S’agissant de robotique, l’autonomie est le facteur qui va permettre d’étendre les usages opérationnels des robots, aujourd’hui limités. Pour autant, elle devra être cadrée afin de maintenir les prérogatives de décision et de responsabilité des chefs.
Les systèmes automatisés comme capacité nécessaire de l’action militaire terrestre
Hal (2001, l’Odyssée de l’Espace), Terminator ou R2D2 (Star Wars), le cinéma a contribué à alimenter l’imaginaire collectif sur les robots, rendant plus difficile le recul nécessaire à la réflexion. Objets de fascination du grand public, alimentant les fantasmes des uns et les craintes des autres, ils sont pourtant déjà dans notre paysage, et depuis longtemps.
Hier, cette capacité était échantillonnaire dans l’armée de Terre, essentiellement dans le domaine du déminage, non pas en raison d’un blocage éthique ou d’un défaut d’intérêt mais en raison de technologies trop limitées pour en généraliser la diffusion.
Aujourd’hui, dans un contexte d’évolution rapide des technologies de l’automatisation et de l’autonomie, les aptitudes des systèmes de drones ou de robots se développent et vont rapidement dépasser les limites des systèmes télé-opérés en service. L’automatisation de tâches militaires fastidieuses, dangereuses ou répétitives et qui n’accapareraient plus un opérateur spécialisé est aujourd’hui technologiquement envisageable. Cet élargissement des aptitudes des systèmes automatisés, aujourd’hui cantonnés à des tâches très spécialisées, ouvre des perspectives d’emploi sur l’ensemble de l’éventail des actions militaires.
Cette évolution technologique intervient dans une période où l’armée de Terre anticipe le durcissement de nos engagements futurs : « l’évolution des menaces viendra modifier en profondeur la conduite des opérations aéroterrestres des prochaines décennies. Elle entraîne dans son sillage des transformations du paysage guerrier qui remettront en question notre supériorité militaire, jusqu’alors difficilement contestable. (…) Cette évolution en cours débouchera naturellement sur la fin d’un « confort opératif » (…) l’avantage quantitatif retrouvera une nouvelle importance » (1). Dans cette perspective, la défense de nos intérêts conjuguée à nos propres limites (vitalité démographique, compétitivité économique, référentiel politique…) nous oblige à saisir les opportunités capacitaires que présentent les robots et les drones, et à en tirer tout le potentiel en tant que multiplicateurs d’efficacité opérationnelle.
Les premiers robots militaires dans le monde sont français… en 1915
En dépit du battage médiatique actuel sur le sujet de la robotique, qu’elle soit civile ou militaire, c’est loin d’être une nouveauté pour les armées françaises. Cette mémoire collective permet de remettre de la perspective sur un sujet parfois exagérément présenté comme nouveau. En 1915, les premiers robots sont mis en service au sein de l’Armée française. Il s’agit alors de franchir le no man’s land et d’aller détruire rapidement les systèmes défensifs ennemis, réseaux de barbelés et tranchées. Ces missions font beaucoup de pertes humaines et le succès n’est pas toujours au rendez-vous.
Sous l’impulsion du ministère, les industriels vont développer deux systèmes la même année. D’un côté, la « Torpille » Gabet & Aubriot, robot électrique chenillé télécommandé et capable de transporter 200 kg d’explosifs dans les réseaux de barbelés. De l’autre, un robot plus petit, le « crocodile Schneider » lui aussi chenillé, capable de transporter 40 kg d’explosifs, mais qui, sans commande, devait être orienté au départ vers la cible. Produits en petites séries, ces robots trop peu connus ont pourtant constitué d’authentiques innovations, 25 ans avant le fameux Goliath allemand produit à plus de 7 000 exemplaires. Les drones ont les mêmes origines puisque dès 1916, les Britanniques développent un avion-cible, l’Aerial Target commandé à distance par TSF (Télégraphie sans fil). Un premier démonstrateur français suivra dès 1917.
Différents systèmes de robots et de drones furent développés ensuite, avec un avantage pour les drones qu’on retrouve aujourd’hui encore. Il peut s’expliquer par une télé-opération sans doute moins fastidieuse et par des performances relatives au milieu aérien comparativement meilleures par rapport au milieu terrestre (par exemple le franchissement de tous les types d’escaliers reste encore un défi en 2018).
Une autonomie à l’épreuve des caractéristiques des engagements terrestres
Si les robots et les drones ne sont pas une nouveauté, ce sont les travaux actuels sur l’automatisation et l’autonomie qui constituent un changement de situation. Ils permettront de dépasser les limites des systèmes télé-opérés. Ces progrès technologiques apporteront des évolutions fortes. Leurs effets seront particulièrement visibles pour les systèmes terrestres dont la télé-opération pèse le plus sur l’action militaire. En effet, aujourd’hui, mettre en œuvre un robot monopolise au minimum l’attention d’un opérateur, voire plus pour les systèmes intégrant une charge utile complexe à mettre en œuvre (cas de certains robots armés actuels avec deux télécommandes, une pour la mitrailleuse télé-opérée embarquée et l’autre pour la plateforme). L’heure n’est pas encore à la multiplication d’efficacité !
Pour autant, si les progrès de la robotique sont prometteurs, en particulier ceux de la robotique civile et des véhicules communément appelés « autonomes », la robotique militaire terrestre fait face à des problématiques bien particulières et éloignées des environnements plutôt normés des succès robotiques civils (routes balisées avec accès GPS garanti ou entrepôts ultra-normés d’Amazon par exemple). La robotique militaire terrestre, tout en profitant des progrès issus des applications civiles, ne pourra être uniquement tirée par des technologies duales. La recherche et le développement sur les champs d’applications militaires de l’automatisation et de l’autonomie resteront une nécessité. C’est d’ailleurs pourquoi, la Direction générale de l’armement (DGA) et l’armée de Terre ont lancé le projet Furious qui vise à développer ces aspects. Cette problématique terrestre est rencontrée par toutes les armées du monde. La télé-opération ou à peine plus (suivi de trace GPS, détection automatique) est l’état de l’art connu des systèmes automatisés terrestres déjà déployés dans le monde. Ainsi, les systèmes étrangers, les drones de Daech larguant des grenades comme la tourelle automatisée SGRA1 sud-coréenne dans la Zone coréenne démilitarisée (DMZ) ou bien le blindé Uran 9 russe, correspondent à cet état de l’art.
Enfin, on ne peut pas parler d’autonomie en éludant les débats actuels sur les « robots tueurs » et les « armes autonomes ». Ces terminologies et ce qu’elles recouvrent n’ont pas de sens pour l’armée de Terre. En effet, dans tous les cas, l’action d’un soldat au combat s’inscrit dans une chaîne de commandement et un référentiel légal qui encadre les initiatives. Un « robot tueur » n’a donc pas plus de sens qu’un « soldat tueur ». La pleine autonomie des systèmes n’est pas un objectif capacitaire militaire qui fait sens aujourd’hui et qui ne devrait pas avoir de sens dans le futur sauf à changer en profondeur la nature de l’action militaire. Les systèmes automatisés agiront dans le cadre évoqué ci-dessus. Quelle que soit la sophistication de l’autonomie des systèmes opérationnels, celle-ci sera encadrée et contrôlée. Ce qui revient à dire qu’il y aura une limite à l’autonomie des robots et des drones du combat aéroterrestre.
Les systèmes automatisés, une nécessité pour un modèle d’armée aux capacités comptées
La physionomie des champs de bataille à venir fait peser de nouvelles exigences sur les forces aéroterrestres. Nous avons vu précédemment qu’elles coïncident avec des évolutions technologiques rapides dans le domaine des systèmes automatisés chez nos alliés comme nos adversaires y compris asymétriques. À l’instar d’autres technologies d’applications militaires, il est impératif que nous nous en emparions pour maintenir le rang opérationnel de l’armée de Terre parmi ses alliés et ne pas être déclassés. C’est d’autant plus impératif quand le facteur « Masse » redevient décisif (2). Ainsi en dépit d’un modèle complet, le format actuel de l’armée de Terre serait une limite dans l’éventualité d’engagements majeurs : « La masse des forces et de leurs soutiens demeure à un niveau historiquement bas, tant en termes d’effectifs que de matériels. Les marges de manœuvre et les capacités de redéploiement sont strictement limitées. (…). L’insuffisance de la masse critique disponible, malgré la montée en puissance de la réserve, limite la capacité de réaction et la liberté d’action militaire en cas de crise cumulative ou d’attaques multiples visant nos intérêts et le territoire national » (3). Le besoin de l’armée de Terre en systèmes automatisés terrestres et aériens, répondra à la problématique de l’évolution des engagements en multipliant l’efficacité opérationnelle :
– en améliorant sa compréhension de l’environnement, en participant à sa sûreté et en décelant l’ennemi au-delà de l’horizon pour l’engager plus efficacement (notamment avec la généralisation des drones dès les plus bas niveaux) ;
– en préservant son potentiel pour lui permettre d’être engagée dans les meilleures conditions possibles et libérer des effectifs (« mules » pour décharger les fantassins d’une partie de leur charge sur des missions débarquées, robots d’appui pour augmenter la masse des éléments d’assaut, robots de surveillance et de protection, véhicules robotisés pour augmenter l’effectif débarqué…) ;
– en réduisant l’exposition de l’homme aux dangers du champ de bataille et la participation à des tâches fastidieuses utilement réalisables par des machines, au moins en partie (accroissement des capacités de déminage ou d’ouverture d’itinéraire automatisée, automatisation des convois logistiques, de la manutention…) ;
– à un horizon plus lointain, en augmentant l’efficacité individuelle et collective notamment à travers les systèmes équipiers et les systèmes multisystèmes (essaims et meutes).
En ce sens, les systèmes automatisés contribueront à la puissance du modèle d’armée. En effet, véritables multiplicateurs d’efficacité opérationnelle dès le niveau du combattant individuel, ils produiront des effets que l’homme seul ne peut réaliser. Ils contribueront directement et indirectement – par la libération d’effectifs et/ou en renforçant la capacité d’agression – à la réalisation d’effets de masse, facteur central de l’action terrestre future. Transverse à toutes les fonctions opérationnelles, la capacité « systèmes automatisés de l’armée de Terre » s’inscrira dans la cohérence globale du modèle d’armée. Sa cohérence propre ne s’opposera aucunement à celle de chacune des fonctions opérationnelles mais au contraire s’y inscrit en augmentant l’efficacité opérationnelle partout où cela sera réalisable. Les robots ne changeront pas la nature du combat d’infanterie, ni les drones celui de l’aérocombat.
Les limites d’une capacité insuffisante si employée seule
La pleine autonomie n’a pas de sens dans un cadre opérationnel. Le chef militaire doit pouvoir rester responsable de l’emploi et de l’usage qu’il fait des moyens automatisés dont il dispose, à l’instar des unités et moyens mis à sa disposition. La décision de mettre en œuvre des systèmes automatisés est, et demeurera, une prérogative humaine. De cette inscription dans la chaîne de commandement, découle la notion d’« homme dans la décision », complémentaire de celle de responsabilité humaine. Elle place l’homme au juste niveau dans le processus de mise en œuvre de systèmes automatisés : il décide de l’emploi et peut, dans certaines conditions et dans le respect des règles d’engagement, laisser la machine opérer. C’est d’ailleurs déjà le cas avec certains systèmes d’armes dont on choisit les conditions d’engagement et qui ont été qualifiées avec des limites clairement définies (missiles, torpilles et autres munitions à usage unique). Le chef décide de leur emploi et du cadre espace-temps, en connaissance de cause et conformément aux règles d’engagement, mais il ne décide pas précisément de chacune des tâches du système. Ces principes de « responsabilité humaine » et « d’homme dans la décision » devraient être les idées-forces du développement capacitaire des systèmes automatisés de l’armée de Terre. Non seulement, comme évoqué précédemment, il y aura une limite à l’autonomie des systèmes opérationnels mais la place de l’homme sera essentielle.
Sur le plan éthique, la place de l’homme dans la guerre est la matrice des réflexions autour de la spécificité du soldat dans la Nation. Sa remise en question dans des actions de guerre sans implication ni prise de risque humain pourrait modifier cette spécificité et pourrait questionner la portée politique de telles actions militaires de la France, notamment aux côtés d’alliés ou vis-à-vis d’adversaires payant « le prix du sang ». En revanche la continuité de la chaîne de commandement et de la responsabilité permettra aux chefs opérationnels de ne jamais avoir à faire reposer le dilemme du choix entre deux mauvaises solutions sur un programme qui régit le comportement d’un robot.
Les systèmes automatisés sont aussi porteurs de nouvelles vulnérabilités qui devront être prises en compte et protégées. En effet, les technologies du cyber ou du brouillage massif pourraient faire peser la menace de neutralisation, de piratage ou de prise de contrôle de nos systèmes. Plus récemment, la réalisation relativement facile de systèmes à impulsion électromagnétique pourrait s’avérer particulièrement nivelante. De notre capacité à protéger nos systèmes automatisés dépendra leur efficacité. Enfin, la fiabilité des algorithmes d’intelligence artificielle (IA) pourrait demeurer vulnérable aux biais cognitifs et aux biais d’apprentissage (pollution des bases de données nécessaires à l’apprentissage de l’IA par exemple). Nouvel enjeu technologique de souveraineté, les algorithmes et les bases d’apprentissage des systèmes automatisés futurs devront faire l’objet des mesures de protection équivalentes à celles des technologies les plus sensibles. Ces vulnérabilités devront en revanche être exploitées pour défaire les systèmes automatisés de nos adversaires. Les technologies anti-systèmes automatisés devront donc être développées en même temps que nos robots et nos drones. Ce balayage de leurs vulnérabilités souligne la nécessité de les engager en complément d’humains de manière à s’assurer la résilience de l’ensemble.
Enfin, le déploiement de systèmes automatisés devra aussi faire l’objet d’une réflexion au cas par cas, au regard de la perception par la population des théâtres d’opérations de ce type de systèmes et des besoins d’interaction de la force avec cette dernière, notamment en phase de stabilisation.
À terme, une coopération homme-machine indispensable
L’engagement de systèmes automatisés tactiques futurs sera intégré à la manœuvre de manière à démultiplier les effets produits par la combinaison « soldats-machines » à tous les niveaux. Cette coordination passera par une intégration des systèmes automatisés dans les Systèmes d’information opérationnels (SIO), soit par la contribution à la compréhension générale issue des capteurs, soit par l’intégration dans la manœuvre – y compris la manœuvre collaborative de Scorpion – des effets des systèmes futurs intégrant des capacités d’agression. À terme, il s’agira d’« augmenter » des combattants ou des plateformes habitées en s’appuyant sur le développement de systèmes automatisés « équipiers », qui ne soient pas simplement des outils mais de véritables ailiers pour le combattant ou le véhicule, à l’instar de l’image du « chien de chasse ». Les développements permis par les progrès dans les sciences cognitives et l’ergonomie permettront un emploi facilité des systèmes automatisés tactiques de manière à éviter la vulnérabilité qu’induiraient des opérateurs spécialisés. A contrario, la relation homme-machine sera facilitée afin de permettre la réalisation d’effets ou de services par le plus grand nombre sur le champ de bataille. Toutefois, une parfaite connaissance des possibilités de ces systèmes restera essentielle à leur bon emploi.
Les systèmes automatisés tactiques auront une place complémentaire à celle des combattants ou des plateformes habitées. L’automatisation de leurs fonctions sera motivée par la recherche de la meilleure efficacité globale « homme-machine ». Réciproquement, les réflexions autour de l’emploi de ces systèmes viseront cette économie des moyens. Préservant le potentiel humain dans le combat tout en démultipliant l’efficacité, les systèmes automatisés tactiques pourraient permettre un retour accentué de l’audace dans la manœuvre, parfois limitée par le facteur risque aujourd’hui. Ces systèmes n’en demeureront pas moins, dans leur nature, des outils parmi d’autres, mis à la disposition du chef pour faciliter l’exécution de sa mission. Même « valorisés » par les technologies de l’intelligence artificielle, ils seront à employer en s’attachant au maintien des prérogatives des chefs opérationnels notamment en termes de décision et de responsabilité. ♦
(1) État-major de l’armée de Terre (EMAT), Action Terrestre Future (ATF) : demain se gagne aujourd’hui, 2016 p. 13-14 (www.defense.gouv.fr/).
(2) ATF, ibid., p.38
(3) Chef d’état-major des armées François Lecointre, Vision stratégique « pour une singularité positive », 21 septembre 2018, p. 7 (www.defense.gouv.fr/).