Ouverture - Des Balkans aux défis d’aujourd’hui : comment militaires et diplomates coopèrent-ils ?
Véronique Bujon de l’Estang
Je voudrais remercier le général Bentégeat et l’ambassadeur Gérard Errera qui ont accepté d’ouvrir ce colloque par une approche un peu générale, destinée à tracer les grandes lignes de la réflexion qui fera l’objet de nos travaux aujourd’hui. Ils ont l’un et l’autre, aux fonctions éminentes qu’ils ont occupées, été des témoins et des acteurs de ce travail conjoint des militaires et des diplomates dans l’élaboration de la politique étrangère de la France. Nous allons aujourd’hui aborder une période qui, comme l’a rappelé le président de la Société d’histoire diplomatique, commence par les crises des Balkans. C’est un choix que nous avons fait, car il nous a semblé que cela ouvrait une nouvelle période et qu’il s’agissait d’une étape décisive. Le général Bentégeat et l’ambassadeur Errera pourront nous dire en quoi cette période a marqué une étape.
La prise de conscience par les Européens de la distanciation américaine a-t-elle été la même pour les militaires et pour les diplomates ? Comment les conséquences ultérieures sur la construction de la défense européenne et le rapport avec l’Otan ont-ils été perçus et vécus par les uns et les autres ? Les conflits en ex-Yougoslavie et ceux qui ont suivi – je pense à l’Irak et à la Libye – ont permis de conjuguer actions militaires et négociations diplomatiques. Quelle perception pouvons-nous avoir de cette combinaison des actions ? Ce sont naturellement des thèmes sur lesquels nous reviendrons ensuite dans les panels. Je vais laisser la parole à nos deux orateurs. M. l’ambassadeur, voulez-vous commencer ?
Gérard Errera
Je vous remercie, Véronique, et je vous remercie de m’avoir invité à cette importante réunion. Après de nombreuses années, je suis enchanté de retrouver Henri Bentégeat avec qui j’ai partagé beaucoup d’événements et de coopérations heureuses.
Puisque nous parlons du dernier quart de siècle, je voudrais seulement indiquer que ce qui s’est passé depuis les années 1990 peut être séparé en trois grandes périodes. Il y a la décennie 1990, avec la toute-puissance américaine – ce qu’Hubert Védrine a appelé la « superpuissance » –, la fin de la menace soviétique et l’explosion de l’Union soviétique qui a déclenché déjà une perte de valeur stratégique de l’Europe aux yeux des États-Unis. C’est ce qui conduira les États-Unis, à travers l’Otan, à intervenir en Bosnie étant donné la difficulté pour les Européens à résoudre le problème dans des conditions extrêmement difficiles, pour ne pas dire impossibles. C’est cette prise de conscience de la dépendance des Européens, et de leur vulnérabilité, qui conduira principalement Français et Britanniques, compte tenu de leur expérience sur le terrain, à lancer ce qui a produit, à la fin de la décennie, les accords de Berlin plus (1999) au sein de l’Otan (première tentative pour constituer un « pilier » européen de l’Otan) et, à Saint-Malo (1998), une déclaration franco-britannique qui sera transformée en politique européenne l’année suivante.
Ensuite, il y a les années 2000, que l’on peut appeler celles de l’hubris américaine, après le 11 septembre, avec l’invasion de l’Irak. La Russie, jusque-là assez ouverte au dialogue avec Européens et Américains, commence à relever la tête. Quant aux Européens, ils se divisent sur l’Irak. D’un côté, il y a la détermination et la clairvoyance du président Chirac, grâce à qui nous n’avons pas donné de légitimité à l’intervention américaine aux Nations unies. De l’autre – c’est important pour la suite –, il y a un choix fatidique et malheureux pour la France sur le plan militaire parce que c’est le moment où commence un divorce entre les responsables militaires et le pouvoir politique à propos de l’intervention en Irak, ainsi que sur l’Afghanistan ; mais aussi pour la diplomatie britannique qui, peut-être depuis ce moment-là, s’est passablement affaiblie.
Dans les années 2010, l’accélération du désintérêt des États-Unis pour l’Europe s’accentue. On commence à voir le pivot vers l’Asie se constituer avec, en plus, un moment très important qui est la décision du président Obama de ne pas intervenir en Syrie, contrairement à ses engagements. Les Européens, relativement tétanisés et absents sur ces questions, à l’exception naturellement de l’intervention largement franco-britannique en Libye et, peut-être encore plus importante, de l’intervention française au Sahel. Il faudra finalement attendre la seconde partie de cette décennie, avec le président de la République actuel, pour relancer, avec difficulté mais avec vision, les projets de défense européenne, de coopération beaucoup plus accentuée et d’autonomie d’action des Européens.
À travers ces trois décennies, il y a quand même quelques constantes. La première est que, dans cette période – avec naturellement les ajustements, les points de vue et les approches fatalement différentes – pour ce qui est de la France, la coopération, la complémentarité, la coordination entre autorités politiques et responsables militaires ont été assez exemplaires, surtout en comparant à d’autres pays.
La deuxième constante est que, dans cette relation transatlantique sur les questions de sécurité et de défense, il y a sans doute un problème américain, mais il y a surtout un problème européen qui est la difficulté congénitale pour l’Europe en tant que telle de se penser et de se projeter en termes stratégiques. Il faut bien avouer que la vision française de ce que l’on appelle « l’Europe puissance » n’a jamais été et n’est toujours pas partagée par les autres partenaires. Dans ce problème européen, il y a le problème particulier de la France sur lequel nous reviendrons peut-être.
J’aborde un dernier point qui n’est pas le moins ironique. Les États-Unis se détachent et démontrent beaucoup moins d’intérêt pour l’Otan – le président Obama, d’abord et le président Trump, avec beaucoup plus de brutalité – avec la nouveauté qu’au désintérêt s’ajoute le fait que l’Europe n’est plus considérée comme une alliée, mais comme une concurrente (« L’Europe, c’est pire que la Chine, mais en plus petit ») en termes commerciaux et de relations économiques. Comme pendant, il y a le fait que la majorité des Alliés – on l’a vu à leurs réactions après les propos du président Macron (1) – considèrent que l’Alliance est quand même ce qui importe le plus.
Ce n’est pas une raison de baisser les bras. Sans faire de gloriole nationale, je ne vois pas d’où peut venir aujourd’hui une vision volontariste sur les projets notamment de défense européenne, si ce n’est de la France.
Général Bentégeat
Je ne voudrais pas brosser un tableau aussi général ; ce que vient de dire Gérard Errera est suffisamment éclairant pour l’ensemble de la période. Toutefois, je voudrais revenir au point de départ de tout cela. En effet, je crois que, très largement, d’un point de vue militaire, tout a basculé avec les Balkans. Pourquoi ? C’est d’abord la première fois que la guerre chaude revient en Europe. Comme l’a dit Gérard Errera tout à l’heure, c’est à partir des Balkans que se développe, chez Tony Blair et Jacques Chirac, l’idée que l’on peut essayer de faire quelque chose de concret militairement entre Européens. C’est aussi, d’abord, dans les Balkans que se cristallise cette notion d’ingérence humanitaire qui nous a fait tellement de bien et, surtout, tellement de mal. C’est enfin dans les Balkans que s’exprime pour la première fois la volonté universelle – sans dire hégémonique – de l’Otan. C’est en effet la première fois que l’Otan sort de son champ traditionnel qui était celui du territoire de l’ensemble des Alliés et que l’Otan s’engage d’abord en Europe puis en Afghanistan.
À tous égards, les Balkans me paraissent être un vrai tournant. Nous y reviendrons dans les tables rondes ultérieures, mais je voudrais exprimer mon point de vue de l’époque. D’un point de vue militaire, il est très intéressant de voir, en Bosnie, d’une part, le décalage entre les ambitions politiques et les efforts diplomatiques, et d’autre part, l’effet concret des actions militaires qui peut être magistral. En Bosnie, entre 1992 et 1995, il y a eu un contresens sur l’emploi des forces armées : nos armées ont été régulièrement engagées à contre-emploi. Ce point de vue n’est pas du tout une prise de position politique. Il a fallu l’arrivée de Jacques Chirac, avec une vision
complètement différente du rôle et des conditions d’emploi des forces armées, pour que, d’un seul coup, la crise de Bosnie s’engage dans la voie du règlement.
Je sais bien que c’est simplifier les choses que de les présenter uniquement sous l’angle militaire. Je sais aussi qu’entre-temps, il y avait eu une évolution, d’une part, des acteurs sur le terrain et, d’autre part, des États-Unis, ce qui a été essentiel pour le règlement de l’affaire bosniaque – si tant est que l’on puisse dire qu’elle soit réglée. D’un point de vue strictement militaire, cette approche politique de la gestion d’une crise sous le seul angle de l’ingérence humanitaire s’est avérée, en soi, totalement contre-productive.
L’Europe de la défense est née de cette aventure, essentiellement parce que les Européens et les Britanniques, qui n’y étaient pas pour rien – soyons honnêtes –, se sont montrés totalement incapables de régler la crise sans l’appui américain. Pourquoi les Britanniques y avaient-ils leur part ? La raison en est que la première réaction de François Mitterrand, quand il s’est rendu compte que l’implosion de la Yougoslavie devenait inévitable, a été de faire appel à l’Union de l’Europe occidentale (UEO) qui avait une certaine tradition militaire. Il pensait que l’UEO pouvait assumer la responsabilité – au moins en Croatie au départ où tout a commencé – d’empêcher le développement des massacres et de la guerre civile. Or, d’entrée de jeu, ce sont les Britanniques qui ont refusé, contraignant François Mitterrand à choisir le cadre des Nations unies.
C’est une autre leçon importante de cette aventure des Balkans. D’un point de vue militaire et, au-delà, politique et diplomatique, cela a été déterminant pour le choix futur du cadre d’engagement de nos armées. Comme la chaîne de commandement de l’ONU s’est avérée inadaptée au problème spécifique de la Bosnie, la France a décidé qu’elle n’engagerait plus directement en priorité – elle a toujours engagé un minimum de troupes au Liban et ailleurs sous Casques bleus – ses forces dans le cadre des Nations unies de crainte de se retrouver dans des schémas comparables à ce qu’elle avait vécu en Bosnie.
Tout commence donc dans les Balkans, mais beaucoup de choses, comme l’a souligné Gérard Errera, ont en réalité évolué depuis. Les cadres ne sont plus les mêmes. Du moins les armées ont gardé à l’esprit l’idée que leur rôle n’est pas d’être des soldats de la paix, ce qui était le concept dominant de cette époque, mais de combattre pour vaincre. C’est un défi auquel elles sont toujours confrontées.
Véronique Bujon de l’Estang
Merci, général. Il serait intéressant aussi d’avoir votre point de vue, celui des militaires et des diplomates, sur l’aspect des stratégies de sortie. Comment terminer une opération militaire ? Il y a le risque d’enlisement, souligné à plusieurs reprises. Sur ce sujet aussi, nous aimerions vous entendre, général.
Général Bentégeat
On est bien solidaires sur cette question. Le risque d’enlisement est inéluctable. Chaque fois que l’on engage quelque part des moyens militaires, on ignore comment on fera réellement pour les retirer, sauf à se fixer une règle absolue, comme l’ont fait les Britanniques à une époque (« first in, first out ») : même si rien n’est réglé, il s’agit bien de partir dans un ou deux mois de toute façon. Cela ne règle pas les crises, mais cela règle au moins la question de l’enlisement.
L’enlisement est une crainte réelle, d’abord pour les responsables politiques, ensuite pour les diplomates et les militaires, mais cette crainte est exacerbée par l’impatience des opinions publiques. À notre époque d’Internet et de l’immédiateté, au bout d’une semaine au Mali, j’ai commencé à voir paraître dans la presse écrite les premiers titres « L’enlisement ? ». Une semaine après le début de l’intervention au Mali ! Aujourd’hui, la question serait, hélas, bien plus légitime mais à l’époque, il y a six ans, c’était un peu excessif.
L’enlisement est bien un problème majeur. La solution militaire que l’on a trouvée, sur laquelle nous pourrons éventuellement revenir, est celle que l’on a employée en Libye : pas de troupes au sol. En effet, on s’est rendu compte que, dès lors qu’il y a des troupes au sol, il est très difficile de se retirer. La terre colle. Si on se contente de frappes aériennes et quelques forces spéciales, il devient plus facile de se retirer. Quand on s’est retiré de la Libye, le malheur est que la crise n’était pas réglée et qu’elle commençait à peine. Le chaos est survenu ensuite. Même si l’opération aérienne et navale a été un succès total, la crise en elle-même demeurait ou commençait.
Éviter l’enlisement est toujours très compliqué. La seule solution que nous ayons trouvée jusqu’à présent, c’est de transmettre la responsabilité de la gestion de la crise à des forces locales ou – et c’est d’une totale hypocrisie – de transmettre le « bébé » aux Nations unies alors que rien n’est réglé et qu’il n’y a aucune base pour qu’elles puissent exercer leur rôle de maintien de la paix jusqu’à la résolution totale de la crise.
Gérard Errera
J’ai très peu de choses à ajouter à ce que vient de dire brillamment Henri Bentégeat. En Bosnie, ainsi qu’au Kosovo, dix-sept ans plus tard, nous y sommes toujours. Les choses ne sont pas vraiment réglées. Même s’il n’y a pas de guerre ouverte, il n’y a pas de solution politique. Inutile de parler de l’Afghanistan, si ce n’est pour dire que la sortie – si on peut appeler cela une sortie – est un début d’accord avec les Talibans. On ne peut pas dire que ce soit un accord de paix, même si c’est un accord. Nous verrons ce qu’il donnera, mais on ne peut pas dire, vingt ans après, que les choses sont réglées. En Syrie, les Américains ont voulu se désengager et partir ; ils ne le peuvent toujours pas.
Pour rejoindre les années 1990 et la Bosnie, on peut seulement ajouter que, dans la mesure où, sinon en Europe, du moins en Méditerranée et en Afrique, il y aura de plus en plus de situations où les Américains ne voudront pas intervenir, légitimement ou non, et où les Européens devront intervenir politiquement et militairement pour toutes sortes de raisons – je mets de côté les questions d’opinion – en auront-ils les moyens ? S’ils les ont, la question de la sortie se posera de façon identique à celle que nous connaissons aujourd’hui. D’où l’importance, et la difficulté, comme c’est le cas au Sahel, d’européaniser – le mot est noble et parfois creux sur le plan concret – des moyens militaires, sinon financiers. Il faut se préparer à cette situation. Nous aurons, à l’avenir, étant donné le désengagement, le retrait ou l’indifférence, quel que soit le terme, à nous Européens (ce qui veut dire, dans la conjoncture politique et militaire actuelle en Europe, nous Français, nous Britanniques et peut-être aussi nous Espagnols, nous Italiens, mais pas beaucoup plus), devoir répondre à des problèmes que nous n’avons toujours pas résolus, que d’autres n’ont pas résolus et auxquels nous devrons nous confronter si nous ne voulons pas voir sur notre propre sol, les risques de cette situation de déstabilisation ou de crise.
Général Bentégeat
Je suis totalement d’accord avec ce que vient de dire Gérard Errera. Nous ressentons d’autant plus la nécessité d’européaniser nos opérations que les armées françaises sont aujourd’hui engagées au-delà de leurs limites réglementaires, concrètes et réelles. Comme vous l’avez souligné, une partie du problème vient du fait que le Brexit nous prive d’une participation directe du Royaume-Uni aux opérations de l’Union européenne. Il ne faut pas non plus trop se leurrer. Il faut regarder les choses en face. Jusqu’à présent, les Britanniques ont extrêmement peu participé aux opérations de l’Union européenne. Or, il y en a eu ! On dit souvent que l’Europe de la défense n’existe pas ; ce n’est pas vrai. J’ai pu le vivre directement à Bruxelles. L’UE a déjà lancé huit opérations militaires, dont certaines d’une véritable envergure. En Bosnie, 7 000 hommes étaient déployés et, au Tchad, plus de 4 000 hommes. Il y a eu un certain nombre d’opérations militaires. Certes, ce n’était pas des opérations de haute intensité, mais il s’agissait néanmoins d’opérations qui nécessitaient un minimum d’engagements opérationnels.
Le premier problème de l’européanisation de nos actions militaires est la manière dont la France conçoit son rôle de leadership en Europe. Je renvoie là doucement la balle vers le camp diplomatique. Il faut être clair. D’une manière générale, comme nous sommes plus réactifs que les autres et que nous avons un système de décision politico-militaire bien plus efficace, nous avons tendance à décider d’abord d’intervenir et, ensuite, à demander à nos partenaires de se joindre à nous. Globalement, ils n’apprécient pas énormément cette manière de faire.
Gérard Errera
À tort… !
Général Bentégeat
Sûrement à tort… ! C’est ce qui s’est passé au Mali, il faut être honnête. On a commencé à décider que l’on irait – il est vrai que l’urgence imposait une décision rapide. C’est ensuite, seulement, que l’on a dit aux partenaires : « Comment se fait-il que vous ne soyez pas là à arriver vite ? On vous attend parce que l’on ne peut pas faire cela tout seul. » Il y a sans aucun doute un problème concret et pratique dans la manière d’agir avec nos partenaires.
Il y a aussi ce problème auquel nous allons être confrontés dans les jours, les semaines ou les mois à avenir : définir dans quelles conditions les Britanniques pourront continuer à participer avec nous aux entreprises militaires européennes. Malgré le traité de Lancaster House (2010), ce ne sera pas très simple. En effet, il me semble que la Turquie cherchera, d’une manière ou d’une autre, à en tirer profit pour elle-même et n’acceptera pas volontiers que le Royaume-Uni dispose d’un régime particulier avec l’Union européenne. C’est, selon moi, le premier problème à résoudre.
Comme vous l’avez déjà souligné, le second problème consiste à susciter chez nos partenaires européens un minimum de volonté d’agir, y compris dans le domaine opérationnel. Nous sommes encore loin du compte.
Gérard Errera
Un mot sur les Britanniques. Ils ont été aux avant-postes sur la partie politique à propos de la défense européenne. Même si Saint-Malo a été une négociation et un texte brillants, n’oublions pas que l’initiative en revient à Tony Blair, au sommet de Pörtschach (Autriche) en 1998, pour lancer ce mouvement. Il y a eu ensuite une négociation franco-britannique qui s’est transformée en politique européenne, en moins d’un an, sur tous les sujets. J’ouvre une parenthèse. La réaction américaine, aussi bien après l’accord de Berlin au sein de l’Otan qu’après la déclaration franco-britannique de Saint-Malo et son prolongement européen, a été violente à chaque fois, très violente !
Comme vous l’avez dit, Henri, je crois que, surtout dans l’après-Brexit, les Britanniques vont regarder d’abord – parce que c’est le propre de la politique de Boris Johnson dans tous les domaines, j’allais dire, d’être sans foi ni loi ou, dirais-je, d’un égoïsme assez fort – l’intérêt national sur le plan économique (d’où la négociation qui va commencer, dans des conditions qu’ils espèrent les plus favorables possible). Cela se fait aussi, sur le plan militaire, en jouant sur tous les tableaux, en jouant sur l’aspect bilatéral de l’accord de Lancaster House, qui était un accord voulu par les Britanniques pour des raisons d’intérêt national britannique, y compris sur les sujets les plus sensibles. Cela n’a pas été une demande française, mais bien une volonté britannique, notamment pour des raisons budgétaires ainsi que militaires. Jouer sur le plan bilatéral permet aussi de faire en sorte que ce ne soit pas quelque chose d’européen. Par ailleurs, il s’agit ainsi, dans la négociation, de monnayer l’apport britannique en matière de sécurité, de défense, d’expertise militaire et diplomatique contre des avantages sur le plan économique. Comme vous l’avez dit, Henri, ne nous attendons pas à ce que les Britanniques, dans des opérations ponctuelles, si leur intérêt national n’est pas engagé, viennent à la rescousse de leur plein gré, surtout dans la période qui s’ouvre aujourd’hui. On ne l’a peut-être pas vu suffisamment, étant donné l’image folklorique de Boris Johnson, mais ce sont des durs qui sont au pouvoir et ce, sur tous les plans. Je crois que nous aurons quelques surprises, plutôt mauvaises. C’est la raison pour laquelle il ne faut certainement pas faire preuve de complaisance dans cette négociation, comme cela a été le cas jusqu’à présent.
Par ailleurs, pour ce qui est des Européens, il faut balayer devant notre porte – un petit peu, pas trop non plus, il ne s’agit pas de se flageller. Il y a un problème de fond et un problème de méthode. Le problème de fond est que la plupart des Européens pensent « européen » et, en fait, se précipitent vers l’Otan, même et surtout quand l’Otan a moins d’importance aux yeux des Américains, donc quand la garantie est moins forte. Mme Merkel peut dire « Il est temps maintenant de prendre notre destin en main » , on n’en voit pas encore les conséquences factuelles et concrètes, notamment en réponse aux propositions françaises. C’est bien le fond du sujet. Il y a des propositions. Certes, les Français agissent un peu comme les Américains : ils décident et, ensuite, naturellement puisque c’est la France, les autres doivent se rassembler.
Mais, au-delà de la méthode – pour laquelle il y a certainement des marges de progrès dans notre façon d’aborder les choses –, cela n’empêche que la plupart des Européens n’ont pas encore aujourd’hui franchi le pas. Pour des raisons traditionnelles dont nous sommes en partie responsables (je pense à l’Allemagne et à l’histoire de ces quarante dernières années), mais aussi pour des raisons tout bonnement politiques (la constitution de majorités qui veulent de moins en moins prendre des risques et dépenser suffisamment de crédits pour participer à un effort de défense), ils ne voient pas la nécessité ou l’utilité, sauf en termes très philosophiques, pour une Europe en tant qu’entité, d’avoir les moyens militaires, en dehors des autres. En effet, il y a les Américains et, finalement, on entre dans un monde où tout n’est pas que militaire et où le Green Pact ou Green Deal vaut bien une diminution des crédits du Fonds européen de défense, par exemple. C’est ce que l’on verra à l’avenir, y compris peut-être l’avenir très immédiat en France si l’évolution des majorités se fait avec une montée des Verts.
Véronique Bujon de l’Estang
Je voulais vous poser une dernière question sur les nouvelles menaces et les nouveaux défis qui s’offrent à l’Europe. Face à ces nouveaux rapports de puissance et ces nouvelles questions, l’Europe peut-elle se contenter d’une réponse par le Soft Power ? Ou faut-il qu’elle remilitarise sa réponse ?
Général Bentégeat
Je ne suis pas ici en tant que responsable du budget de la Défense mais vous comprendrez naturellement que ma prudence naturelle me pousse à estimer qu’il est temps que, dans l’Union européenne et surtout en ce qui concerne la France, nous considérions de manière très attentive les dépenses que nous accorderons ou non à notre défense. Y a-t-il une sorte de remilitarisation et des risques accrus ?
Il est clair que nous ne sommes pas à la veille d’une troisième guerre mondiale. Je ne le crois pas, contrairement à ce qu’on lit ici et là. Aucun indice ne va dans ce sens. Par ailleurs, le monde réarme, sauf l’Europe. Depuis dix ans maintenant, on observe une augmentation régulière des dépenses militaires dans le monde, sauf en Europe, malgré un léger sursaut ces deux dernières années.
Le domaine des conflits s’étend de plus en plus au cyberespace. Peut-on parler de militarisation dans ce cas ? Non, bien sûr, mais il faut bien comprendre que la lutte dans le cyberespace, qui s’exerce au moins autant dans le domaine politique et économique que dans le domaine militaire, contraint les pays qui veulent garder la maîtrise de leur destin à faire des investissements de plus en plus considérables. Je discutais hier avec un responsable de Dassault. Il me disait que, désormais, les contraintes de cyberdéfense dans la conception des avions futurs vont renchérir de manière colossale le coût des futurs avions. Il faut en effet se parer contre toute intrusion possible dans les systèmes numériques qui sont à la base du fonctionnement désormais de toutes nos techniques modernes et de plus en plus dans les armées.
L’autre domaine dans lequel petit à petit on voit se dessiner des menaces, c’est l’espace exoatmosphérique. Il y a déjà six pays, que je ne pourrai pas vous citer, qui ont réussi à détruire des satellites à partir du sol terrestre. Cela prouve que notre système satellitaire, sur lequel nous reposons très largement pour un très grand nombre de nos activités (communication, géolocalisation, etc.), est aujourd’hui de plus en plus menacé. Il est d’autant plus menacé qu’il est en augmentation continue de manière exponentielle. Même les risques d’accidents, si je puis dire, augmentent considérablement.
Enfin, il y a aussi toute l’évolution liée à l’explosion du numérique qui fait que, si nous décrochons aujourd’hui dans la qualité de nos équipements, nous nous retrouverons demain absolument incapables de participer à quelque opération que ce soit avec les Américains, pour commencer, et ceux de nos alliés qui auront fait le même effort.
Quel est le genre de risque auquel on peut être confronté dans l’immédiat ? Il y a la poursuite de ce genre de crises hybrides, comme celles que nous connaissons aujourd’hui. Cela ne fait aucun doute. Le djihadisme islamique a encore un certain temps devant lui. Nous pouvons craindre aujourd’hui aussi des crises majeures dans le domaine nucléaire. On le sait, un des soucis principaux que peut avoir la France, c’est qu’avec le Brexit, elle se retrouve la seule puissance nucléaire en Europe, avec toutes les pressions qui vont inévitablement intervenir de la part des écologistes et des opinions publiques qui, globalement, en Europe, sont très réticentes à la dissuasion nucléaire. Pour nous, il y a là un danger immédiat qui est celui de perdre ce qui est la base de notre indépendance nationale.
Gérard Errera
Je vais dire une évidence. Étant donné la multiplicité et la diversité de ces menaces, notamment nouvelles, que ce soient la cybersécurité, les conséquences du dérèglement climatique, le terrorisme djihadiste, les pressions géoéconomiques, il y a évidemment et, peut-être, encore davantage que dans le passé, une nécessité absolue pour diplomates et militaires de partager, de confronter leur expérience, leur expertise et leurs réflexions afin de définir des stratégies et d’essayer de ne pas répondre au cas par cas, dans l’urgence ou dans l’émotion des opinions.
Par ailleurs, sur le Soft Power, il y a évidemment deux réactions possibles. Il y a celle qu’on voit dans de plus en plus d’opinions, d’observations et de réflexions, qui consiste à dire que l’important, c’est le Soft Power, le numérique, la définition des normes, la réglementation technologique et industrielle, la taxe carbone, etc. C’est en effet très important, notamment pour les Européens. Thierry Breton, en tant que commissaire, a dit à ce sujet des choses tout à fait importantes. Mais, il y a une condition : il faut que ce soit un des moyens, non pas le seul et principal, pour les Européens de se défendre et d’assurer leur sécurité. Je ne sais plus qui a dit : « Soft power is power but no hard power is no power ». Cela résume assez bien ce qui doit nous conduire : c’est ce qui nous attend pour les années qui viennent – et c’est tant mieux ! ♦
(1) Sur la « mort cérébrale de l’Otan » (The Economist, 7 novembre 2019).