La technologie fascine et joue un rôle primordial dans la guerre. Mais elle ne peut supplanter la nature profonde de celle-ci, faite de risque, d’incertitude et de friction, amenant l’homme au cœur de la confrontation. La question n’est donc pas d’aller vers plus ou moins de technologie, mais davantage d’intelligence de situation, en évitant de confondre la guerre avec les outils de la guerre. Cet essai s’appuie sur l’exemple de la plus grande défaite de l’histoire de France en 1940 pour illustrer l’importance de mobiliser à la fois les forces de nature matérielle et celles de nature morale.
La guerre et les outils de la guerre : une perspective historique 80 ans après l’étrange défaite
En 1940, les armées françaises subissent en peu de temps une défaite historique alors que le rapport de force n’aurait jamais permis d’envisager cette perspective avant le déclenchement des hostilités. Témoin de cette période, Marc Bloch a dressé le « procès-verbal de l’an 1940 » dans L’étrange défaite (1). Cet ouvrage met en exergue les causes directes et profondes de la débâcle, en particulier les limites du commandement français et la faillite intellectuelle dans le pays, signe que les forces morales tiennent une place essentielle dans la guerre. Quatre-vingts ans après sa rédaction, le témoignage conserve une précieuse valeur historique et demeure une source de réflexion féconde pour l’avenir.
Pour vaincre un adversaire, deux types de forces peuvent être mobilisées, l’une de nature matérielle, l’autre de nature morale. Les forces matérielles ont pris une importance croissante à partir de la fin du XIXe siècle avec l’avènement de l’ère industrielle, conférant un rôle central aux effets des armes et à la puissance de destruction en tant que telle. Aujourd’hui, à l’ère numérique, la technologie offre des possibilités qui semblent illimitées. Elle permet notamment d’effectuer des frappes de précision et d’agir de manière non cinétique dans de nouveaux milieux de confrontation comme l’espace exo-atmosphérique ou le cyberespace. Dès lors, des experts n’hésitent pas à louer l’omnipotence de la technologie. Pourtant, malgré l’évolution des mentalités et des formes de guerre, les forces morales restent essentielles car la volonté de se battre est au cœur de l’action guerrière, activité humaine traduisant, par essence, un affrontement de volontés. Aussi, est-il opportun de s’interroger sur le juste équilibre à trouver, entre l’impératif d’investir dans la technologie pour disposer de matériels adaptés à la guerre d’aujourd’hui comme de demain, et l’effort à consentir à l’homme pour que « l’instrument premier du combat », selon la formule d’Ardant du Picq (2), dispose des forces morales nécessaires pour vaincre.
Pour se prémunir d’une vision manichéenne, il ne faut pas confondre la guerre avec les outils de la guerre. La technologie est indispensable et peut faire la différence dans une approche scientifique de la guerre. Il n’en demeure pas moins que seul l’homme, avec son intelligence et ses perceptions, est en capacité de définir une stratégie adaptée aux buts de la guerre, pour emporter la décision. Dès lors, la guerre est un art scientifique fait d’intérêts, de calculs et de volonté qui trouve sa source dans les forces morales individuelles et collectives de la Nation.
Après avoir esquissé les conditions de l’engagement militaire, il faut s’interroger sur la manière d’investir utilement dans la technologie, tout en confortant le rôle essentiel de l’Homme dans la guerre. À cette fin, un essai de mise en perspective
historique est proposé, en examinant les différentes raisons qui ont conduit à la défaite sans précédent de 1940.
Se préparer à la guerre face à un adversaire privilégiant une stratégie indirecte
Le bel avenir de la guerre (3)
Après une période post-guerre froide au cours de laquelle de nombreux dirigeants pensaient recueillir les dividendes de la paix, force est de constater une préoccupante dégradation de l’environnement international. Des insurgés ou des adversaires transnationaux, de type djihadiste, poursuivent inlassablement la déstabilisation d’États fragiles et font peser une menace terroriste sur l’Europe. Sur les théâtres d’opérations, les forces occidentales font face à un durcissement des engagements et à une radicalisation sans limite de la violence. Toutefois, cette dégradation se manifeste surtout par une remise en cause de l’architecture internationale de sécurité et du multilatéralisme dans le règlement des litiges, crises et conflits entre les acteurs classiques. Ainsi, des États désinhibés, en quête de puissance ou cherchant à étendre leur zone d’influence, n’hésitent plus à jouer de la faiblesse relative des démocraties occidentales, attachées aux normes et régies par le Droit. Ces acteurs cherchent à contester les espaces maritimes ou aériens communs, voire à s’emparer de gages territoriaux dans une logique de gains par petits pas, tout en évitant soigneusement une escalade incontrôlée de la violence. En outre, la prolifération des armes de destruction massive se traduit par une multipolarité nucléaire, tandis que l’accélération de la dissémination conventionnelle conduit à une forme de nivellement opérationnel, érodant la supériorité technologique occidentale.
La croyance dans la « fin de l’histoire » n’aura duré qu’une courte période (4). Il faut se résoudre à penser que la guerre, activité intrinsèquement humaine, a encore, malheureusement, un bel avenir. Cependant, à la différence du XXe siècle marqué par deux conflits mondiaux et l’avènement de l’arme nucléaire qui a contribué à empêcher un nouvel affrontement interétatique majeur entre deux blocs, le XXIe siècle laisse entrevoir une conflictualité beaucoup plus complexe, irrégulière. D’une part, les insurgés ou combattants djihadistes sont, par nature, des adversaires irréguliers, qui ont recours à des modes d’action du faible au fort pour atteindre leurs objectifs ; d’autre part, le traditionnel continuum paix-crise-guerre dans les relations internationales ne présente plus de régularité, ni dans la gradation, ni dans la manifestation de chacun de ses états (5). Les conflits sont durablement marqués par une alternance de rapports de force et d’affrontements dans des champs très divers, que ce soit dans les trois milieux traditionnels – terre, air, mer – ou dans les nouveaux milieux de confrontation (Espace, cyber, information). Ces derniers permettent un recours accru à la désinformation et à la déstabilisation. Enfin, l’arme nucléaire a contribué au retour des guerres irrégulières pour des États en quête de puissance, mais qui ne veulent pas franchir le seuil nucléaire.
Malgré le durcissement de la position de certains compétiteurs comme la Russie ou la Chine, un affrontement interétatique majeur entre puissances dans une guerre classique de grande envergure paraît, dans l’immédiat, peu probable, à moins d’une rupture stratégique qui ne peut jamais être écartée. Une guerre totale, à l’instar des deux guerres mondiales du XXe siècle, n’est pas une option rentable et rationnelle pour des pays développés en raison du coût politique et de la non-acceptabilité sociale liée aux pertes humaines et aux destructions. Pour autant, dans un futur conflit, le recours à un vaste panel de modes d’action n’exclut pas l’hypothèse de phases de confrontation de haute intensité, avec une occurrence irrégulière (6). Il faut donc s’y préparer et disposer de moyens de renseignement, de communication et de combat au bon niveau technologique pour y faire face.
À la recherche du contournement de la puissance
Conscients de ne pouvoir vaincre militairement les puissances occidentales, les insurgés ou combattants djihadistes cherchent à contourner la puissance du fort, fruit de la haute technologie. Si les combattants irréguliers mènent parfois des actions directes pour causer des pertes retentissantes, la philosophie de ces adversaires repose cependant sur le refus du combat et des règles de la guerre occidentale, telle que celle-ci s’est cristallisée depuis le XVIIIe siècle. Ne s’embarrassant pas des mêmes contraintes morales et juridiques que les pays occidentaux, les combattants irréguliers comptent également sur l’usure de l’adversaire pour le faire douter et céder. Organisés en petites cellules capables de se regrouper et se disperser rapidement, ils cherchent avant tout à atteindre le moral des Occidentaux par des stratégies indirectes, comme le harcèlement, le terrorisme, la guerre psychologique ou la propagande. La force des combattants irréguliers repose sur la clandestinité et la liberté d’action pour éviter au maximum la confrontation directe. Ils s’approprient les techniques de communication discrète, tout en ayant recours à des technologies à bas coût, comme les drones. De surcroît, les ressorts moraux des combattants djihadistes s’appuient sur le fanatisme religieux et la glorification des martyrs.
Face à ce type d’adversaire qui parie sur l’enlisement des puissances occidentales, la haute technologie présente de sérieuses limitations. In fine, la lassitude de l’opinion publique vis-à-vis d’une guerre incomprise ou trop coûteuse conduit potentiellement à la défaite politique des pays occidentaux. Dès lors, l’asymétrie des moyens militaires peut être compensée par l’asymétrie de la volonté, entraînant une forme d’impuissance de la puissance. De nombreux engagements attestent de la difficulté pour les armées les plus avancées au plan technologique à convertir des victoires tactiques en succès stratégique face à des adversaires qui privilégient des stratégies indirectes, en jouant sur les perceptions de la population et en se mêlant en son sein (7).
Cette difficulté à obtenir des gains politiques s’applique aussi face à des compétiteurs ou potentiels adversaires étatiques. Avec la rupture opérée à partir de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, la stratégie des États s’était axée sur la destruction matérielle des forces adverses pour briser la volonté politique dans une vision clausewitzienne de la guerre. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la guerre totale visait même à atteindre, voire anéantir, des populations civiles à travers des bombardements stratégiques (8). Aujourd’hui, il s’agit davantage d’influer sur la volonté de l’adversaire pour le faire renoncer à l’usage de la force, en jouant sur les effets de perception plutôt que sur la puissance des armes. Quel que soit le conflit, l’adversaire étatique a intérêt à chercher des stratégies de contournement de la puissance dans des champs qui lui sont favorables, y compris en contournant les règles et normes que les Occidentaux se sont fixées. Les stratégies directes et les systèmes d’armes de haute technologie conventionnels n’ont qu’une utilité marginale dans la résolution de nombreuses crises. Dans la guerre future, les champs psychologique et immatériel joueront un rôle au moins aussi important que le champ matériel, la destruction ayant atteint les limites de son efficacité. S’il est certain que les combats dans les trois milieux traditionnels ne disparaîtront pas, les opérations sous le seuil, en particulier dans l’espace exo-atmosphérique et dans le cyberespace sont amenées à se multiplier, sans nécessairement produire d’effet aisément attribuable (9). De surcroît, il faut s’attendre à une étroite imbrication de l’action dans les différents milieux, avec potentiellement de brutales montées aux extrêmes. La déception, qui tient une place importante dans les cultures stratégiques chinoise, russe ou anglo-saxonne, sera un mode d’action incontournable pour gagner des marges de manœuvre.
Ainsi, la forme de la guerre est amenée à évoluer, mais sa nature profonde demeurera un affrontement de volontés où la détermination et la ténacité sont des facteurs cardinaux. Car en dernier ressort, le contournement de la puissance vise à atteindre les forces morales de l’adversaire pour produire un effet d’usure, voire de capitulation au meilleur coût.
Le contournement de la puissance française en 1940
La défaite historique de 1940 illustre une forme de contournement de la puissance française. Les raisons militaires de la capitulation française trouvent notamment leur origine dans les choix faits dans l’entre-deux-guerres et un plan de campagne allemand audacieux. D’autres facteurs entrent en ligne de compte, en particulier le dysfonctionnement de la charnière politico-militaire et l’effet du concept de Blitzkrieg, deux points sur lesquels nous reviendrons.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, les autorités politiques françaises s’interrogent sur une éventuelle fortification de la frontière à l’Est et au Nord-Est du pays en vue d’assurer l’inviolabilité du territoire. Malgré des divergences d’appréciation entre les chefs militaires, la décision est prise de construire un nouveau réseau de fortifications. La France dépense ainsi des milliards pour bâtir le rempart de la ligne Maginot, devenu un mythe national alors qu’elle restera incomplète, dissuadant la majorité des chefs militaires et des autorités politiques de forger l’outil de combat décisif de la Seconde Guerre mondiale, la division cuirassée pourtant prônée par Charles de Gaulle (10).
Parfaitement renseigné sur le dispositif défensif français, en particulier sur l’absence de véritables fortifications dans les Ardennes, le général von Manstein réussit à convaincre Hitler, à l’occasion d’une rencontre le 17 février 1940, de modifier le plan d’attaque allemand. Plutôt que de prendre le risque d’affronter le gros des forces alliées, alors que l’armée française était encore réputée comme la première du monde, Hitler valida avec enthousiasme l’option de Manstein. Celle-ci consistait à faire diversion par une attaque préliminaire pour attirer un maximum de troupes alliées au Nord de la France et en Belgique. Elle devait ensuite permettre au groupe d’armées du général von Rundstedt, qui se voyait ainsi confier l’essentiel des unités blindées, de porter l’effort principal en direction de Sedan, après avoir traversé les Ardennes, réputées infranchissables pour les chars. L’opération de déception fonctionna parfaitement, et les Allemands parvinrent à contourner la puissance française avec une rapidité extraordinaire. Par ailleurs, au niveau tactique, l’intervention massive de la Luftwaffe fut déterminante pour éclairer et renseigner les unités blindées allemandes, tout en apportant un appui-feu essentiel. L’emploi combiné d’unités blindées avec l’appui de l’aviation représente ainsi, pour la première fois, une forme de contournement de la puissance grâce à la troisième dimension. Au bilan, au-delà du rapport de force matériel localement en faveur des Allemands, cette action eut un effet dévastateur sur le moral de l’armée française.
Mais le contournement de la puissance peut également se produire dans les guerres dissymétriques ou asymétriques, à l’instar de l’échec de l’intervention des États-Unis au Vietnam face aux forces communistes. En effet, à partir de 1965, malgré l’engagement de moyens matériels américains considérables, notamment pour effectuer des bombardements massifs en appui de la politique de contre-insurrection, les États-Unis échouèrent à faire cesser la guérilla pratiquée par le Nord-Vietnam et ses soutiens.
Aussi, à l’avenir, pour emporter la décision dans la guerre irrégulière, qui comportera des phases de haute intensité, il sera nécessaire de recourir à une large palette de forces, qu’elles soient de nature matérielle ou morale. S’il n’existe plus de corrélation directe entre la puissance des systèmes d’armes et la capacité à atteindre les objectifs politiques, la technologie n’en demeure pas moins essentielle dans la guerre.
Investir utilement dans la technologie
Une indispensable stratégie des moyens
L’éternelle course entre l’épée et le bouclier atteste de l’importance des moyens matériels dans la guerre. Ce phénomène a été amplifié au XIXe siècle par la révolution industrielle, qui a progressivement permis au moteur de remplacer le cheval et la voile, conférant à la technologie un poids considérable dans la force d’une armée. La révolution numérique et spatiale de la fin du XXe siècle a encore élargi la palette des outils de la guerre, ouvrant des possibilités inégalées pour effectuer des frappes de précision à longue distance et atteindre les systèmes de commandement adverses.
Théoricien israélien, Martin van Creveld s’est intéressé à l’apport de la technologie dans l’art de la guerre, montrant dans une perspective historique de longue durée l’importance cardinale des moyens matériels. Il défend ainsi avec force une idée simple : « War is completely permeated by technology and governed by it (11) ». Cependant, si la technologie permet globalement d’accroître la liberté d’action, il n’en demeure pas moins que son rendement opérationnel est très variable. La technologie produit un effet de levier maximum face à un adversaire conventionnel dans les milieux homogènes que sont la mer, l’air et l’Espace. Elle est également utile face à des groupes djihadistes qui agissent de manière décentralisée, pour acquérir du renseignement et mener des actions ciblées, comme au Sahel pour les forces spéciales et les moyens aériens. Au bilan, les effets les plus visibles de la technologie se concrétisent au niveau tactique où l’on mesure les performances des systèmes d’armes et où les facteurs géographiques et météorologiques génèrent à la fois des contraintes et des opportunités pour les opérations. Toutefois, des capteurs stratégiques comme les satellites d’observation et d’écoute, et des moyens d’action dans le cyberespace peuvent aussi produire un effet significatif.
La France ayant des ambitions internationales, il est de fait primordial de rester dans la course aux nouvelles technologies de l’information et de communication (NTIC) via l’Espace car celles-ci offrent un avantage considérable, comme autrefois la mécanisation. S’il est essentiel de maintenir une interopérabilité avec les États-Unis, il est inenvisageable d’être déclassé par rapport aux grands compétiteurs malgré l’accélération des mutations technologiques. Dans cette course de vitesse, la Chine et la Russie démontrent une préoccupante dynamique de montée en gamme capacitaire. Dans ce contexte, la France doit disposer d’une stratégie des moyens adaptée à ses ambitions et ses intérêts, visant à prévoir les indispensables outils de demain.
Mais toutes les armées occidentales se heurtent à des budgets d’investissement limités (12). Il s’agit donc de faire des choix et d’investir utilement pour permettre aux armées de s’engager notamment dans les nouveaux milieux de confrontation où la technologie joue un rôle incontournable (espace exo-atmosphérique, cyberespace, information) (13), tout en restant dans la course en ce qui concerne les milieux traditionnels. Pour cela, l’innovation de défense est un enjeu majeur pour suivre le rythme rapide d’évolution des technologies. Il est essentiel d’investir dans les segments clés, à haute valeur ajoutée ou critiques, comme la maîtrise de la donnée ou la connectivité des systèmes de systèmes, car la supériorité au XXIe siècle proviendra de la capacité à neutraliser la connectivité adverse, tout en maîtrisant nos propres vulnérabilités techniques. La France doit ainsi rester très présente dans les technologies de rupture, au risque d’être déclassée. Dans les domaines d’avenir – Big Data, intelligence artificielle (IA), robotique, hypervélocité, réalité augmentée – les choix sont porteurs de risques techniques, financiers ou éthiques ; il est indispensable d’en conserver la maîtrise à des fins de souveraineté nationale, voire européenne. L’investissement dans ces technologies contribuera, par ailleurs, à promouvoir l’interopérabilité des forces armées avec celles de nos principaux alliés.
Exploitation du potentiel technologique à des fins opérationnelles
La stratégie des moyens ne produit intrinsèquement aucun effet significatif, en dehors de la quantité et de la performance des systèmes d’armes pouvant créer un effet dissuasif sur un adversaire. Elle doit être placée dans le cadre d’une stratégie d’ensemble, qui est un art bâti sur la science car comme l’indique le général Desportes, « la supériorité technologique n’est pas une finalité en soi. Elle ne peut suffire, par elle-même, à solder le problème de la guerre (14) ». Ainsi, en 1940, la France a malheureusement payé à ses dépens son incapacité à prendre en compte le potentiel technologique lié à la mécanisation.
Dans l’entre-deux-guerres, les Allemands comprirent les premiers l’utilité des nouveaux moyens technologiques pour sortir de l’impasse de la guerre de tranchées. Ils développèrent progressivement une nouvelle doctrine visant à restaurer la mobilité sur le champ de bataille, tandis que les Français ne saisirent finalement pas cette opportunité. Dès 1921, le général von Seeckt lançait les prémices d’une transformation de la Reichswehr. La nouvelle doctrine – Führung und gefecht der verbundenen Waffen (FuG) – insistait sur l’importance de la combinaison interarmes et la nécessité d’utiliser les chars aux points décisifs, en masse et avec surprise.
Malgré de vives réticences internes, le FuG initia une révolution de la pensée militaire allemande, concrétisée dans les années trente par le futur général Guderian, architecte de la guerre de mouvement, plus tard nommée Blitzkrieg. Il prit en compte les derniers développements technologiques en matière de communication pour donner la pleine mesure au potentiel des blindés. En 1937, Guderian formalisa les bases d’une doctrine novatrice dans l’ouvrage Achtung-Panzer! ; il y soulignait que la surprise et l’attaque de chars en masse dans un secteur décisif, puis l’exploitation dans la profondeur du dispositif adverse, étaient la clé de la réussite. Les unités blindées devaient par ailleurs être dirigées grâce à la radio pour accroître leur vitesse et la coordination interarmes, ce qui fit la grande force des Panzerdivisionen (PzD). Enfin, Guderian insista de manière visionnaire sur l’apport interarmées, la Luftwaffe venant appuyer les unités blindées par des frappes aériennes d’appui direct, mais également neutraliser les réserves adverses, les postes de commandement et les systèmes de communication.
A contrario, malgré les écrits de Charles de Gaulle, qui pressentait dès 1934 les possibilités offertes par l’arme nouvelle (15) – même si l’articulation avec la dimension aérienne n’était que pressentie – le commandement français adopta en 1936 l’Instruction sur l’emploi tactique des grandes unités (IGU) (16). Elle consacrait la « doctrine défensive » en cohérence avec la ligne Maginot mais aussi, plus largement, avec la vision politique de la France à l’égard de l’Allemagne. À la différence des chars de la Wehrmacht, tous endivisionnés, plus de la moitié des chars français était destinée à agir en étroite coopération avec l’infanterie (17).
Dès le déclenchement des hostilités, les Allemands imposèrent aux Français et à leurs alliés une nouvelle forme de guerre, disloquant en peu de temps le dispositif défensif grâce à une doctrine tirant parti de la mécanisation. Pourtant, au début de la guerre, l’équilibre général des forces était largement en faveur des Alliés. Ces derniers disposaient de 3 500 chars contre 2 500 engins allemands, et les chars français étaient globalement plus performants. L’armée française disposait aussi d’une meilleure artillerie et de plus de canons. Le seul avantage matériel allemand, certes de taille, tenait dans la supériorité de la Luftwaffe, employée à bon escient, et dans l’usage systématique de la radio. Dès lors, malgré une Wehrmacht très hétérogène, le triomphe allemand ne tint pas à une supériorité quantitative ou qualitative des armements, mais à l’exploitation de nouvelles technologies à travers une doctrine novatrice et une forte combativité des unités les plus jeunes et modernes (dix PzD, dont sept engagées sur la Meuse).
Après la percée allemande, le général Gamelin se retrouva pris à contre-pied et ne disposait plus de réserves. L’action du couple char-avion engendra le doute, la confusion et in fine la panique au sein de l’armée française. Dès lors, le Blitzkrieg conduisit en six semaines à la capitulation des armées néerlandaise et belge, au repli du corps expéditionnaire britannique (BEF) et à l’effondrement de l’armée française (18). Constatant l’incapacité du commandement français et des erreurs qui s’accumulèrent, Marc Bloch souligne la carence dominante : « Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave (19) ». Pourtant, l’armée française disposait aussi d’officiers lucides et visionnaires, mais ces derniers ne constituaient pas une masse critique suffisante. Ils n’étaient pas assez reconnus dans la hiérarchie pour infléchir le cours des événements.
Les mirages du tout-technologique
La foi dans l’intelligence des armes et la supériorité qu’elle procure se manifeste particulièrement dans la culture stratégique américaine, fortement influencée par Jomini (20). Cette vision engendre une approche scientifique de la guerre et une grande confiance dans la supériorité technologique pour assurer la suprématie américaine. Cette obsession a trouvé son apogée à la fin des années 1990 dans le concept de Network-Centric Warfare (NCW), qui repose sur l’avènement des armes de haute précision et la mise en réseau des systèmes, avec l’illusion de pouvoir lever le brouillard de la guerre et défaire tout adversaire, comme l’a soutenu l’amiral Owens (21). Dans cet esprit, sous l’impulsion de Donald Rumsfeld, Secrétaire à la Défense des États-Unis, l’armée entendait transformer ses lourds bataillons en unités plus mobiles et réactives, servies par la haute technologie. Or, la recherche de systèmes d’armes toujours plus performants est à l’origine de coûts exponentiels des grands programmes, comme l’avait pourtant dénoncé Norman Augustine vingt ans plus tôt (22). Cette démarche conduit à une impasse sans garantir par ailleurs les succès opérationnels et politiques, comme les échecs américains successifs en Irak et en Afghanistan nous le montrent.
Pour la France, la dérive vers le tout-technologique n’est pas souhaitable, ni soutenable. La perspective d’une armée professionnelle, plus compacte et mieux équipée a atteint ses limites au regard de budgets d’investissement contraints et de l’impératif d’occuper le terrain, comme au Sahel où 5 000 soldats français sont déployés dans une zone d’opérations de la taille de l’Europe. Aussi, la masse d’une armée, c’est-à-dire la quantité, est redevenue une qualité par elle-même, à l’instar de la victoire soviétique sur les Allemands en 1945. À l’inverse, après une rapide prise de Bagdad en 2003 dans une phase classique d’opérations, le contrôle de la situation en Irak échappa aux États-Unis parce qu’un nombre insuffisant de forces avaient été mises au sol, contrairement aux conseils des généraux américains (23).
Il est donc indispensable d’assurer une maîtrise raisonnable du progrès technologique dans la conception des futurs systèmes. Il s’agit de garantir un juste équilibre entre la quantité pour disposer de la masse critique nécessaire, et la qualité pour que nos systèmes soient autant que possible interopérables avec ceux de nos alliés et suffisamment performants vis-à-vis d’adversaires potentiels (24). Devant la difficulté à suivre seul le rythme effréné des États-Unis dans la course technologique, la stratégie des moyens doit répondre au juste besoin opérationnel, en concevant des systèmes robustes qui ne soient pas inutilement sur-spécifiés. Plus encore, au regard de l’évolution rapide des technologies, le processus de conception des matériels s’avère trop long, et parfois trop coûteux. Or, il vaut mieux satisfaire rapidement 80 à 90 % du besoin opérationnel pour un coût raisonnable avec un matériel évolutif, en évitant un cahier des charges trop complexe, qui entraîne inéluctablement des retards et des surcoûts, à l’instar du programme européen A400M (25). Enfin, dans la perspective d’un engagement de haute intensité où les pertes pourraient être sensibles, les moyens perdus, endommagés ou détruits doivent aussi pouvoir être remplacés dans des délais raisonnables.
Au bilan, la tentation du tout-technologique induit le risque de confondre la guerre avec les outils de la guerre (26), en surestimant l’importance des systèmes d’armes, ce que souligne Colin Gray : « Future warfare is not synonymous with future technology, even though war must always have a technological dimension ». Car, la guerre n’est pas seulement une activité technique reposant sur la science, mais d’abord un phénomène politique, social et culturel, qui s’incarne dans un affrontement de volontés où les forces morales jouent un rôle capital (27).
Conforter le rôle essentiel de l’homme dans la guerre
À la recherche de la dislocation morale de l’adversaire
La technologie peut modifier la forme de la guerre mais ne change pas la nature profonde de la guerre, dominée par des facteurs humains. Au niveau de la grande stratégie, l’objectif est d’imposer sa volonté plutôt que de gagner des batailles, avec l’idée de parvenir à la « désintégration morale de l’adversaire » dans une dialectique des volontés où la psychologie est un facteur essentiel (28). Cela suppose d’isoler l’adversaire et l’affaiblir moralement pour le faire céder aux exigences politiques comme l’enseignait déjà Sun Zi (ou Sun Tsu) au Ve siècle avant Jésus-Christ, en écrivant dans ses préceptes que « remporter cent victoires en cent combats n’est pas ce qu’il y a de mieux ; soumettre l’ennemi sans combattre est ce qu’il y a de mieux (29) ». Avec un point de vue similaire, Basil Liddell Hart, fervent défenseur des stratégies indirectes, affirme en adaptant une formule de Lénine (30) que « dans toute campagne, la stratégie la plus saine consiste à différer la bataille, et la plus saine tactique à différer l’attaque, jusqu’à ce que la dislocation morale de l’adversaire permette d’asséner le coup décisif (31) ». De surcroît, si la supériorité technologique procure un avantage compétitif incontestable vis-à-vis de l’adversaire et un effet psychologique positif sur les combattants qui la détiennent par le sentiment d’être mieux équipé et protégé, elle peut se révéler sans effet, voire contre-productive, si elle est utilisée dans le cadre d’une mauvaise stratégie.
Au niveau tactique, la science tient une place essentielle dans les rapports de force ainsi que dans le domaine logistique, mais l’action de guerre procède aussi du « caractère de la contingence (32) ». L’adversaire peut agir de manière imprévisible, en fonction de la géographie des lieux, de la météorologie et des moyens disponibles. Aussi, l’efficacité opérationnelle d’une unité varie dans d’importantes proportions selon les circonstances et selon la volonté de se battre des soldats, ce qui ne dépend pas que de la performance technique des moyens matériels. En outre, la ruse, la déception et l’influence constituent de puissants ressorts pour atteindre l’adversaire et parvenir à sa dislocation morale.
Les facteurs de la puissance morale
Dans son œuvre, Clausewitz aborde à plusieurs reprises la dimension liée au moral, « les grandeurs morales étant parmi les éléments les plus importants de la guerre (33) » dans la mesure où le danger, l’incertitude et le hasard sont consubstantiels à la guerre. Aussi, les forces morales forment une alchimie complexe et doivent s’incarner à plusieurs niveaux : dans les vertus guerrières du soldat, le talent du chef, l’esprit de corps, la résilience de la Nation, mais également dans la solidité des administrations civiles et militaires, en particulier à la charnière politico-militaire.
En premier lieu, la force morale dépend des individus car le cœur de l’homme demeure, avec ses forces et ses faiblesses. Les qualités innées, la connaissance de son métier et la confiance dans les armes servies comparativement à celles de l’adversaire ne suffisent pas. Le soldat doit être entraîné en développant le goût du dépassement de soi, l’ardeur au combat et la résilience à l’effort et à la peur ; car le courage est la « vertu guerrière par excellence (34) », pour surmonter les conditions difficiles sur le terrain. La confiance agit en second lieu, le soldat étant lié par la force du groupe qui repose sur la connaissance mutuelle, l’entraînement en commun et l’interdépendance des rôles, à l’image de la force du loup dans la meute (35).
L’impulsion du chef joue un rôle fondamental pour donner un supplément de force morale à la troupe. Le soldat doit pouvoir se reconnaître dans son chef par l’exemplarité, les vertus et la détermination qu’il incarne. Le chef étant par ailleurs garant de l’éthique au combat (encadrée par le jus in bello), la morale peut avoir une incidence sur les forces morales du groupe.
La confiance entre soldats et avec ceux qui les commandent insuffle un esprit de corps (36) dont la force varie significativement d’une unité à l’autre. Ne se décrétant pas, l’esprit de corps est pourtant fondamental. Il repose sur la discipline, une confiance mutuelle, la certitude de pouvoir compter sur l’autre et une totale adhésion des subordonnés vis-à-vis de l’autorité. L’esprit de corps se forge aussi sur une culture commune, même si tous les soldats d’une unité ne se connaissent pas personnellement. À travers son histoire, ses traditions et ses gloires passées, le régiment, le bâtiment de guerre ou l’escadron de chasse est un puissant ferment de forces morales grâce à ses rituels, offrant à la troupe un sentiment de solidarité.
L’importance de la cause défendue pour légitimer l’action du soldat et le convaincre de son bien-fondé (dans le cadre du jus ad bellum) doit se manifester par ailleurs dans le soutien de la Nation. Dans l’épreuve de la guerre, la résilience de la Nation repose souvent sur ses forces armées. Ainsi, les forces morales doivent être inlassablement cultivées et sont avant tout une affaire de chefs politiques comme militaires.
Enfin, pour être résiliente, la Nation a besoin de cadres dirigeants lucides et bien formés au sein de son appareil administratif et militaire, pour permettre à l’État et à la charnière politico-militaire de fonctionner correctement. Ces cadres de carrière jouent également un rôle essentiel pour la transmission dans le temps long des valeurs et de l’âme d’une institution.
La tragique impréparation française en 1940
La campagne de France a mis en lumière de multiples déficiences de nature militaire : dogme de la stratégie défensive, sclérose de la doctrine face à l’efficacité du couple char-avion pourtant établie par la campagne de Pologne, défaillance des services de renseignement, immobilisme du haut commandement. Avec ses règles d’avancement hors d’âge, la hiérarchie française ne parvenait plus à se renouveler de manière satisfaisante. De nombreux officiers étaient usés, fonctionnarisés et vieillis, sinon physiquement, du moins intellectuellement et moralement. Méfiants vis-à-vis des unités mécanisées, jugées difficiles à mouvoir, de nombreux chefs n’étaient pas préparés au rythme moderne des opérations et se trouvèrent paralysés. Ainsi, malgré de belles actions de combat après le déclenchement des hostilités, le 10 mai 1940, le moral de l’armée vacilla rapidement, à tel point que le 14 mai, l’armée française était encore intacte, mais le moral de nombre de ses chefs déjà brisé (37). Le dysfonctionnement de la chaîne de commandement conduisit à la paralysie de l’armée française où dominait le doute, avec un effet de sidération qui entraîna une capitulation intellectuelle et morale ; dans le même temps, les Allemands croyaient dans l’action, l’imprévu et l’exploitation des opportunités dans la profondeur du dispositif adverse. Au bilan, le commandement français a non seulement subi la défaite, mais il l’a fatalement acceptée.
Pour autant, le triomphe allemand ne saurait s’expliquer que par la faiblesse du haut commandement militaire car la campagne de France s’est aussi traduite par un effondrement de la Nation, dont les ressorts moraux étaient fragiles à la veille de la guerre. Dans une société française minée par les divisions politiques et idéologiques, la résignation guettait face à une menace allemande dont la réalité était pourtant perceptible depuis longtemps. Marc Bloch pointe une faiblesse collective, fruit de nombreuses déficiences individuelles, et un important courant d’opinion faisant la promotion de l’idéologie internationaliste et pacifiste (38). Cet environnement, couplé à la problématique des « classes creuses », a largement conditionné la politique de défense, avec le refus de revivre les années terribles de la Première Guerre mondiale. En dépit d’un effort de réarmement considérable, qui avait permis en particulier de doter l’armée de blindés supérieurs à ceux de l’ennemi, en nombre et en qualité, le désastre fut au rendez-vous.
Peu de dirigeants politiques français avaient saisi les vues de Charles de Gaulle sur l’emploi des chars inventés par le général Estienne et déjà utilisés en masse en 1917 par les Britanniques lors de la bataille de Cambrai, alors que plusieurs penseurs militaires, à l’instar de J.F.C. Fuller, Basil Liddell Hart et Paul Martell (39) avaient insisté sur les opportunités de l’arme nouvelle, en particulier couplée avec le soutien aérien. Si Paul Reynaud fut l’un des hommes politiques de premier plan à promouvoir le bien-fondé d’un corps de manœuvre au milieu des années 1930 (40), la grande majorité des dirigeants refusèrent tout changement. Le général Maurin, ministre de la Guerre, face aux orateurs favorables au corps de manœuvre, s’écriait à la tribune de l’Assemblée : « Quand nous avons consacré tant d’efforts à construire une barrière fortifiée, croit-on que nous serions assez fous pour aller, en avant de cette barrière, à je ne sais quelle aventure ? (41) ». Ainsi, le haut commandement conserva le principe du front linéaire et continu, dans un contexte général de déficit de pensée stratégique.
Au-delà des vives querelles politiques et de l’absence de vision sur les transformations à conduire au niveau des armées, il faut aussi s’interroger sur la solidité de la charnière politico-militaire de l’époque, élément constitutif des forces morales d’une Nation. À cet égard, les rapports politico-militaires entre les principaux dirigeants français, en particulier entre Édouard Daladier et le général Gamelin, sont éclairants (42). Représentants et autorités de sphères institutionnelles différentes, assez autonomes et éloignées, les deux hommes entretenaient une relation complexe et marquée par des positions parfois difficiles à concilier. Toutefois, malgré le rôle déterminant de ces acteurs, les faiblesses de la charnière politico-militaire, souvent génératrices d’une inertie mortifère, furent en cause bien avant le déclenchement des hostilités (43).
En outre, lorsque le général Gamelin fut nommé chef d’état-major général de la Défense nationale, il resta à la tête de l’Armée (de terre), plaçant le haut commandement militaire dans la confusion, avec une organisation boiteuse (44). Cette situation fut aggravée par l’insuffisance d’unité et de clarté dans le haut commandement une fois la guerre déclarée. En effet, en 1940, dans sa fonction de généralissime des Forces armées françaises, Gamelin n’exerçait qu’un pouvoir de coordination imprécis sur les forces aériennes. En outre, il disposait d’un adjoint, le général Georges, qui avait la fonction de Commandant en chef du théâtre d’opérations du Nord-Est mais les responsabilités afférentes à cette fonction étaient confuses et enchevêtrées avec celles de Gamelin. Aussi, en mai-juin 1940, l’effondrement du système politico-militaire, incapable de résister à l’accélération des événements, a inexorablement précipité la défaite française.
* * *
Selon l’image de Clausewitz, la guerre restera dans l’avenir un « caméléon » (45), en prenant différentes apparences, notamment en fonction des buts recherchés et des évolutions technologiques. Elle comportera des phases d’affrontement de haute intensité dans les champs matériel et immatériel, relativement brèves ou localisées, dans lesquelles la technologie jouera un rôle démultiplicateur de puissance et d’efficacité. La guerre comportera aussi des phases plus longues d’affrontement au sein des populations, avec une dialectique des volontés beaucoup plus floue, où la lutte pour la liberté d’action sera essentielle. Dans ce contexte, les forces matérielles sont un atout majeur pour emporter la décision, en particulier dans la bataille au niveau tactique.
Mais la technologie doit surtout être un outil au service d’une stratégie, et ne pas devenir la matrice de toute réflexion, ou pire, une nouvelle ligne Maginot. Elle ne peut supplanter la nature profonde de la guerre, faite de risque, d’incertitude et de friction, amenant l’homme au cœur de la confrontation, parfois dans une guerre rustique. Les facteurs moraux, en particulier les vertus guerrières et la détermination du commandement à même de faire un bon usage de la technologie, y jouent un rôle essentiel. Il est indispensable de les cultiver bien qu’ils ne suffisent pas aux nécessités de la guerre, car, comme l’indiquait le général Lewal, premier commandant de l’École supérieure de guerre en 1880, « en définitive, la guerre est le triomphe de la force matérielle bien employée (46) ».
La question n’est donc pas d’aller vers plus ou moins de technologie, mais davantage d’intelligence de situation, en évitant d’opposer de manière manichéenne les forces de nature matérielle et celles de nature morale, même si Colin Gray nous enseigne encore que « strategic history tells us that people matter more than machines (47) ». N’oublions pas non plus que l’histoire de la guerre est l’histoire des hommes, où l’intérêt, la peur et le sens de l’honneur sont les facteurs comportementaux primordiaux, comme le soulignait déjà Thucydide en étudiant la guerre du Péloponnèse. En tout état de cause, l’officier servant au niveau politico-militaire joue un rôle essentiel pour permettre la bonne articulation entre fins politiques et moyens militaires.
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(1) Bloch Marc, L’étrange défaite, Gallimard Folio, 1990, 326 pages.
(2) Ardant du Picq Charles, Études sur le combat, Combat antique et combat moderne, Hachette, 1880, p. 7.
(3) Cette formule vient en écho avec le titre d’un livre de l’ancien vice-président d’Airbus : Delmas Philippe, Le bel avenir de la guerre, Gallimard Folio, 1997, 280 pages.
(4) Fukuyama Francis, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, 451 pages.
(5) Desportes Vincent, La guerre probable, Penser autrement, Économica, 2007, p. 38.
(6) À titre d’illustration, Ghost Fleet, un techno-thriller américain très bien documenté, décrit un conflit mondial fictif où s’entremêlent des actions cinétiques et non cinétiques dans les différents milieux de confrontation (Singer P.W. et Cole August, Ghost Fleet, A Novel of the Next World War, Eamon Dolan, 2016, 416 pages).
(7) Le général Rupert Smith a développé le phénomène de guerre au sein des populations : « We now are engaged, constantly and in many permutations, in war amongst the people. We must adapt our approach and organize our institutions to this overwhelming reality if we are to triumph in the confrontations and conflicts that we face », dans Smith Rupert, The Utility of Force, The Art of War in the Modern World, Penguin Books, 2006, p. 404.
(8) Par exemple, les bombardements allemands sur Londres ou les bombardements américains en Allemagne.
(9) Les opérations sous le seuil combinent des actions militaires et non militaires menées contre un État ou une organisation, sans se situer clairement au-dessus du seuil des conflits armés, et produisent un effet sur l’adversaire sans usage de la force.
(10) Gaulle (de) Charles, Le Fil de l’épée et autres écrits, Omnibus/Plon, 1994, p. 281-284 (Vers l’armée de métier).
(11) Van Creveld Martin, Technology and War, From 2000 B.C. to the Present, The free press, 1989, p. 1.
(12) En 2020, sur un total de 37,5 Md€ de crédits de paiement pour la mission Défense, 20,9 Md€ sont prévus pour les équipements au sens large (périmètre du PLF), dont 5,5 Md€ de recherche et développement incluant 0,8 Md€ pour les études amont.
(13) Dans le cyberespace et dans le champ informationnel, des investissements limités permettent d’obtenir un rendement opérationnel élevé. 1,6 Md€ sont prévus pour la lutte dans le cyberespace sur la LPM 2019-2025.
(14) Desportes Vincent, op. cit., p. 157.
(15) Gaulle (de) Charles, Vers l’armée de métier, op cit., p. 297-312.
(16) En vigueur en 1940, l’IGU n’apporta pas d’innovation significative et mit l’accent, dans le cadre de la « bataille méthodique », sur la posture défensive, le front continu, des prescriptions rigides et le rôle central de l’infanterie.
(17) Masson Philippe, Histoire de l’armée française de 1914 à nos jours, Perrin, 1999, p. 210.
(18) Masson Philippe, Histoire de l’armée allemande, Perrin, 1994, p. 124-125.
(19) Bloch Marc, op. cit., p. 55 et p. 66.
(20) Desportes Vincent, Le piège américain, Pourquoi les États-Unis peuvent perdre les guerres d’aujourd’hui, Économica, 2011, p. 122-123. Préfaçant le Précis, Bruno Colson affirme que « c’est peut-être aux États-Unis que l’influence de Jomini et de son Précis fut la plus profonde », dans Jomini Antoine-Henri, Précis de l’art de la guerre, Perrin, 2001, p. 27.
(21) Owens Bill, Lifting the Fog of War, Farrar, Strauss and Giroux, 2000, p. 14.
(22) Si les méthodes du Pentagone et l’évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique. Celui-ci sera confié trois jours par semaine à l’US Air Force, trois jours à la Navy et le septième au Marine Corps (loi établie en 1978, citée dans Desportes Vincent, La guerre probable, op. cit., p. 159).
(23) Ibid., p. 160.
(24) Invoquée par les tenants du tout-technologique, l’interopérabilité, en particulier avec les forces américaines, peut devenir un argument fallacieux, par exemple pour soutenir l’exportation de l’avion de combat F-35, alors que les moyens américains ne sont pas pleinement interopérables entre eux.
(25) Avion de transport militaire, l’Airbus A400M est un exemple emblématique de programme ayant généré des surcoûts très importants et des retards de livraison, liés notamment au défi technologique (développement d’un nouveau moteur turbopropulseur beaucoup plus puissant que celui du C-130J du concurrent américain Lockheed Martin, difficulté à répondre aux spécifications exigeantes des différents clients) et à un calendrier très ambitieux.
(26) Desportes Vincent, La guerre probable, op. cit., p. 162.
(27) Gray Colin, Another Bloody Century, Future Warfare, Orion Books, 2006, p. 98-101.
(28) Beaufre André, Introduction à la stratégie, Hachette Pluriel, 1998, p. 36.
(29) Sun Zi, L’art de la guerre, Économica, 1990, p. 105.
(30) Lénine dit que « dans la guerre, la stratégie la plus saine consiste à différer les opérations jusqu’à ce que la désintégration morale de l’ennemi permette de lui asséner plus facilement le coup mortel ». Cité dans Liddell Hart Basil, Stratégie, Perrin, 1998, p. 226.
(31) Ibid., p. 227.
(32) Gaulle (de) Charles, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 151.
(33) Clausewitz (von) Carl, De la guerre, Les Éditions de Minuit, 1992, p. 190.
(34) Ibid., p. 85.
(35) Goya Michel, Sous le feu, La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014, p. 153.
(36) Expression consacrée, y compris en langue anglaise.
(37) Masson Philippe, Histoire de l’armée française de 1914 à nos jours, op. cit., p. 222.
(38) Bloch Marc, op. cit., p. 165-173.
(39) Ayant étudié les écrits de ces auteurs au début des années 1920, le général Guderian écrivit dans ses mémoires : « Mon intérêt fut particulièrement éveillé, mon imagination excitée, par les livres et les articles anglais de Fuller, Liddell Hart et Martell. Voyant très loin, ces soldats cherchaient dès cette époque à faire du char mieux qu’une arme d’accompagnement d’infanterie. Notre âge est celui de la motorisation ; ils la développaient à partir du char, et de la sorte ouvraient la voie à une façon nouvelle et de grand style de conduire la guerre », dans Guderian Heinz, Souvenirs d’un soldat, Perrin, 2020, p. 34.
(40) Charles de Gaulle indiqua dans ses mémoires que Reynaud fit une remarquable intervention à la tribune de la Chambre des députés le 15 mars 1935, montrant pourquoi et comment la France devait se doter d’une « armée mécanique de qualité », dans Gaulle (de) Charles, Mémoires de guerre, Tome I, L’appel : 1940-1942, Plon, 1954, p. 13.
(41) Ibid., p. 16.
(42) Daladier fut ministre de la Guerre et de la Défense nationale du 4 juin 1936 au 18 mai 1940 (à ce titre, président du Conseil supérieur de la Guerre), mais aussi président du Conseil du 10 avril 1938 au 20 mars 1940. Gamelin était chef d’état-major général de l’Armée (de terre) depuis 1931, puis succéda au général Weygand en 1935 comme vice-président du Conseil supérieur de la Guerre et généralissime désigné.
(43) Garraud Philippe, « L’idéologie de la défensive et ses effets stratégiques : le rôle de la dimension cognitive dans la défaite de 1940 », Revue française de science politique, n° 54, Presses de Sciences Po, 2004/5, p. 804-809.
(44) Weygand Maxime, Mémoires, Tome III, Rappelé au service, Flammarion, 1950, p. 82-90.
(45) Clausewitz (von) Carl, op. cit., p. 69.
(46) Lewal Jules, Introduction à la partie positive de la stratégie, Économica, 2002, p. 101.
(47) Gray Colin, op. cit., p. 100.