerne la position du médecin des armées face aux vicissitudes militaires, incluant l’activité opérationnelle et l’augmentation institutionnelle. Son éthique de but est claire : maintenir la santé du combattant et le protéger lors de l’exercice de son métier. Mais qu’est-ce que protéger la santé du combattant dans le milieu militaire ? Le risque physiologique, incluant ses aspects physiques et psychologiques, fait partie intrinsèque du métier militaire et peut aller jusqu’au risque vital. Le premier cadre général de réflexion est d’assurer un rapport bénéfice/risque toujours positif pour le combattant. La réflexion autour de ce ratio est dominée par l’impératif médical « Primum non nocere ». Ce ratio se comprend avec une prise de risque nulle en situation nominale, mais admet un risque plus élevé en situation de survie. Prenons comme exemple l’extension de vigilance par la caféine :
• En situation de paix, son usage n’est pas licite. Le respect des rythmes et de l’hygiène du travail suffit à garantir dans un même temps la mission et la santé.
• En situation de forte charge opérationnelle, l’extension de vigilance peut se discuter dès lors que les préceptes d’hygiène ont montré leurs limites (7). La protection du combattant repose sur la maximisation de sa sécurité lors des actes qu’il a à faire dans le cadre de son métier : être vigilant et attentif au monde est un élément essentiel de sécurité dans un environnement opérationnel agressif. La protection du combattant ne doit cependant pas s’arrêter à ces considérations. L’extension de la durée d’activité suppose un excès de fatigue en fin de mission et donc, impose une récupération plus longue.
• En situation de survie, l’extension de vigilance devient légitime. Les naufrages ou éjections sont autant de situations imposant de mettre toutes les chances du côté du combattant, car sa survie en dépend.
Dans tous les cas, l’usage de l’augmentation ne doit pas laisser de séquelles psychophysiologiques à court et long termes. Nous sommes donc dans une casuistique pour laquelle l’éthique de moyen se décline selon les contextes. Les moyens vont alors de l’absence d’augmentation (situation de paix), à l’usage raisonné d’une augmentation (situation opérationnelle intense) et à l’usage nécessaire d’une augmentation (situation de survie). Le second cadre général de réflexion concerne la proportionnalité de la réponse à la contrainte et la contextualisation des moyens utilisés. Cela suppose une perpétuelle réflexion, prenant en compte l’état actuel de la science et les nécessités opérationnelles dans lesquelles est plongé le combattant, visant à développer les meilleurs compromis pour renforcer la protection de la santé du combattant dans l’exercice de son métier.
Les leviers d’action
La traduction de la pensée éthique dans la réalité nécessite une réflexion sur la manière dont ces moyens peuvent être mis en œuvre. Cette réflexion est particulièrement importante dans le cadre des augmentations institutionnelles (8). L’éthique de manière renvoie au raffinement de l’usage des augmentations. La recherche biomédicale a alors pour rôle de comprendre l’ensemble des aspects concernant l’utilisation des augmentations. Sans prétention à l’exhaustivité, voici quelques actions possibles.
• Évaluer l’innocuité d’une augmentation et définir son domaine d’utilisation. En elle-même, l’augmentation doit disposer d’un ratio bénéfice/risque le plus élevé possible pour le combattant. Son utilisation doit être maîtrisée dans toutes les conditions d’intervention (chaud, froid, altitude, etc.) et dans tous les états physiologiques du combattant (privation de sommeil, stress, etc.). Cela revient à dessiner le domaine de définition de l’usage sans risque de l’augmentation, basé sur l’équation : « augmentation x individu x stress x condition opérationnelle ». De surcroît, l’innocuité d’une augmentation doit être prouvée sur le court comme sur le long terme au titre de la réversibilité. Si l’innocuité d’une augmentation déjà actée n’est pas satisfaisante, le rôle du médecin est soit de l’améliorer soit de demander le retrait du service de cette augmentation.
• Développer une recherche biomédicale de défense à haut niveau scientifique, à la fois dans les domaines fondamentaux et appliqués. Dans notre société occidentale, recherche biomédicale de défense doit être capable de statuer au niveau de granulométrie très fin de l’individu et du moment de la vie de cet individu. L’enjeu n’est plus de s’en tenir à une estimation épidémiologique du risque, mais de prendre en compte la variabilité interindividuelle dans l’évaluation de la réalité de ce risque, car ce dernier concerne un individu et non une population. Cette personnalisation de l’analyse de l’innocuité et de l’efficacité est indispensable, car l’efficience d’une substance pharmacologique ou la sensibilité de l’individu à une contrainte peut être liée à un génotype particulier (pour la gestion du sommeil (9)).
• Définir les conditions médicales et de sécurité pour la mise en place d’une augmentation. La sécurité suppose la définition des conditions d’emploi et des modalités de contrôle de l’utilisation d’une augmentation. Toute utilisation d’une augmentation demande à être tracée comme une contrainte supplémentaire.
• Définir les conditions éthiques d’emploi d’une augmentation institutionnelle. L’objectif est ici de protéger la liberté individuelle du choix d’augmentation en dépit de pressions pouvant survenir de la part de la société civile ou du monde militaire. Cela implique de comprendre les dynamiques sociologiques dans lesquelles se trouve le combattant à qui l’augmentation est proposée. S’il est possible de protéger par le secret médical le libre choix qu’a le combattant d’accepter ou de refuser une augmentation, cette disposition reste imparfaite, car elle n’exclut pas que le combattant puisse avoir été influencé en amont par son entourage. Il faut donc aller jusqu’à comprendre la dynamique des interactions sociales se jouant autour de l’augmentation pour en réduire l’impact sur le passage à l’acte.
• Participer à l’élaboration de la doctrine d’utilisation de l’augmentation afin que le rapport bénéfice/risque pour le combattant soit optimum. Cela suppose que l’importance de l’impact d’une augmentation sur le combattant et l’environnement opérationnel soit évaluée. L’augmentation n’est effective que dans un temps limité au-delà duquel elle peut être contre-productive, voire délétère. Ainsi, l’accroissement de la durée de vigilance se paie d’une fatigue accrue altérant la sécurité, les performances et la santé. Il faut alors savoir en limiter l’usage à la fenêtre temporelle dans laquelle son efficacité est optimale. De plus, le maintien de la santé après une phase d’activité opérationnelle sous augmentation impose d’étendre la durée de la phase de récupération. Cette durée de récupération accrue n’est pas sans incidence sur la capacité opérationnelle. Elle doit donc être intégrée à la doctrine d’utilisation. L’accroissement des effectifs affectés à une tâche peut être alors la conséquence insoupçonnée d’une augmentation.
• Réfléchir sur les conditions stratégiques, et pas seulement tactiques, dans lesquelles une augmentation est employée. L’usage d’une augmentation peut ne pas être sans incidence sur la capacité stratégique d’une armée en raison de la prévalence des problèmes médicaux et des accidents qui lui seraient imputables. C’est peut-être à cette aune qu’il faut relire les conséquences de l’usage des amphétamines par les armées allemandes lors de la Seconde Guerre mondiale (10).
• Réfléchir sur les motivations qui poussent une armée à avoir une appétence pour l’augmentation. Ce peut être la perception, fantasmatique ou réelle, d’un déséquilibre entre l’importance de la mission et les moyens dont l’armée dispose pour la remplir. Ce peut aussi être une absence de créativité de la pensée stratégique, compensant l’élégance de la pensée par la puissance que confère l’augmentation, etc.
• Réfléchir sur les environnements sociétaux qui tolèrent, voire prônent, les augmentations dans le cadre mythique partagé de la performance. De la compréhension des ressorts sociétaux peut émerger une prescription respectant l’expression de la liberté individuelle en dépit du discours majoritaire. Cette réflexion fonde un humanisme basé sur une conception modeste et respectueuse de l’homme, limitant ses performances à ce qui est physiologiquement possible de faire, tout en faisant honnêtement son travail.
Un exemple de gestion éthique de neuro-amélioration dans le domaine de la vigilance
La manière dont se construit dans la vie réelle l’équilibre entre volonté de disposer d’une augmentation afin d’accroître la capacité opérationnelle et protection du combattant peut s’illustrer par l’exemple de l’augmentation des capacités cognitives et de la vigilance au fil de l’histoire.
Durant la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre, les amphétamines ont été utilisées de manière extensive afin d’accroître la cognition, la motivation et la vigilance (11). Cependant, il est apparu un risque réel à leur utilisation. La description des effets secondaires a fait évoluer les positions sociétales vers une restriction de leur usage. La convention de 1971 de l’ONU sur les substances psycho tropes a encadré leur utilisation au cadre d’une prescription médicale (tableau II révisé, 1999). Cependant, même cette dernière était soumise à caution, car l’efficacité médicale était reconnue comme modeste, justifiant de nouvelles recherches pour disposer de molécules moins dangereuses et plus efficaces. Il existe en effet de sérieux doutes sur l’intérêt des amphétamines en médecine, que ce soit en termes d’efficacité (12) ou d’innocuité (13). En 2007, les amphétamines restaient utilisées par l’armée américaine (14). D’autres points de vue ont été proposés. Le point de vue danois excluait toute augmentation pharmacologique par les amphétamines, hormis dans les situations de survie, et prônait des mesures hygiéno-diététiques et l’utilisation de caféine pour l’activité opérationnelle (15). Le point de vue allemand préconisait également de se limiter à la caféine, toute autre molécule étant interdite (16). Ces points de vue sont proches des conceptions françaises qui ont évolué de l’utilisation du modafinil (17) vers celle de la caféine. La caféine 300 mg LP, est en effet apparue comme le meilleur compromis entre une efficacité suffisante et un niveau de risque limité (18). Son utilisation se fait actuellement dans un cadre extrêmement strict qui a déjà évolué de 2008, année de sa promulgation, à 2015, année de sa réactualisation (Instruction n° 744/ def/dcssa/pc/ma du 4 mai 2015 qui est la mise à jour de l’Instruction du 31 mars 2008).
In fine, l’utilisation par les armées de méthodes d’augmentation pharmacologique apparaît comme un équilibre entre 1°) l’efficacité réelle ou alléguée de l’augmentation, 2°) les risques pour l’individu, sa sécurité et sa mission lors de son exposition à des environnements contraignants, et 3°) la liberté du combattant de se positionner en son âme et conscience sur les moyens à mettre en œuvre pour effectuer en toute sécurité sa mission. Le médecin joue un rôle majeur dans la construction de cet équilibre. Ce rôle est si important qu’il justifie une véritable formation éthique (19). Dans tous les cas, l’usage d’augmentation s’accompagne de réflexions éthiques sur les conditions à remplir (20). L’évolution historique de l’usage des substances éveillantes montre clairement cette prise de conscience.
* * *
La question de l’augmentation et de l’éthique dans les armées finit par se réduire à des positions de principe dans lesquelles 1°) la mission doit être effectuée, 2°) la santé et l’intégrité du combattant doivent être protégées de tout ce qui peut être évité, 3°) la gestion des augmentations est un partenariat entre combattant et commandement dans lequel le médecin est un médiateur ayant pour seul souci la protection de la santé, quelle que soit la position des uns et des autres. Exercer ce rôle nécessite la participation du médecin à toutes les réflexions autour des augmentations afin de porter son message : l’individu ne doit jamais en être la victime, même consentante. In fine, tous œuvrent dans le même sens, servir au sein d’une armée qui place son éthique au cœur de son action. ♦
(1) Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Performance et santé, Avis n° 81, 2003, p. 24 (www.ccne-ethique.fr/).
(2) CCNE, Recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-amélioration » chez la personne non malade : enjeux éthiques, Avis n° 122, 2013, p. 29 (www.ccne-ethique.fr/).
(3) Bruce S. McEwen et John H. Morrison, « The Brain on Stress: Vulnerability and Plasticity of the Prefrontal Cortex over the Life Course », Neuron, vol 79 n° 1, juillet 2013, p. 16-29.
(4) Rod Flower, « Lifestyle Drugs: Pharmacology and the Social Agenda », Trends in Pharmacological Sciences, vol. 25, n° 4, avril 2004, p. 182-185.
(5) Diana Deca et Randal A. Koene, « Experimental Enhancement of Neurophysiological Function », Frontiers in Systems Neuroscience, vol. 8, article 189, octobre 2014, p. 1-3. Voir également : Marion Trousselard, « Quels sont les problèmes éthiques soulevés par l’augmentation des capacités cognitives dans le cadre de la défense : cadre légal français, position éthique du Service de santé des armées français » in RTO Human Factors and Medicine Panel (HFM) Symposium, 2009, Sofia, Otan.
(6) Leslie London et al., « Dual Loyalty among Military Health Professionals: Human Rights and Ethics in Times of Armed Conflict », Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics, vol 15, n° 4, octobre 2006, p. 381-391.
(7) David Gras et al., « Utilisation de la caféine LP lors d’une opération aérienne continue : Expérience du détachement “Harmattan” en Crète », Médecine et Armées, vol. 42, n° 3, 2014, p. 219-226. Voir également : Kevin Cocquempot et al., « Étude rétrospective de l’utilisation des substances modifiant la vigilance (caféine à libération prolongée et zolpidem) chez le personnel navigant de la Base aérienne 172 de N’Djamena (Tchad) durant les cinq premiers mois de l’opération “Serval” », Médecine et Armées, vol. 43, n° 4, 2015, p. 375-385.
(8) Michael L. Gross, « Military Medical Ethics. A Review of the Literature and a Call to Arms », Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics, vol. 22, n° 1, janvier 2013, p. 92-109.
(9) Sebastian C. Holst, Amandine Valomon et Hans-Peter Landolt, « Sleep Pharmacogenetics: Personalized Sleep-Wake Therapy », Annual Review of Pharmacology and Toxicology, vol. 56, février 2016, p. 577-603.
(10) Pascal Nouvel, Histoire des amphétamines, Puf, 2009, 320 pages
(11) P. Nouvel, op. cit. Voir également : Nicolas Rasmussen, « Amphetamine-Type Stimulants: the Early History of their Medical and Non-Medical Uses » in Pille Taba, Andrew Lees et Katrin Sikk (dir.), International Review of Neurobiology, vol. 120, 2015, p. 9-25.
(12) Eric A. Bower et James Phelan, « Use of Amphetamines in the Military Environment », THE LANCET Extreme Medicine, vol. 362, décembre 2003, p. s18-s19.
(13) Anna Moszczynska et Sean P. Callan, « Molecular, Behavioral, and Physiological Consequences of Methamphetamine Neurotoxicity: Implications for Treatment », The Journal of Pharmacology and Experimental Therapeutics, vol. 362, n° 3, septembre 2017, p. 474-488.
(14) John A. Caldwell et J.Lynn Caldwell, « Fatigue in Military Aviation: an Overview of U.S. Military-Approved Pharmacological Countermeasures », Aviation, Space, and Environmental Medicine, vol. 76, n° 7, juillet 2005, p. C39-C51.
(15) Jan N. Nielsen, « Danish Perspective: Commentary on “Recommendations for the Ethical Use of Pharmacological Fatigue Countermeasures in the U.S. Military” », Aviation, Space, and Environmental Medicine, vol. 78, supplément 1, mai 2007, p. B134-B135.
(16) Erich Roedig, « German perspective: commentary on “Recommendations for the ethical use of pharmacologic fatigue countermeasures in the U.S. military” », Aviation, Space, and Environmental Medicine, vol. 78, supplément 1, mai 2007, p. B136-B137.
(17) Alain Buguet, Dianne E. Morroz et Manny W. Radomski, « Modafinil—Medical Considerations for Use in Sustained Operations », Aviation, Space, and Environmental Medicine, vol. 74, n° 6, 2003, p. 659-663.
(18) David Gras et al., op. cit.
(19) Hilary F. Jaeger, « A Glance at the Tip of a Big Iceberg: Commentary on “Recommendations for the Ethical Use of Pharmacological Fatigue Countermeasures in the U.S. Military” », Aviation, Space, and Environmental Medicine, vol. 78, supplément 1, mai 2007, p. B128-B130.
(20) Michael B. Russo, « Recommandations for the Ethical Use of Pharmacologic Fatigue Courntermeasures in the U.S. Military », Aviation, Space, and Environmental Medicine, vol. 78, supplément 1, mai 2007, p. B119-B127.