La bataille se déplace de nos jours vers des milieux qui restent encore difficiles d’approche : les milieux périurbains, urbains et suburbains. Dans ces univers à l’extrême limite des capacités humaines, que peuvent apporter les robots militaires et en quoi leur autonomie pourrait permettre de faciliter la progression et de réduire les risques ?
Les robots, nouveaux partenaires du combattant dans les environnements dangereux et difficiles
Depuis la guerre du Golfe en 1991, aucune formation militaire occidentale d’importance n’a été engagée dans une bataille terrestre d’envergure en zone ouverte (1). La disparition de la bataille classique dans la plaine rompt avec des siècles de tradition militaire russo-occidentale. C’est la fin de la fameuse « bataille par consentement mutuel » qui a jalonné, malgré quelques exceptions, l’histoire militaire de ces pays depuis des millénaires. Depuis les Phalanges d’Alexandre le Grand, depuis les Carrés suisses, les Tercios espagnols, les corps d’armée napoléoniens jusqu’à la paroxystique bataille de Koursk (2) à l’été 1943 entre la Wehrmacht et l’Armée rouge, pour en finir, il fallait se rencontrer dans un champ clos. Il fallait provoquer la bataille décisive, le fameux choc « du fort au fort », pour savoir qui resterait maître du champ de bataille.
Aujourd’hui, peu d’adversaires seraient à même de s’affronter de cette manière. En tout cas, pas contre des armées aussi puissantes que celles de l’Otan ou de la Russie qui disposent d’une gamme élargie d’armements combinant puissance et précision. Aussi, la bataille s’est-elle déplacée dans les milieux qui restent encore difficiles d’approche. Les milieux naturels ne font plus réellement obstacle aujourd’hui, ni au repérage des combattants, ni aux frappes de précision ; seules les étendues construites par l’homme constituent en fait le dernier champ de bataille (3). En vérité, le classique « triangle tactique » – constitué par la mobilité, la puissance de feu et la protection – qui caractérise la manœuvre est devenu trop déséquilibré. On constate une certaine forme de blocage tactique.
La combinaison de ces trois facteurs permet au chef interarmes de répartir ses efforts, ses mouvements, ses actions ou ses vecteurs pour déséquilibrer l’adversaire et ne pas réduire la bataille à un affrontement linéaire aussi stérile que meurtrier. Aussi, pour retrouver cette manœuvre, pour provoquer et remporter des duels à courte distance, les belligérants préfèrent se retrancher dans les villes ou les zones industrielles pour résister, mais aussi pour y conquérir de nouveaux espaces de pouvoir et de rayonnement. Ces dernières années, les combats en Syrie et en Irak ont révélé des organisations combattantes capables de défier des États et leurs armées organisées et bien équipées, sur la durée et sur une échelle très importante. Pour reprendre Mossoul à l’organisation État islamique, il aura fallu près de 9 mois (4) aux Forces de sécurité irakiennes (FSI) soutenues par la Coalition, et mettre en œuvre presque 100 000 hommes avec des chars lourds, de l’artillerie, des drones, des moyens de reconnaissance et surtout des combattants à pied si on compte l’ensemble des unités de bouclage, d’appui et de soutien. Par l’ampleur des moyens et des effectifs, cette bataille pour libérer l’ancienne Ninive ne peut se comparer qu’avec les grandes batailles du passé, celles de Stalingrad en 1942-1943, de Budapest en 1944-1945 ou encore de Hué en 1968.
Entrer dans cet univers de béton et d’acier deviendra de plus en plus difficile et de plus en plus coûteux, en vies humaines, en moyens de combat et de franchissement, en munitions… au point qu’on pourrait presque se demander si c’est encore possible, si c’est encore payant. Mais les armées n’auront pas toujours le choix du moment et du lieu de la bataille. Un pays peut-il laisser délibérément ses villes aux mains d’un ennemi qui massacre sa population ou la réduit en esclavage ?
Comment dès lors envisager le combat dans ces univers à l’extrême limite des capacités humaines ? Peut-on raisonnablement demander à des combattants, si expérimentés et entraînés soient-ils, de rentrer de vive force dans cette zone ultra-hostile, cette zone de combat qui confine à l’extrême possibilité des capacités humaines de résilience, en milieu suburbain, dans des friches industrielles polluées, face à un ennemi implacable ? Un ennemi qui est capable de lancer des véhicules suicides en attaques coordonnées et planifiées ou de tuer sans ciller des civils retenus en otage.
L’avènement en cours des engins et systèmes d’armes robotisés, des robots (armés ou non), des drones terrestres ou aériens, couplé à des capacités de géolocalisation et de modélisation de l’espace jamais atteintes, peut-il laisser entrevoir un retour de la manœuvre d’ampleur, une nouvelle capacité à défier l’ennemi dans ses repaires, à le provoquer sur ce champ de bataille inhumain ?
Le robot pourrait effectivement se révéler un nouveau partenaire pour des armées désireuses d’éviter les pertes amies et collatérales, tout en offrant un retour aux sources de la manœuvre ; une manœuvre rendue à nouveau possible par les capacités nouvelles des moyens mis à disposition des soldats.
Pour accompagner le combattant dans cette arène de fer et de feu, pour lui redonner de la mobilité, pour le protéger et, qui sait peut-être, après-demain, pour le guider en faisant de ces moyens des acteurs autonomes du combat dans les milieux difficiles, quoi de mieux qu’un robot ?
Accompagner le combattant dans les environnements difficiles et lui redonner de la mobilité
En avril 1917, la tentative de rupture des lignes allemandes par les troupes françaises du général Nivelle au Chemin des Dames échoue devant le mur de feu des défenseurs allemands. Une fois de plus, les assaillants n’ont pu réussir à inverser l’équilibre entre la mobilité et la protection de l’infanterie avançant à découvert d’un côté, et la puissance de feu de l’artillerie et des mitrailleuses allemandes de l’autre. Sur un terrain profondément bouleversé par le tir de centaines de canons, par le creusement de lignes successives de tranchées et la pose de milliers de mètres de barbelés, les Poilus, malgré tout leur courage, sont fixés sur place. Péniblement, la pointe de l’attaque française atteint la ligne Juvincourt-Guignicourt, tout près de l’actuel Camp de Sissonne. Dans un paysage lunaire et totalement inhumain, fantassins métropolitains (5) et coloniaux, Sénégalais et Zouaves, sont cloués au sol par les tirs dévastateurs, le plus souvent croisés des mitrailleurs allemands. Avant la fin de la matinée, il est évident que l’attaque a échoué.
Pour la première fois, des engins spéciaux ont été engagés en masse aux côtés et à la même vitesse que les soldats qui progressent à pied. Ils sont entièrement fermés et aucune présence humaine ne semble les habiter. Il s’agit en fait des chars de combat. La moitié de la centaine d’engins engagés (essentiellement des modèles Saint-Chamond et Schneider) est mise hors de combat. Le magnifique chef d’escadron Bossut (6), à la tête de son unité, le 1er Groupement d’assaut de l’Artillerie spéciale, est mortellement atteint. L’échec tactique, technique et humain est total. On imagine les précurseurs de cette nouvelle arme plongés dans l’abattement moral et intellectuel. Pourtant, la capacité d’innovation tactique de l’Armée française semble, à cette époque, inépuisable. Quelques mois après, un nouveau modèle de chars, le Renault FT-17, à tourelle orientable, va pourtant faire merveille. Il sera si populaire auprès de l’infanterie que sa seule présence galvanise les unités et, au contraire, terrorise les défenseurs allemands, déjà démoralisés par des années de guerre. Même si on peut encore disserter sur sa réelle efficacité tactique, le char a permis de retrouver de la mobilité et de la protection. Il s’est ainsi affiché comme le partenaire incontournable du combattant débarqué, évoluant au sol, dans un milieu difficilement franchissable et extrêmement agressif pour l’homme sans protection.
Le blocage tactique posé par la réduction de la mobilité n’a pas fondamentalement évolué depuis cette époque. Si les performances des véhicules de combat sont techniquement élevées, leurs performances tactiques restent peu ou prou assez faibles face au danger des Engins explosifs improvisés (IED). On ne reconnaît pas un axe beaucoup plus vite qu’en 1918 ou 1944. Le champ de bataille est en fait sous la menace permanente d’armes de précision, de pièges et de drones, mais aussi de civils qui peuvent facilement repérer les unités et informer en temps réel de leurs actions. Toute personne équipée d’un téléphone portable transmet mieux et plus vite un renseignement qu’un équipier des Forces spéciales des années 1990. La mobilité doit donc être régénérée au profit des chefs tactiques. Les robots pourraient alors, dans ce cadre forcément complexe, être une option pour répondre à ce défi. Des engins inhabités, évoluant dans des univers très chaotiques, très hostiles, très pollués pourraient participer de cette liberté d’action. Avoir plus d’options tactiques en prenant plus de risques serait possible grâce aux progrès de la robotique.
Les Allemands seront parmi les premiers à tenter l’utilisation d’engins inhabités (7). Après avoir confisqué dans un laboratoire français un prototype développé par le célèbre concepteur français de voitures chenillées Adolphe Kégresse (8), ils mirent au point un petit véhicule chenillé afin d’amener des explosifs au contact des réseaux de barbelés, des obstacles divers du champ de bataille, voire d’un engin ennemi à l’arrêt, le tout à distance de sécurité. Ce fut le Sd.Kfz. 302 plus connu sous le nom de Goliath. Le véhicule était dirigé à distance par l’intermédiaire d’une boîte de commande munie d’un manche, qui était relié au Goliath par deux câbles téléphoniques se connectant à l’arrière du véhicule. Il est incontestablement l’ancêtre des robots de combat. Il sera utilisé à Koursk en 1943 pour percer les champs de mines russes et sur les plages de Normandie mais sa faible fiabilité technique et sa facile neutralisation (s’il n’était pas protégé et battu par des feux amis) ne lui permirent pas d’obtenir des résultats probants. Les Britanniques utiliseront à partir de 1972 le robot Wheelbarrow [brouette] pour neutraliser des engins explosifs dans les rues d’Irlande du Nord, dont des versions améliorées sont toujours en service dans de nombreuses forces militaires ou de police dans le monde. Aujourd’hui, le robot Colossus de la société rochelaise Shark Robotics peut accompagner une équipe de sapeurs-pompiers au milieu du mobilier urbain, en tractant 250 mètres de tuyau rempli d’eau, précédant les équipiers en écartant des véhicules en flammes ou en actionnant sa lance. D’une grande mobilité grâce à ses chenilles, ce robot peut emprunter un escalier sans difficulté, descendre facilement dans un souterrain, un parking ou une cave.
Le combattant sera demain toujours confronté aux mêmes difficultés mais il devra évoluer dans des univers encore plus difficiles d’accès. Des lieux de vie, de l’industrie, du commerce ou des transports constitueront autant de « forts de Douaumont miniatures » (9) à réduire. On distinguera, sur le plan tactique, le milieu souterrain et le milieu suburbain (10).
• Le milieu souterrain (11) est situé en campagne, dans la nature, sous la terre, des réseaux creusés très souvent améliorés par l’homme à partir de souterrains, de grottes, fournies par la nature ou par l’Histoire (galeries creusées pour y extraire des pierres, habitations troglodytiques, etc.). Ce milieu, comme les réseaux de tunnels au Vietnam ou de grottes en Afghanistan (12), reste malgré tout rudimentaire, même si des exemples historiques ont pu révéler une vraie complexité, en particulier celui de Zhawar Kili (13) dans la région de Khost en Afghanistan, à proximité de la frontière pakistanaise.
• Le milieu suburbain prend plutôt comme point de départ des ouvrages, des réseaux ou des constructions qui ont été délibérément et récemment construits afin d’améliorer la vie quotidienne et les déplacements en ville (parkings souterrains, voies, gares et garages du métro, constructions semi-enterrées, réseau d’évacuation des eaux, etc.). Ces constructions sont à la fois plus solides et plus complexes que les réseaux souterrains. Mélange de béton et d’acier à haute performance, disposant d’une alimentation électrique sécurisée, de barrières et de grilles infranchissables sans moyens adaptés, et d’une réelle capacité à abriter longtemps un certain nombre de personnes, elles se révéleraient de véritables forteresses souterraines très difficiles à investir ou à prendre d’assaut.
Protéger le combattant débarqué et embarqué
Il faut donc retrouver de la mobilité pour redonner une possibilité à la manœuvre. C’est d’autant plus vital que, quelle que soit la technologie, aujourd’hui comme hier, « la victoire va aux armées qui manœuvrent » selon l’adage de Napoléon. Et pour être mobile, il faut être protégé, sinon, on est surtout une cible. Des opérations d’abordage, de bréchage (14), de nettoyage et de destruction extrêmement violentes auront toujours forcément lieu en milieu difficile (avec des moyens particuliers comme des engins lourds de déblaiement, etc.). Mais elles devront rester limitées dans le temps pour ne pas user la troupe et les moyens forcément comptés. Ce sont ces moments critiques de la bataille. Le 6 juin 1944, à Omaha Beach, sans soutien des engins d’accompagnement, les GI’s des 16th et 116th Infantry Regiment ont été cloués au pied des bunkers et ont subi de lourdes pertes faute de pouvoir les franchir rapidement. Aujourd’hui, les points d’appui sont édifiés autour de « Maisons fortes » s’appuyant sur des constructions suburbaines très difficiles à détruire (ex : murs de béton de plusieurs mètres d’épaisseurs, constructions industrielles en acier renforcé, jungle et friches industrielles particulièrement difficiles à pénétrer même avec des engins blindés lourds, risques élevés de pollution ou d’accidents industriels, etc.) et constituent des zones particulièrement hostiles pour le combattant.
Des sommes vertigineuses ont été dépensées pour tenter de trouver une solution et une parade à la multiplication des engins explosifs sur le champ de bataille mais même la puissante organisation américaine mise sur pied depuis février 2006 pour s’attaquer à ce problème tactique n° 1, la Joint IED Defeat Organization (JIEDDO) du Department of Defense américain n’a pu réellement en venir à bout malgré toute une série de réponses tactiques et techniques. Sans protection adéquate, la majorité des pertes sont dues aux engins disséminés sur les axes et les voies d’approche ou de patrouille.
À l’instar du char en son temps, le robot terrestre pourrait alors être une réponse possible à la menace de ces engins. D’autres systèmes comme le Flyboard Air (Fig. 1) du marseillais Franky Zapata, sont à étudier. Ce prototype de planche volante, totalement piloté, semble révolutionnaire. Une autre de ses créations, l’Ez Fly (Fig. 2) est encore plus intuitive et permet à un homme de se déplacer en l’air pendant plusieurs minutes. N’y a-t-il pas là une opportunité de progrès immense ? Avons-nous oublié qu’il a suffi d’introduire l’étrier (15) pour démultiplier les possibilités de la cavalerie ? Avec un tel dispositif, la mobilité de l’homme-système combattant se trouverait démultipliée. Un combat microtactique pourrait s’engager dans les trois dimensions. Tandis que le robot se verrait confier les tâches (à la fois simples et complexes) de geler un escalier (16), d’ouvrir un angle, de provoquer une effraction froide ou chaude (17), de saisir un point d’ancrage en zone ennemie, de garder des prisonniers, surveiller des civils, mais aussi de ravitailler en munitions ou d’évacuer les blessés, les soldats investiraient les toits ou l’arrière des bâtiments ou, plus simplement, se feraient précéder dans les couloirs et les corridors par des machines plus rapides, mieux protégées et plus réactives que les grenadiers humains. Protéger le combattant comme l’a fait le char en 1918, voilà une des tâches essentielles qu’il faut d’ores et déjà confier au robot, partenaire et accompagnateur du grenadier urbain. En attendant mieux…
Le robot autonome pour le combat en « zone ultra-hostile » ?
À peine vingt années s’étaient écoulées depuis l’utilisation victorieuse des chars en appui de l’infanterie dans les réseaux de tranchées de la Première Guerre mondiale que le système d’armes blindé se transformait radicalement. De l’appui des combattants à pied, il est devenu très vite un pion tactique distinct, combattant au milieu des autres, avec les autres, en parfaite intégration interarmes. Cette nouvelle doctrine a été rendue possible moyennant quelques progrès techniques déjà plus ou moins entrevus en 1919 (meilleurs moteurs, meilleures transmissions aux chenilles, utilisation généralisée de la radiophonie, augmentation de la vitesse initiale des projectiles, généralisation de la tourelle biplace, etc.). Dès lors, les chars combattent en réseau, imposant le rythme de la bataille aux autres armes et s’imposant à l’ennemi comme les véritables prédateurs du champ de bataille.
Après la spectaculaire traversée des Ardennes par le XIXe Panzer Korps de Guderian, les chars sont devenus le système central de toute armée moderne : système autour duquel s’articulent les autres, fixant la vitesse, les appuis, l’organisation logistique et les moyens de transmissions, forçant même l’infanterie – la Reine des batailles – à embarquer dans des engins protégés, pour devenir l’infanterie mécanisée. D’ailleurs, depuis la guerre froide, et encore jusqu’à aujourd’hui, certaines unités dites légères disposent en réalité de plus d’engins blindés qu’une division blindée de 1944 ! Alors, pourquoi ne pas imaginer que, demain ou après-demain, après une première phase où les systèmes de combat robotisés auraient été les partenaires en appui des combattants évoluant en milieu difficile, ils deviendraient ensuite, à l’image des chars, les principaux acteurs tactiques de la bataille au sol ? Il ne s’agit pas d’imaginer une bataille digne de Star Wars (18) où les robots et les hommes combattent côte à côte dans la base galactique et dans la ville ; mais de chercher des pistes pour imaginer l’affrontement tactique dans trente à cinquante ans. Des robots agissant en réseau, en essaim, aptes à se défendre contre les attaques de drones et de la guerre électronique (là aussi une véritable manœuvre en soi), capables de continuer en cas d’attaque chimique, pourront augmenter la vitesse tactique et le tempo.
Ces robots pourraient alors être guidés depuis l’arrière. Grâce à des outils comme la Table tactile tactique (19) destinée à modéliser le champ de bataille et à armer les postes de commandement tactiques des unités de combat, on pourrait guider des robots à distance. Dès aujourd’hui, ces aides au commandement disposent de fonctionnalités primaires permettant « l’aide à l’analyse de terrain au moyen de couches cartographiques multipliables et superposables à souhait » (20). Utilisant les formats cartographiques standards disponibles sur les théâtres d’opération, éventuellement mis à jour par des survols de drones ou des reconnaissances de robots, ces systèmes offrent des services allant de la carte satellite, de la carte classique, des relevés d’occupation des sols (rues et routes bloquées, immeubles abattus, champs labourés, forêts profondes, etc.) et d’élévation du sol (élévations, courbes, planimétrie), etc. En fusionnant les données techniques des capacités de franchissement et les performances de mobilité d’un véhicule (habité ou non) avec les caractéristiques du terrain (nature des sols, pentes, etc.), le PC de l’unité robotisée pourrait préparer les itinéraires, effectuer les reconnaissances, puis engager le combat en autonome. Et cela se fera y compris au milieu de la population, dont une partie résiduelle sera toujours forcément présente comme le démontre toute étude historique du combat en ville.
Il s’agira alors de dépasser le niveau de la « fouille opérationnelle spécialisée » pour rechercher le combat en duel avec l’adversaire, pour forcer le passage, avec des partenaires en appui, et des unités robotiques d’attaque, des robots « chiens de garde » ou « chiens d’arrêt », des robots de bréchage pour percer, entrer dans des souterrains, dans les voies du métro, les parkings, les bâtiments souterrains, pour encaisser les coups et pour en distribuer, bref survivre pour gagner. Les robots leurres qui s’engagent seraient immédiatement suivis dans le secteur de l’abordage par des robots de bréchage, suivis eux-mêmes par les unités d’assaut comprenant des humains. Les robots devraient alors être capables de s’engager seuls dans un espace désormais trop chaotique pour l’homme. C’est pourquoi, il faut développer l’autonomie des robots. Cela ne signifie pas que les robots échapperont au contrôle humain mais qu’ils seront à même, dans un cadre limité techniquement et tactiquement, d’évoluer de manière autonome pour réagir vite et s’adapter à une nouvelle situation. Il existe en réalité déjà des systèmes autonomes de tir (défense antiaérienne de navires, système de protection des chars contre les missiles et roquettes antichar, etc.). Dans certaines phases de duels à très courte portée, dans un environnement piégé et non reconnu, dans un cas d’infériorité numérique importante, d’évacuation médicale urgente, de protection de personnes menacées ou de situation tactique déséquilibrée, face à d’autres robots, à des drones trop rapides ou à des véhicules suicide, seule une autonomie même contrôlée permettra de réagir dans les délais suffisants.
Ce n’est qu’après que les troupes d’assaut pourront prendre le relais et s’engouffrer dans les brèches ainsi créées. Un peu le contraire de la percée de Sedan (1940), où les fantassins et les Sturmpioniere allemands effectuèrent la percée sur la ligne de résistance principale de la Meuse avant que les chars de Kirchner commandant la 1re PzDiv (Panzerdivision) ne débouchent dans la matinée pour stopper la contre-attaque française du 14 mai à Bulson et Connage (21).
Après avoir distingué le combat en zone confinée et les opérations de fouille opérationnelle, il faut reconnaître que le niveau d’intégration du combat interarmes sera posé. Ce niveau n’a jamais cessé historiquement de descendre vers des niveaux tactiques toujours plus bas. Là où l’Empereur lui-même commandait à Waterloo, un bon chef de peloton engagerait aujourd’hui un détachement interarmes pour tenir le même terrain (22). Avec 70 hommes, on tiendrait presque le compartiment de terrain tenu par des milliers en 1815. Et c’est encore plus vrai en ville ou dans un milieu difficile. « Small is beautiful » peut-on dire. Ainsi, un sous-groupement (23) mixte composé de robots et de drones, avec son appui aérien intégré, son système de désignation pour les missiles de précision, mais aussi avec ses combattants débarqués, moins nombreux mais mieux protégés, serait mieux articulé pour s’engager dans cet espace infiniment hostile que de grosses unités plus difficiles à manier, même avec des chefs expérimentés. Ce peut être l’occasion du retour du niveau bataillonnaire dans l’articulation des forces. Le bataillon étant historiquement l’unité la plus nombreuse qui puisse encore être commandée à la voix par un officier sur le terrain. « Small but numerous », car le nombre de combattants reste une donnée primordiale de la bataille parce qu’elle dure plus longtemps et que les systèmes d’armes sont plus létaux qu’en 1815. Alors, pour retrouver cette masse sans laquelle aucune manœuvre ni aucune résilience ne sont possibles, les robots seraient un élément supplémentaire (mais pas suffisants) dans la main du chef interarmes.
Cette évolution historique de descente du niveau interarmes n’a jamais été démentie pour l’instant. Les robots n’annoncent pas le contraire. On pourrait, à terme, imaginer une unité disposant de ses propres appuis aériens intégrés par drones de combat. On aura alors atteint le stade ultime de l’intégration interarmes et intercomposantes. L’utilisation d’une intelligence complémentaire (faut-il l’appeler artificielle ?) permettra seule d’empêcher la dissonance cognitive des chefs submergés par les informations et les outils à gérer et à coordonner simultanément.
* * *
Le lecteur aura compris que l’auteur se veut résolument prospectif et même sans doute provocateur mais les exemples historiques permettent de relativiser le caractère imaginaire de ces projections proches de la science-fiction. Il a parfois suffi de très peu de progrès technique pour faire basculer la tactique mise en œuvre sur le terrain. Alors, pour ne pas découvrir à notre tour que la mitrailleuse tire en mode automatique, étudions d’ores et déjà les champs immenses, sans préjugés ni défense de périmètre, que la robotique nous permet d’entrevoir. Nous y retrouverons probablement les fondamentaux de la tactique et de la manœuvre, même et surtout en milieu difficile. ♦
(1) L’offensive terrestre américaine contre l’Irak en 2003 pourrait apparaître comme une exception, mais elle est peu significative au regard du rapport de forces.
(2) Pour une approche renouvelée et sans idéologie de cette bataille gigantesque, voir le très récent Koursk 1943, la plus grande bataille de la Seconde Guerre mondiale de Roman Teppel aux Éditions Perrin (2018, 336 pages).
(3) Sur le sujet : Chamaud Fréderic et Santoni Pierre, L’ultime champ de bataille : combattre et vaincre en ville, Éditions Pierre de Taillac, 2016, 256 pages.
(4) Pour mémoire, Stalingrad a duré presque 6 mois de la fin août 1942 au 2 février 1943.
(5) Dont les Grenadiers du 94e Régiment d’infanterie, aujourd’hui Cenzub-94e RI, régiment spécialisé dans le combat en zone urbaine, stationné à Sissonne, tout près du Chemin des Dames.
(6) Titulaire de sept citations dont quatre à l’ordre de l’Armée, Louis-Marie Bossut a probablement servi de modèle au cinéaste Jean Renoir, qui servit dans son escadron au 1er Dragons en 1913, pour le personnage du capitaine de Boëldieu dans son film légendaire La grande illusion (1937).
(7) Si l’on excepte le « brûlot », navire chargé d’explosifs ou de matériaux inflammables, lancé sur les vaisseaux ennemis pour les incendier et abandonné par son équipage avant le contact.
(8) Il avait mis au point les Citroën chenillées de la Croisière Jaune, le grand raid organisé par André Citroën reliant Beyrouth à Pékin du 4 avril 1931 au 12 février 1932.
(9) Le fort de Douaumont, avec le fort de Vaux, sont les ouvrages fortifiés emblématiques de la bataille de Verdun. Leur chute ou leur possession marquant la victoire ou la défaite tactique.
(10) Sur le combat suburbain, voir l’excellent article du capitaine Franchet d’Esperey Roch, « Combattre en milieu suburbain : la carte du génie », DSI n° 136, juillet-août 2018, p. 40-43.
(11) Sur le combat souterrain, cf. L’ultime champ de bataille, combattre et vaincre en ville, op. cit., p. 203-206.
(12) Bahmanyar Mir et Palmer Ian, Afghanistan Cave Complexes 1979-2004: Mountain Strongholds of the Mujahideen, Taliban and Al Qaeda, Oxford, Osprey Publishing, 2004, p. 60.
(13) Pour la description détaillée des batailles de Zhawar Kili, cf. Triolet Jean et Triolet Laurent, La guerre souterraine. Sous terre, on se bat aussi, Perrin, 2011, p. 244-255.
(14) Le bréchage est un franchissement d’obstacle de vive force sous le feu ennemi.
(15) Probablement au VIe siècle de notre ère avec les Byzantins.
(16) Savoir-faire de zone urbaine qui consiste à interdire à l’ennemi d’utiliser un escalier non reconnu.
(17) En fonction de l’utilisation ou non d’explosifs.
(18) Voir à ce sujet la scène de bataille de Rogue One: a Star Wars story, film de Gareth Edwards (2016).
(19) L’auteur a personnellement participé à l’expérimentation de tels outils au sein de la division Doctrine du CDEC (Centre de doctrine et d’enseignement du commandement).
(20) Cf. Gain Nathan, « De la caisse à sable à la table numérique », Forces Opérations Blog, 17 juin 2016 (http://forcesoperations.com/).
(21) Frieser Karl-Heinz, Le mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Belin, 2003, p. 202 et suiv.
(22) Le champ de bataille de Waterloo, qui a peu évolué depuis 1815, est une excellente référence pour mesurer les progrès de l’armement.
(23) Un Sous-groupement tactique interamées (SGTIA) peut comprendre jusqu’à 250 combattants et une trentaine d’engins blindés. Il est à mi-chemin entre une grosse compagnie et un petit bataillon…