En analysant la signification du concept d’augmentation du soldat, on distingue augmentation du combattant lui-même et augmentation de son environnement. Cela permet ensuite de chercher les critères qui permettraient d’évaluer leur caractère licite ou non, en se fondant sur deux principes régulateurs : le respect des limites propres de l’humain et le respect de la réalité des situations et de la vérité des informations. Il faut viser un soldat aidé et non pas écrasé, un soldat informé et non pas un combattant trompé.
Soldats et environnements augmentés : une approche éthique fondamentale
Une réflexion épistémologique sur l’augmentation : de la plasticité à la rupture, de l’individu à l’environnement
Le concept de soldat augmenté est d’emblée très vague. D’un côté tout soldat équipé pourrait être vu comme un soldat augmenté, mais alors ce concept ne correspondrait à rien d’original. D’un autre côté, des augmentations technologiques radicales pourraient intégrer et imbriquer intimement l’humain dans une machine, au point qu’il ne serait plus qu’un élément quasi négligeable d’un système. Concept trivial et classique, d’un côté, l’augmentation s’identifiant à celui d’équipement (sophistiqué), concept totalement nouveau, de l’autre, puisqu’il impliquerait une transformation radicale ou un effacement complet de l’humanité du soldat. Aujourd’hui, d’un point de vue juridique ou éthique, les questions les plus cruciales concernant le soldat augmenté relèvent de ce deuxième champ conceptuel. Nous allons essayer de cerner de manière plus précise les contours de celui-ci, en envisageant des repères permettant d’aborder les problèmes éthiques qu’il suscite.
Pour cela, il nous faut proposer un concept à la fois plus précis et plus opérationnel. Le « soldat augmenté » est un combattant dont les capacités physiques et mentales (cognitives ou perceptives) sont poussées à des niveaux très supérieurs aux limites naturelles (1), grâce à l’apport de systèmes intrusifs (robotisés ou chimiques) ou non, ou aux couplages de l’humain à des systèmes mécaniques ou électroniques, qui étendent son environnement à des réalités, en tout ou en partie, virtuelles. Dans le fond, on peut penser un concept de combattant augmenté en se fondant 1°) soit sur l’extension extrême des capacités de son corps et de son esprit, 2°) soit sur l’extension des limites de ce qu’il considère comme son environnement naturel. D’un côté, on pense l’augmentation du côté du corps du soldat, de l’autre, on pense l’augmentation comme extension de l’univers dans lequel il est plongé. Les deux facettes de l’augmentation nous semblent importantes à prendre en considération. Elles présentent des relations qu’il faudrait étudier en profondeur, pour bien cerner avec précision les nouveaux problèmes posés par les combattants du futur.
Le concept de « niveau très supérieur aux limites naturelles » peut sembler assez vague, mais il peut être compris intuitivement en citant par exemple la différence entre des jumelles et des systèmes de vision nocturne ou de reproduction virtuelle de paysage (comme sur l’écran de nos GPS). Dans le premier cas, il s’agit d’une sorte d’un « prolongement » des capacités, naturelles dans l’autre il s’agit d’une véritable addition concomitante à une « discontinuité » par rapport à une capacité naturelle. On comprend que le concept fondamental d’augmentation demande une notion d’extension des capacités, mais aussi, et à la fois, une notion de seuil de discontinuité, de rupture. C’est dans l’écart conceptuel qui existe entre le prolongement et la discontinuité que naissent, nous semble-t-il, les questions à la fois éthiques et juridiques relatives au soldat augmenté.
Pour illustrer les deux dimensions (individuelle et environnementale) de l’augmentation, on pourrait donner les exemples suivants. Si l’on donne à un soldat des forces spéciales une drogue lui permettant de se tenir éveillé pendant trois jours, on est ici dans une augmentation intrusive, chimique, qui permet de porter la résistance au sommeil bien au-delà des limites naturelles. De la même manière, un exosquelette permettant à un combattant de transporter une charge de 200 kg relève de la même catégorie d’augmentation (physiologique, mais ici non-intrusive). Par contre, si nous donnons à un pilote d’hélicoptère d’attaque un casque de réalité augmentée lui permettant d’avoir un accès visuel à un grand nombre d’informations venant de plusieurs réseaux et moyens d’information, nous sommes dans le deuxième cas de figure de l’augmentation : celle de l’extension de son environnement par un plongement dans un univers à la fois réel et virtuel. Les deux modes d’augmentation se rejoignent et ces deux catégories ne sont pas hermétiques. Elles doivent être plutôt envisagées comme des « pôles limites » entre lesquels se pense l’augmentation. Si l’on considère un système de vision nocturne par exemple, celui-ci est à la fois une extension des capacités visuelles du corps de l’homme, mais il est, en même temps, ce qui étend son univers perceptif, en le plongeant dans un environnement qui tient à la fois du réel et du virtuel (par des caractéristiques non naturelles de couleurs, de symboles, etc.) Dans les deux cas, se marque cependant l’idée d’une discontinuité radicale marquant le seuil où l’on atteint les limites de l’extension plastique des capacités (perceptives, cognitives, physiologiques) et les frontières des environnements naturels et où commencent l’augmentation véritable des performances et l’extension virtuelle des environnements.
En général, on ne propose des définitions du soldat augmenté qu’en partant d’un point de vue très individuel : en se focalisant sur son cerveau, sur son corps, etc. Mais il est important de noter ici que la capacité de réflexion et de jugement d’un humain dépend aussi du monde dans lequel il est plongé. Ce « monde » n’est pas entièrement une sorte d’objet purement extérieur et c’est ici un point important. Notre monde, celui de notre perception, est à la fois ce qui nous conditionne et ce qui est conditionné par nous. Nous voyons un monde et nous en extrayons des informations, mais, en même temps, nous ne voyons dans ce monde que ce que nous sommes capables d’en extraire au travers de nos filtres perceptifs, cognitifs et culturels. Heidegger a affirmé que « l’animal est pauvre en monde » (2) et ceci est corrélatif de ses capacités cognitives limitées. L’humain, quant à lui, engendre et découvre un monde riche et étendu. Ce monde, d’une certaine manière, « colle » à lui, s’intègre à lui. C’est que les sens (perceptif et cognitif) des objets changent en fonction des contextes dans lesquels ils sont plongés. Comme le dit explicitement le biologiste et philosophe Jacob von Uexküll (3) : « […] le même objet placé dans des milieux différents prend des significations différentes et change à chaque fois profondément de caractères. » Donc, l’interprétation d’objets peut changer drastiquement si ceux-ci sont immergés dans des mondes différents ; mondes changés et étendus en particulier par des augmentations de virtualités en tout genre.
La relation de l’Homme au monde est à considérer dans deux directions, car le second apporte des éléments d’information au premier, en même temps que le second se voit enrichi de sens et de symboles. Dilater, modifier, donc « augmenter » le monde du sujet humain, c’est augmenter aussi ce dernier de manière corrélative. Ceci n’a rien de surprenant, car c’est la base de toute une pédagogie qui fait découvrir aux élèves de nouveaux horizons, pour que leur esprit en sorte agrandi ! Quand on s’ouvre à un monde plus grand, cela enrichit l’esprit. Mais, en retour, quand on enrichit et ouvre l’esprit, on découvre, on perçoit et constitue un monde plus grand ! La problématique de l’augmentation du combattant passe donc aussi par celle de l’augmentation des « mondes » dans lesquels le soldat est plongé et qui servent de base informationnelle à son jugement et à sa réflexion.
Situer le questionnement éthique : l’augmentation en soi est-elle problématique ?
Des questions importantes se posent déjà lorsqu’on pense à l’utilisation de systèmes qui ne feraient qu’étendre les capacités naturelles de l’humain. Il suffit de penser à la pratique d’entraînements physiques intenses, très éprouvants, imposés à des athlètes où à des pratiques excessives de « bodybuilding » qui exploitent la plasticité des corps. Mais les questions que nous voulons aborder ici sont d’un autre ordre. Il ne s’agit plus d’aller jusqu’aux limites de la plasticité corporelle, il s’agit, bel et bien, de passer un seuil, d’aller au-delà de ce que les corps et les esprits pourraient supporter naturellement.
Remarquons d’emblée que ce passage de la discontinuité n’est pas en soi problématique d’un point de vue éthique ou légal, alors que certaines extensions sans discontinuité (le bodybuilding ou le lifting excessifs) pourraient bien l’être. En effet, le plongement dans l’univers virtuel soutenu par le GPS n’est pas problématique et permet, au contraire, de mieux maîtriser, et de manière plus sécurisée, les déplacements physiques réels. Le couplage du corps à un exosquelette rendant la mobilité à une personne handicapée est lui aussi tout à fait important et légitime du point de vue éthique, bien qu’il franchisse les limites naturelles de la corporéité. L’usage, en médecine réparatrice, de prothèses en tout genre entre dans cette catégorie des augmentations importantes et acceptables humainement quoique basées sur des ruptures par rapport à des structures naturelles.
Au fond, ce sont les critères d’augmentation qui doivent être étudiés de manière approfondie pour fonder le partage entre ce qui relèverait d’augmentations admissibles ou non. D’un point de vue réflexif donc, on voit que, d’une part, certaines extensions naturelles (plastiques) sont éthiquement problématiques et que, d’autre part, certaines augmentations corporelles, cognitives ou environnementales induisant des « discontinuités », des ruptures, par rapport aux limites naturelles, semblent à première vue parfaitement légitimes.
La question qui se pose dès lors à nous est de savoir si l’on peut esquisser et justifier fondamentalement des critères d’admissibilité des systèmes augmentatifs.
On pense généralement à ces critères du point de vue des augmentations de l’humain pris individuellement, mais on devra, conformément à ce que nous venons de dire, les penser également du point de vue des augmentations des environnements dans lesquels nous obligeons certains humains à être plongés. Imposer un environnement étendu (ou autre d’ailleurs !) à des personnes n’est pas anodin du point de vue de l’éthique, comme ont pu déjà le montrer, à leur niveau et dans leur domaine propre, les échecs de certains projets utopiques d’urbanisation et d’aménagement du territoire. Il s’agit ici d’un territoire virtuel, mais « dans » lequel vivent des êtres humains et qui les influencent par de subtiles interactions entre l’actuel et le virtuel. Nous allons donc envisager deux grandes classes de réflexions éthiques. La première aura trait à l’augmentation du soldat lui-même. La deuxième envisagera les défis posés par l’augmentation des environnements dans lesquels on pourrait plonger les combattants du futur.
Éthique de l’augmentation du soldat
Une référence à un principe régulateur
Si l’on veut guider une réflexion éthique ou juridique par rapport à l’augmentation du combattant futur, il est important de ne pas perdre de vue les finalités profondes de nos actions. La résolution des conflits pour un retour à une paix durable est le but poursuivi par les gouvernements des pays démocratiques et leurs forces armées. Cette paix durable est au service de l’humain et de sa dignité, c’est-à-dire de ce qu’il est en profondeur. Toute entreprise humaine doit être cohérente avec cette dignité. Utiliser des moyens qui amèneraient ultimement à une destruction de l’humain et à un viol de sa dignité serait au fond auto contradictoire. Il est assez cohérent de dire que l’humain doit agir dans le but de préserver et de défendre son humanité. Or, il est clair que l’augmentation des combattants peut, dans certains cas, se traduire par des projets qui risqueraient d’autodétruire progressivement l’humain. Pour reprendre une expression souvent évoquée dans ce contexte : le risque existe dans les domaines des augmentations de voir le soldat augmenté (technologiquement) se muer en un soldat diminué (humainement).
Un principe de jugement, régulateur de l’action, pourrait être de n’accepter comme augmentation technologique ou corporelle que ce qui est rigoureusement compatible et cohérent avec ce qui définit en profondeur l’humain, envisagé au travers de toutes ses capacités : corporelles (cognitives, perceptives, physiologiques, émotives, etc.) et relationnelles.
L’homme comme sujet et non comme objet
L’idée de l’augmentation, de la transformation de l’humain, peut impliquer celle d’une sorte d’objectivation de la personne. Le risque est ici de considérer que le sujet n’est plus qu’un matériau que l’on va façonner pour qu’il puisse répondre à des cahiers de charge déterminés. On pourrait objecter que l’entraînement des combattants relève de ce genre de modelage corporel et de conformation mentale. En fait, il existe une différence notoire entre les deux situations. Un entraînement aide à aller très loin dans le spectre des capacités humaines, mais il entend rester en deçà des limites propres du sujet humain. La formation mentale et physique des soldats serait incohérente si on la poussait jusqu’à détruire tous ceux qui la suivaient ! On pourrait dire que l’entraînement, au sens classique du terme, aide à augmenter plastiquement les performances de l’humain sans jamais briser l’humain. Or, certains projets d’augmentation du combattant pourraient se transformer en une entreprise de modification de l’humain incohérente avec les caractéristiques profondes de ce dernier.
L’homme comme sujet libre, conscient et responsable
Ce qui est le propre de l’humain est, entre autres, sa liberté. Pour reprendre les termes de Paul Ricoeur, on pourrait dire qu’il y a de l’involontaire chez l’humain, mais il y a aussi du volontaire (4). L’Homme possède une capacité de poser des choix et des actes grâce à une volonté libre. Cette liberté, qui s’enracine dans une conscience profonde de ce qui est accompli, fonde la responsabilité du sujet. C’est au nom de sa conscience et de sa liberté que l’on entend qu’il puisse répondre de ses actes devant lui-même et devant la société, et c’est en cela que consiste précisément sa responsabilité.
Nous savons que certaines augmentations du combattant, par des drogues par exemple, peuvent affaiblir ou même annihiler sa conscience et sa liberté. Ce type d’augmentation n’est donc pas en accord avec notre principe régulateur, qui est une règle d’auto-cohérence de l’humain.
Dans une sorte de scénario de science-fiction, on pourrait imaginer des techniques permettant de contrôler à distance les cerveaux des combattants, de leur injecter des substances pour diminuer leurs inhibitions ou décupler leurs forces sans qu’ils en soient conscients. Ce genre de techniques enlèverait à l’acteur humain son rôle de sujet moral et de droit et le transformerait en un simple instrument. Or, il nous semble que le rôle moral du soldat et de l’officier est capital. Le combattant ne peut jamais être considéré comme une simple machine. Il exécute les ordres, bien entendu, mais sans jamais perdre de vue la référence aux droits fondamentaux et aux valeurs essentielles de l’humain. C’est cela qui fait la noblesse du soldat et qui, si elle disparaît, réduit le sujet humain à un être dangereux, sans état d’âme. Maintenir la liberté et la conscience est une exigence essentielle pour conserver, au cœur de la violence et de la gravité des situations de conflit, quelque chose d’une humanité essentielle.
L’homme et son corps
L’humain se définit aussi par sa corporéité. Ce qu’il est, comme individu, passe aussi par un corps, avec son intégrité, ses richesses et ses limites. Le respect de l’intégrité corporelle est un des aspects du respect de l’humanité et de ses droits inaliénables.
On réalise immédiatement que certaines augmentations du corps sont tout à fait légitimes, car elles servent l’intégrité de l’humain. Ainsi, une chirurgie réparatrice est parfaitement au service du bonheur de la femme et de l’homme dans la mesure où elle permet de restaurer ce qui nous définit corporellement. Il en va de même du placement de toutes les prothèses qui nous aident à conserver nos fonctions vitales et à maintenir nos capacités communicationnelles et perceptives.
Par contre, on pourrait penser que certaines augmentations corporelles pourraient se retourner contre nous ou, à la longue, nous mutiler et nous diminuer. Des implants cérébraux, des couplages intrusifs avec des machines pourraient, à terme, nous handicaper. Un usage excessif de certaines drogues permettant aux soldats de se tenir éveillés et performants durant de longues heures, bien au-delà des limites ordinaires, pourrait conduire à des maladies ou à des handicaps, voire à des addictions importantes. À la manière des sportifs dopés dans leur jeunesse pour augmenter de manière spectaculaire leurs performances, le soldat augmenté, drogué ou hybridé, pourrait très rapidement se retrouver affecté de toutes sortes de pathologies (que la société devrait nécessairement prendre en charge, ce qui a aussi un coût !). La question se pose donc de savoir si nous voulons développer systématiquement des augmentations corporelles conduisant, à moyen terme, à des pathologies ou à des destructions voire à des affaiblissements importants des capacités de nos vétérans ?
Avant de se lancer dans une opération militaire, on envisage la question des pertes humaines. Et tout décideur responsable et humain tâche de réduire au minimum celles-ci. Dans la même ligne, il convient de minimiser le nombre et l’importance des chocs post-traumatiques et de toutes les pathologies induites par les conflits. Les effets secondaires des augmentations corporelles des combattants ne sont pas négligeables et il est important de considérer que les questions éthiques ne se posent pas seulement au moment même du conflit, mais aussi par rapport à toutes les conséquences qui peuvent en résulter. Le respect de l’humanité, passe aussi par le fait que l’on ne satisfasse pas d’une réussite stratégique, de la résolution d’un conflit, si ces dernières imposent après-coup des problèmes énormes au niveau de la santé morale et physique de ses combattants. C’est à l’aune de ce respect, et c’est avec un regard sur le long terme, que nous devons juger l’introduction ou non de certaines augmentations corporelles.
L’homme comme être limité et l’utopie de la puissance
Les projets concevant un combattant augmenté ne doivent pas perdre de vue les dérives possibles allant dans le sens d’une perte du sens des limites. L’augmentation peut avoir le même effet que le dopage ou la drogue, elle peut conduire à se surestimer, à donner libre cours à ses phantasmes de toute-puissance. Sous l’effet de ces substances, un être humain peut se croire invincible, il peut entreprendre des actions qu’une saine conscience de ses limites lui interdirait d’emblée. La perte du sens des limites physiques ou morales pourrait conduire à des situations où les troupes seraient mises en danger par des actions démesurées ou disproportionnées. À force de se croire invincible on perd de vue ses points faibles. Il suffit de penser à Goliath !
Il est donc important de garder une juste mesure dans les augmentations et surtout de préserver une bonne conscience des limites. Il serait utile aussi de mettre en place des procédures qui permettraient de rendre les autorités responsables attentives aux comportements visant simplement à assouvir des désirs inutiles et dangereux de surpuissance. On pourrait suggérer que l’augmentation soit soumise, elle aussi, à un principe de proportionnalité et que jamais les projets d’augmentation ne soient en décalage avec les buts légitimes (éthiquement et légalement) et les limites corporelles ou mentales de l’humain.
Éthique dans le régime de l’environnement augmenté
Une référence à un principe régulateur
Certaines augmentations technologiques plongent les soldats dans des environnements qui ne sont plus réels, mais constitués d’un mélange complexe d’actualités et de virtualités. Un paysage de nuit regardé avec un système de vision nocturne est un environnement réel, mais révélé par des moyens technologiques qui ne sont pas naturels, dans le sens où ils étendent la vision habituelle. Par contre, regarder la réalité au travers d’une visière d’un casque sur laquelle on projette, en plus d’un paysage reconstitué par des systèmes GPS, des informations sur la nature des personnes (amies ou ennemies) ou sur l’importance stratégique des cibles, relève de la réalité augmentée au travers d’une authentique discontinuité technologique.
Nous avons dit que la pédagogie, comme tout apprentissage, était basée, entre autres, sur une ouverture « au » monde et « du » monde. Nous réalisons immédiatement que la qualité des processus de formation dépend crucialement de celle des mondes dans lesquels on plonge les apprenants. Analogiquement, on peut dire que si l’on confronte le combattant à des environnements augmentés il est important d’en contrôler les caractéristiques (types d’informations, qualités de celles-ci, biais informationnels introduits, exclusions de certains éléments rendus invisibles dans le monde que l’on présente, etc.).
On pourrait donc dire que l’augmentation des environnements réels qui conditionnent la pensée et les décisions d’un combattant devrait toujours être au service du respect des lois, de la vérité et des valeurs morales que l’on promeut. Ce principe régulateur peut paraître assez large et donc vague, mais il n’en conserve pas moins des implications très pratiques. Par exemple, il interdit de constituer, susciter, une perception d’un monde dans lequel les non-combattants seraient négligés ou occultés (leur perception reconstituée virtuellement étant, dans le système d’augmentation, minimisée ou affectée d’un poids négligeable), ou celle d’un monde bâti sur des informations volontairement truquées, falsifiées pour induire certains comportements illégaux ou immoraux.
L’environnement et la responsabilité
La question éthique, et d’ailleurs également juridique, qui se pose ici est celle de la responsabilité. Le combattant est responsable de ses actes, il doit pouvoir en répondre ! Néanmoins, pour juger de l’opportunité de l’acte, il doit faire intervenir la nature de ce dernier, le contexte dans lequel il est posé et l’analyse de l’intention qui le meut lorsqu’il le pose. Ces éléments classiques de discernement moral se fondent sur une connaissance des situations qui implique des informations exactes. Si l’on modifie virtuellement le monde, pour augmenter la perception du combattant d’informations tendancieuse ou fallacieuses, sa responsabilité se voit changée, et celle de celui qui produit l’augmentation, fortement engagée.
D’un point de vue juridique et éthique, la responsabilité d’un acte, dans le contexte d’une réalité augmentée, se complexifie, comme celle d’un acteur pris dans un réseau d’agents dont chacun porterait une part de la responsabilité de la qualité des informations qu’il apporterait. Dans le contexte d’un système de réalité augmentée, la question de la responsabilité doit faire intervenir une identification précise des acteurs de cette augmentation et une évaluation stricte de la qualité des informations qui constituent l’augmentation. Nous savons que, dans de telles situations, l’identification des responsabilités et des sujets responsables peut être compliquée comme dans tous les cas d’action faisant intervenir des médiations technologiques complexes. Il faut à ce propos se rappeler la phrase de Paul Ricœur (5) : « Tout se passe comme si la responsabilité, en allongeant son rayon, diluait ses effets, jusqu’à rendre insaisissables l’auteur ou les auteurs des effets nuisibles à redouter. »
Pour doter le combattant d’un monde augmenté il importe donc de contrôler et de maîtriser le mieux possible les éléments qui constituent ce monde et qui vont conditionner le partage des responsabilités, en cas d’actes délictueux commis dans et par ce monde.
Environnements augmentés et liberté
Une autre question, qui est corrélative de celle que nous venons de traiter, est celle de la perte de la liberté. Les liens intimes qui lient les humains et « leurs mondes » doivent être analysés avec une grande attention. On reconnaît aisément que l’on peut être prisonnier de son éducation, de son milieu ou être assujetti à des préjugés qui nous viennent des environnements dans lesquels on a baigné. Par contre, des milieux et des éducations ont pu au contraire nous aider à accéder à une véritable autonomie, à une authentique liberté. On voit que « nos » mondes peuvent contribuer à faire de nous des esclaves ou des hommes et femmes libres. Il nous faut donc prendre cela en considération si nous devons évaluer l’augmentation des combattants par l’adjonction de mondes virtuels. Le contrôle des préjugés et des biais qui peuvent emprisonner la réflexion et le jugement est ici essentiel.
On pourrait se demander comment réaliser cela de manière opérationnelle ? Qu’il nous suffise de suggérer qu’une des meilleures manières d’échapper au conditionnement est de susciter des changements de point de vue. Préserver la liberté du combattant augmenté pourrait consister à lui permettre d’avoir accès à des mondes augmentés différents, à des points de vue différents, informationnels et perceptifs. Comme le montre très bien une analyse des illusions perceptives, c’est dans la variation des points de vue et dans l’identification corrélative des invariants qui résistent à cette variation, que se donnent les éléments de réalité et que se manifestent des bribes de vérité. On pourrait suggérer que le « bon » concept d’augmentation d’un monde va nécessairement de pair avec une possibilité d’ouverture permanente de ce monde à des changements de point de vue, à des reconfigurations. Certaines catastrophes ont d’ailleurs été évitées par l’intervention d’un acteur humain vérifiant par un moyen extérieur les données fournies par les écrans de ses machines ! On retrouve ici encore un élément qui fait le propre des humains : sortir des limites des mondes dans lesquels ils sont enfermés pour risquer un regard innovant, différent, décalé !
Perte de la réalité
La virtualisation des environnements risque aussi de modifier le sens de la réalité. De la même manière que la pratique excessive des jeux vidéo peut induire une « game boy mentality » chez des personnes qui se retrouvent en situation de devoir télé-opérer des robots, une confrontation à des environnements largement virtuels peut entraîner une sorte de perte du sens de la réalité. Bien entendu on pourrait objecter le fait que l’augmentation (informationnelle) de la réalité peut aussi donner une conscience plus grande de la richesse des environnements et donc entraîner un sens accru de la réalité. Cela est vrai aussi, mais ce que nous visons c’est la perte du sens de la différence entre l’actuel et le virtuel, c’est le fait d’une sorte d’identification instinctive et non-critique entre le réel et sa représentation augmentée. Cette perte serait un peu analogue à celle qui s’opère lorsque la réalité d’un patient hospitalisé dans un service se réduit, sur l’ordinateur de ce service, à un numéro de chambre et à une somme de pathologies symbolisées par toutes sortes de symboles. La connaissance de la réalité de la maladie est évidemment accrue par des informations sur ses pathologies. Cette réalité augmentée par rapport à ce que l’on voit extérieurement est très importante. Cependant, elle ne peut en aucun cas être identifiée au patient lui-même sous peine d’une déshumanisation profonde.
Il paraît important de concevoir les augmentations des « mondes » des combattants, pilotes d’hélicoptères de combat, conducteurs de blindés ou simples fantassins explorant de nuit un environnement complexe, en ayant toujours, en arrière-fond, la distinction entre réalité et représentation de celle-ci. On rejoint ici un problème classique qui se pose, de manière analogue, dans le domaine de l’intelligence artificielle lorsqu’on fait référence aux fameux « tests de Turing » (6). Même si l’on a une représentation fidèle des caractéristiques de l’intelligence humaine à l’aide de systèmes performants les imitant à merveille, ce n’est pas pour autant qu’il soit légitime d’identifier intelligence « réelle » et intelligence « artificielle » !
Pour conclure ce point, on pourrait dire qu’il serait profondément contradictoire de penser une augmentation du réel qui le ferait plonger dans l’irréalité et de concevoir le rapport que l’on a avec lui (ce rapport n’est autre que la vérité, car celle-ci est la correspondance entre ce que nous disons et ce que nous pensons avec ce qui est : adequatio rei et intellectus !) comme un rapport mensonger !
Conclusion : soldat aidé ou soldat dépassé ? Soldat informé ou soldat trompé ?
Que voulons-nous réellement lorsque nous pensons l’augmentation du combattant, dans les deux sens que nous avons mis en évidence : augmentation individuelle ou augmentation des environnements dans lesquels il est plongé ?
L’intention consiste à augmenter des capacités qui permettent de réaliser ses missions (dans le respect des lois, des règles d’engagement et des valeurs) tout en préservant le plus possible la vie humaine. Le respect de la vie des combattants doit s’envisager, non seulement durant le temps des opérations, mais aussi dans le long terme. Il serait aberrant, du point de vue d’une Nation, de songer à des augmentations qui autodétruisent à long terme ses soldats. Songeons seulement aux prises en charges (humaines et économiques) de ces militaires après les conflits ! Les augmentations, si elles veulent rester cohérentes avec un projet de société qui respecte ses citoyens, doivent être des « aides » et non pas des fardeaux qui, à la longue, iraient détruire ceux qui les auraient acceptées. Le soldat peut être augmenté si cela peut l’aider ! Mais s’il est dépassé ou diminué, voire écrasé par ces augmentations, il serait illogique de les développer.
Nous avons vu que l’augmentation virtuelle du monde du combattant était l’une des modalités de l’augmentation du combattant. Nous donnons sens aux objets que nous voyons dans le monde, mais c’est, en retour, le monde qui conditionne et structure ce sens. Il existe un lien profond, à double sens pourrait-on dire, entre le monde et le sujet connaissant. Mais ce sens conditionne à son tour nos actions. Augmenter virtuellement le monde est l’une des facettes de l’augmentation du combattant. Quelle est l’intention profonde de ces projets d’augmentations des mondes ? C’est l’accroissement d’informations fiables et maîtrisables. Les mondes virtuels ou ces hybrides faits de réalités virtuelles et actuelles sont au service d’une connaissance précise devant servir au jugement. Voir là où il y a de l’obscurité, savoir si l’on est en présence de combattants ou non, savoir qu’il s’agit d’un hôpital et non pas d’une base militaire, etc., voilà des informations qui peuvent se superposer à la perception usuelle pour enrichir celle-ci et servir un jugement en toute connaissance de cause. On passerait à côté de cette intention, si l’on tentait de tromper le combattant ou si l’on tentait de l’inciter à perpétrer des actes répréhensibles en lui soumettant virtuellement des « fake news ». Éclairer la conscience et le jugement, donc, et non pas inciter à l’action sur la base de mensonges, voilà quelle pourrait être notre idée directrice.
Au terme de cette courte contribution, nous pourrions suggérer, pour l’évaluation de l’introduction des augmentations deux principes, deux repères fondamentaux.
Il y a, d’une part, le respect des limites propres de l’humain. Rien ne sert d’augmenter un combattant si cela se traduit, à moyen ou à long terme, par sa destruction, par sa diminution. D’autre part, le respect des limites corporelles peut jouer éventuellement un rôle dans la limitation de la durée et de la violence des conflits. Les augmentations corporelles doivent aider les combattants dans la réalisation de leurs missions, elles ne doivent pas devenir des « ennemis technologiques » risquant de les éliminer ou de les handicaper dans le futur.
Il y a, d’autre part, le respect de la réalité des situations et de la vérité des informations qui doit rester un principe directeur guidant la conception et l’usage de systèmes de réalité augmentée. Le soldat doit être aidé dans son discernement par des informations de qualité. C’est aussi une des modalités du respect du combattant que de ne pas le leurrer ou de ne pas le tromper pour qu’il fasse quelque chose qu’il réprouverait en conscience ou que les lois lui interdiraient.
Au fond, ce qu’il nous faut viser ultimement, c’est un soldat aidé et non pas écrasé, un soldat informé et non pas un combattant trompé. ♦
(1) Nous rejoignons ici la définition du soldat augmenté donnée au début de ce dossier par Gérard de Boisboissel et Jean-Michel Le Masson (p. 21-26).
(2) Cf. par exemple, Bruce Bégout, « Les animaux chez Heidegger », Labyrinthe, n° 40, 2013, p. 63-66.
(3) Jacob von Uexküll, « La théorie de la signification », in Mondes animaux et mondes humains, Denoël, 2004, p. 166 ; cité de Joël Balazut, « L’homme, l’animal et la question du monde chez Heidegger », Klesis-Revue philosophique, n° 16 (« Humanité et animalité »), 2010, p. 8-26, extrait cité p. 11.
(4) Paul Ricœur, Philosophie de la Volonté. Le Volontaire et l’Involontaire, Aubier, 1949.
(5) Paul Ricœur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique » in Le Juste, Éditions Esprit, 1995, p. 64.
(6) Cf. Dossier « Au-delà du test de Turing », Pour la Science, n° 476, juin 2017, p. 25-38.