3e panel – Diplomates et militaires : le nucléaire et le spatial
Benoît d’Aboville
Nous allons passer à une autre thématique, car nous avons le privilège d’accueillir deux acteurs impliqués dans des problématiques tout à fait actuelles. Le général Bruno Maigret est en charge de la préparation opérationnelle des forces nucléaires portées par les avions Rafale. Céline Jurgensen, qui travaille à la Direction des applications militaires (DAM) au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), est aussi très active dans la préparation des affaires de non-prolifération. Une conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) devrait avoir lieu en mai prochain (1), qui s’annonce assez difficile. Elle est aussi très impliquée dans les actions d’information sur l’histoire nucléaire française, ainsi que sur la capacité de nos universités et de nos doctorants à se maintenir à niveau dans ces domaines.
Ma première question s’adresse à vous, mon général. Le 7 février dernier, devant l’École militaire, Emmanuel Macron a prononcé le grand discours sur la dissuasion que chaque Président doit effectuer durant son mandat. Il a notamment indiqué que, si la doctrine française ne changeait pas – il en a bien confirmé la continuité –, il fallait tenir compte du nouvel environnement et des nouvelles priorités stratégiques de la France. Il a notamment évoqué une inflexion européenne. De manière très concrète, il a parlé de participation d’États européens aux exercices que nous menons régulièrement pour le maintien de l’efficacité de notre composante aérienne nucléaire. Sans livrer de secrets de défense, pourriez-vous nous apporter quelques éclairages ?
Général Maigret
Je vous remercie, M. l’ambassadeur. Je tenais à vous dire que c’est un grand honneur et un grand plaisir d’être parmi vous aujourd’hui. Avant de répondre directement à votre question, je voudrais rappeler un peu les caractéristiques des Forces aériennes stratégiques (FAS). Si le Président a proposé cette initiative, c’est qu’il y avait des possibilités d’intégrer de façon plus ou moins visible nos partenaires européens au sein des exercices des FAS. Je voudrais revenir rapidement sur l’ADN des FAS. Elles ont cinq ou six caractéristiques majeures.
• La première est la dualité. Aujourd’hui, l’ensemble des moyens de la composante nucléaire aéroportée, à part les missiles, est complètement dual. Cela veut dire que les avions de chasse, les avions ravitailleurs et les équipages sont en mesure de couvrir l’ensemble des missions de l’Armée de l’air. Aujourd’hui, les avions de chasse des FAS (les Rafale biplaces) sont capables de monter ce que l’on appelle la « police du ciel », c’est-à-dire la garantie de la préservation de l’espace aérien français. Ils sont capables d’effectuer des missions de Close Air Support en Afrique ou au Levant, et de participer aux missions nucléaires. En ce qui concerne le segment ravitailleur, le Boeing KC-135 est remplacé aujourd’hui par l’avion multirôles de transport et de ravitaillement (Airbus A330 MRTT) qui participe à l’ensemble du spectre des missions qui concerne un avion de cette catégorie (transport stratégique, ravitaillement en vol, évacuation sanitaire). Le résultat, c’est que le général commandant des FAS ne dispose de ces moyens que pendant une période relativement limitée. Mais, pour la mission nucléaire, ils sont sous son entier commandement. Le MRTT est ainsi utilisé aujourd’hui 4 % du temps au profit des FAS et 96 % du temps au profit d’autres commandeurs. La dualité est fondamentale pour comprendre l’économie générale du dispositif.
• Une autre caractéristique est la permanence. Aujourd’hui, les FAS tiennent ce que l’on appelle la posture d’alerte nucléaire, c’est-à-dire que, sur directive du président de la République, les équipages des FAS doivent être capables de réagir et de frapper selon des plans définis avec des moyens dédiés selon des délais prescrits. C’est l’ADN des FAS. Quand on lance un entraînement, le chronomètre tourne parce que l’on doit respecter cette capacité de montée en puissance dans les délais.
• Je parle d’autant plus facilement de l’efficacité – autre caractéristique – que je n’y suis pour rien. Pour la dissuasion, il s’agit de temps long. Les travaux réalisés sur le missile, l’avion ou le ravitailleur ont été commencés dans les années 2000 et débouchent aujourd’hui. Je le dis sans forfanterie, les FAS n’ont jamais été aussi puissantes. Notre capacité de pénétration et notre crédibilité sur le plan opérationnel sont hors-norme.
• Un point fondamental est la complémentarité avec la Force océanique stratégique (Fost). Quand on vit la dissuasion de l’intérieur, cette complémentarité est structurante. Le président Hollande le disait dans son discours de 2015 à Istres : « Une qui se voit, une qui ne se voit pas. » Sur le plan stratégique, opérationnel et technique, cette complémentarité est fondamentale. Cette qualité de « visibilité » des FAS est ce qui leur permet de démontrer, au quotidien, la crédibilité opérationnelle de la dissuasion dans son ensemble, et est également ce qui permet au Président de mener un dialogue dissuasif avec son adversaire en étant capable de faire monter la pression par des actions très visibles, jusqu’à ce que ce dernier décroche.
Cela m’amène maintenant plus précisément à votre question. Les FAS ont donc une capacité de conduire le dialogue dissuasif. Le but de la dissuasion est surtout de ne pas l’employer, mais de pouvoir offrir la capacité au président de la République de gravir une échelle de perroquet qui va obliger l’adversaire à décramponner. Cela passe par des opérations qui doivent pouvoir être visibles par l’adversaire : on rappelle par exemple nos avions qui sont en opérations extérieures, en particulier les avions ravitailleurs. Il peut y avoir d’autres mesures ostensibles. On peut ainsi montrer à nos adversaires potentiels que l’on est en train de monter en puissance grâce à la connaissance que nous avons du passage des satellites adverses qui les renseignent. Ou bien, il y a le type de manœuvre réalisée par le président Trump, il y a environ deux mois en Iran. Il a fait décoller ses avions, il ne les a pas engagés. Il les a rappelés. Il s’agit typiquement d’une manœuvre dissuasive. Et nous savons le faire. Notre objectif principal est bien cette capacité, dans notre domaine, à gravir l’échelle de perroquet pour obliger l’adversaire à « descendre ».
Nous allons entrer maintenant plus précisément dans le cœur du sujet. Une autre caractéristique des FAS est de démontrer la crédibilité de la dissuasion française. La mission de la Fost est d’être tapie au fond des océans, prête à réagir sous très faible préavis. La mission des FAS consiste à démontrer cette crédibilité. C’est ce que nous faisons par des exercices. Et nous faisons savoir que nous menons ces exercices.
Le dernier exercice que nous avons mené, le plus emblématique, est ce que l’on appelle l’exercice Poker, qui se déroule quatre fois par an. Dans les différentes bases aériennes, on simule un ordre d’engagement du président de la République. Après un transit en haute altitude, tous les avions, chasseurs nucléaires, ravitailleurs, chasseurs d’escorte, AWACS (Système de détection et de commandement aéroporté), se retrouvent en pointe bretonne. Ils transitent ensuite ensemble en haute altitude jusqu’à Bayonne. On tourne à gauche, sur un cap 120, vers la Corse. On est alors en projection de puissance vers un pays adverse simulé. Les Rafale quittent leurs ravitailleurs, percent en basse altitude et pénètrent en territoire hostile pour délivrer leur armement. Puis on remonte en haute altitude, on ravitaille à nouveau. Ces missions nécessitent environ sept heures de vol. En « dépliant » la distance parcourue pendant ces sept heures, on peut en déduire la distance qui peut être parcourue. C’est ce que nous montrons à l’adversaire car il est fondamental qu’il le sache. C’est forcément le cas puisque c’est notifié par un Notam, une notification d’avertissement de blocage de l’espace aérien. Nous nous retrouvons ainsi avec les Russes, qui viennent nous voir régulièrement, ou les Chinois qui viennent de loin. Ils ont deux mois pour arriver, ce qui leur laisse le temps nécessaire ! Ces exercices sont fondamentaux. C’est la granularité de ce que l’on peut faire dans ces exercices qui va nous permettre d’intégrer des pays étrangers.
Nous réalisons environ 70 exercices par an. Nous menons des exercices de planification (soit sur pays réels, soit sur pays fictifs), des exercices de transmission de l’ordre présidentiel et des exercices de transmission de plans réels ou simulés. Nous faisons aussi régulièrement des exercices de mise en œuvre en sortant nos armes pour garantir la dextérité de nos équipages à les sortir, les accrocher et préparer les missions. Il s’agit ainsi de montrer éventuellement à nos adversaires potentiels que nous maîtrisons parfaitement la manœuvre.
Enfin, nous faisons ce que nous appelons les Livex (Live Exercise). Il s’agit d’exercices de type Poker de projection de puissance. Nos équipages décollent de France, font une projection de puissance de cinq heures jusqu’à Djibouti, percent en basse altitude, où des adversaires nous attendent. Nous simulons un tir et nos avions atterrissent à Djibouti.
Dans tous ces exercices, il y a une granularité que l’on peut offrir à nos partenaires. La première est celle d’observateur. Vous vous doutez bien que, pour la mise en œuvre et accrocher des missiles sous des avions, il s’agira forcément d’avions français avec des équipages français et des mécaniciens français. En revanche, en fonction de la granularité de ce que l’on veut faire et de l’autorisation que nous aurons du président de la République, les exercices de planification obéiront soit à des plans simulés, soit à des plans un peu plus robustes. L’investissement des uns et des autres peut être différent.
Nous pouvons intégrer des pays étrangers dans les exercices. C’est la partie la plus visible ou la plus facile aujourd’hui. C’est ce que nous faisons déjà pour les exercices Poker où des Italiens et des Allemands participent non pas en accompagnant le raid nucléaire, mais en opposition. Quand nos avions ont pénétré en basse altitude, ils ont des adversaires en face d’eux dont le but est d’empêcher de les laisser passer. Et parfois, le ravitailleur « Red », c’est-à-dire jouant le rôle de l’ennemi, est fourni par les Allemands ou les Italiens.
Il s’agit donc aujourd’hui de savoir comment ouvrir la porte à des pays étrangers. La planification n’est pas notre domaine, mais de la responsabilité du président de la République, et dépendra de la volonté de participation des pays étrangers. En revanche, en vol, c’est relativement facile. Nous effectuons tous les jours des intégrations en vol. L’arme aérienne est intégratrice par essence. Nous savons voler avec des Allemands, des Italiens et des Anglais. Nous avons le même langage. Nous parlons de la même chose. Nous nous comportons de la même façon. Aujourd’hui, les choses se font en fonction du niveau politique dans lequel veulent s’investir les pays étrangers. Si les Allemands, par exemple, souhaitent s’engager de façon importante, ils pourront évidemment venir avec un ravitailleur, accompagné d’avions de protection chargés de protéger le raid aérien ; s’ils veulent aller un peu moins loin, ils mettront à disposition uniquement un avion ravitailleur, sans avions de combat pour accompagner le raid. Si les Anglais veulent participer, l’intégration de l’avion ravitailleur anglais et des F-35 ou des Eurofighter au sein du raid ne pose aucun problème.
Benoît d’Aboville
Mon général, si nos partenaires ont la capacité technique aérienne, ont-ils à l’esprit la culture stratégique nucléaire qu’appelle de ses vœux le Président ? Dans son discours, le Président a insisté sur le fait que les tendances lourdes de la nouvelle conflictualité, y compris dans l’espace et dans le cyber, ne pouvaient plus être ignorées par les Européens. Dans l’action que vous menez, avez-vous le sentiment que vous arrivez peu à peu à faire découvrir une culture nucléaire, surtout au moment du TNP ? J’adresse aussi la question à Céline Jurgensen.
Céline Jurgensen
Je suis ravie d’être parmi vous aujourd’hui pour parler de ce sujet. Le colloque portant aujourd’hui sur les diplomates et les militaires, je voudrais d’abord préciser, avant de répondre spécifiquement à la question posée, que dans le cas de la dissuasion (comme sans doute dans d’autres aspects), un troisième acteur manque : le scientifique. Je dis cela non seulement parce que je suis directrice de la stratégie à la DAM au CEA, mais aussi parce que c’est la réalité du travail quotidien sur la dissuasion. Il s’agit d’un travail très étroit entre les membres de cette « triade », pour reprendre le langage stratégique, constituée du diplomate, du militaire et du scientifique. Ce n’est pas totalement un hasard si la naissance de la Direction des applications militaires du CEA coïncide avec la naissance de la Ve République. Le général de Gaulle souhaitait conforter la décision de procéder à un premier essai nucléaire (qui interviendra en février 1960), notamment par la création d’une direction scientifique dédiée à cet objectif.
Ce triptyque recouvre en fait une triple crédibilité fondamentale pour l’efficacité de la dissuasion : la crédibilité politique ; la crédibilité opérationnelle, parce qu’il faut que la parole présidentielle et des diplomates dans les enceintes internationales soit crédibilisée par la démonstration de capacité militaire opérationnelle ; enfin, la crédibilité scientifique et technologique, qui est notamment démontrée par les scientifiques du CEA. Cette crédibilité est fondamentale pour que la dissuasion fonctionne, c’est-à-dire pour que, paradoxalement, on n’ait jamais besoin de se servir d’une arme nucléaire. Il est très important de souligner ce point. Je voudrais citer à cet égard les propos de la ministre des Armées. Elle résume tout à fait cet état d’esprit dans un discours qu’elle a prononcé en 2018 pour les soixante ans de la DAM du CEA. Elle parle de l’« œuvre commune », c’est-à-dire du travail quotidien sur la dissuasion nucléaire réalisé entre les militaires, les scientifiques et, par extension, les diplomates : « L’œuvre commune n’est pas une formule qui aurait perdu son sens au fil des ans et des discours. L’œuvre commune, c’est l’exigence qui se rappelle à tous, c’est bien plus qu’un partenariat entre CEA, DGA (Direction générale de l’armement) et armée, entre politiques, militaires, ingénieurs et diplomates ; c’est une intimité d’objectifs, d’ambitions et de moyens. C’est un lien puissant, une famille indéfectiblement soudée pour assurer la souveraineté de la France. »
Dans cette citation, plusieurs mots méritent d’être relevés. Il y a bien sûr la notion de souveraineté. En effet, l’origine de la dissuasion française est le « plus jamais ça », c’est-à-dire la volonté d’assurer et de garantir en toutes circonstances notre liberté de décision et d’action. Philosophiquement et historiquement, les origines de la dissuasion française remontent à l’expérience traumatisante de la Seconde Guerre mondiale. Il est notable de voir à quel point des résistants – scientifiques, diplomates, politiques et militaires – ont œuvré en commun, y compris après la guerre, pour développer ce programme nucléaire militaire français. L’autre mot que je voudrais relever, c’est « intimité ». Cela correspond au travail en commun que nous menons, qui se traduit par des structures institutionnelles et des rendez-vous réguliers. Il y a ainsi les conseils des armements nucléaires autour du président de la République, auxquels participent non seulement les militaires mais aussi le ministre des Affaires étrangères et le directeur des applications militaires du CEA intuitu personae. Au-delà de ces grands rendez-vous, c’est tout un travail au quotidien, au service de la défense et de la souveraineté de la France.
J’en viens maintenant à la question posée par Benoît d’Aboville sur la culture stratégique européenne. Nos partenaires européens sont-ils prêts à saisir la main tendue par le président de la République ?
Au commencement de la dissuasion était le verbe. Cela reste encore vrai : la dissuasion est avant tout un langage et une grammaire à connaître. C’est une grammaire de la puissance et un langage de la force que l’on apprend des militaires, mais cela ne veut pas dire que l’on accepte de s’en tenir aux seuls rapports de force sans le droit. Il est donc important de comprendre cette grammaire stratégique. Dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion, le 7 février dernier, le président de la République a souligné que les Européens, y compris les Français, ont eu tendance à considérer, après la guerre froide, qu’il n’y avait plus besoin d’apprendre et de connaître la grammaire stratégique et, en particulier, la grammaire de la dissuasion nucléaire. Or, on s’aperçoit que les rapports de puissance n’ont pas disparu – au contraire –, que la compétition stratégique entre les grandes puissances (Russie, États-Unis et Chine désormais) se développe. Il est donc important de parler le même langage et de se comprendre. C’est l’une des raisons pour lesquelles le chef de l’État se prononce régulièrement sur la dissuasion. Les discours présidentiels sur la dissuasion sont en effet destinés à asseoir la crédibilité politique de notre dissuasion et à expliciter notre doctrine. Ce message s’adresse notamment aux adversaires potentiels, par souci de transparence, pour que ceux-ci comprennent ce à quoi ils s’exposeraient s’ils avaient l’intention de s’en prendre à nos intérêts vitaux.
Il faut donc connaître ce langage. C’est la raison pour laquelle, en lien et en coordination avec le ministère des Armées et le Quai d’Orsay, nous développons conjointement des actions pour développer cette culture stratégique en France, mais aussi en Europe. Cela passe par des enseignements universitaires ou un soutien à la recherche universitaire. Par exemple, ma Direction soutient des chaires universitaires à Paris 1 ou à Bordeaux. À l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, dans des universités comme Lyon 3 ou encore Aix-Marseille, ont lieu des cours, des enseignements ouverts à tous sur la dissuasion nucléaire et, plus largement, les questions stratégiques. Le développement de la culture stratégique passe aussi par un soutien à la recherche menée par les think tanks. Et cela passe aussi par des initiatives, notamment à destination des jeunes générations, comme le réseau de jeunes « Réseau nucléaire et stratégie – nouvelle génération », créé en 2015 et ouvert non seulement aux Français mais à tous les jeunes Européens qui le souhaitent, afin de parler de questions nucléaires de défense et, au-delà, de questions stratégiques. Tous ces efforts doivent être poursuivis et approfondis, en lien avec nos partenaires européens qui le souhaitent.
Benoît d’Aboville
Céline Jurgensen vient de souligner à quel point le monde de la dissuasion n’est pas un monde fermé mais, au contraire, un monde ouvert.
Général Maigret
Je voudrais revenir, non pas sur les propos de Céline Jurgensen, mais sur la politique. Comment envisageons-nous d’être force de proposition vers nos partenaires sur les capacités dans lesquelles ils pourraient intervenir ? C’est un enjeu important. C’est là que l’on voit ce que sont la complémentarité et le rôle de l’État pour porter les messages que nous souhaitons exprimer au nom du président de la République. Je vous ai dit ce matin que j’avais proposé un papier au CÉMAA, qui va en parler ensuite au Chef d’état-major des armées. Ensuite, au sein de l’EMA, il y aura des discussions pour savoir ce qu’il est possible de proposer et où placer les curseurs. Il y aura ensuite un travail avec la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), Mme Alice Guitton. Ce sera présenté ensuite au cabinet du ministère des Armées où le directeur de cabinet connaît parfaitement nos affaires. Puis ce sera porté à l’État-major particulier du président de la République (EMP) qui donnera son feu vert sur la stratégie à mettre en place vis-à-vis de nos partenaires, sur le levier que l’on peut leur offrir, jusqu’où ils peuvent aller et jusqu’où nous voulons bien qu’ils aillent. C’est donc une démarche globale de l’État, bottom-up au niveau du CEMAA, du Céma et des diplomates, chacun à son niveau ; et top-down du Président vers ses homologues pour savoir où c’est possible.
Il s’agit d’un travail d’équipe. Quand je suis entré dans la dissuasion, j’ai été frappé par cette collaboration extraordinaire de l’équipe de France de dissuasion : l’État (diplomates, militaires), la science, les industriels pour lesquels la DGA fait le lien entre la partie opérationnelle et la partie technique.
Dans la dissuasion, le maître mot est « ambition nationale ». En 1957, il a été décidé de se doter d’une force de frappe et le contrat de Mirage IV est signé. En 1959, a lieu le premier vol. En 1964, il y a 37 Mirage IV. Et il y avait, bien sûr, une bombe AN-11 sous les avions. Ça a été une manifestation éclatante de l’ambition nationale. Il y a donc bien une vision globale.
Je reste impressionné aujourd’hui par le fait que nous connaissons avec précision la masse de certaines matières particulières dont nous aurons besoin en 2040 pour disposer d’une dissuasion crédible. Nous savons les moyens de pénétration, c’est-à-dire le nombre de têtes nécessaires, qui nous permettront de garantir la stricte suffisance qui fait partie de notre doctrine. Quand on travaille dans la dissuasion, on voit à l’œuvre l’État stratège qui fonctionne parfaitement.
Benoît d’Aboville
À New York, nous devrions bientôt aborder la conférence d’examen du TNP. Nous allons nous trouver dans une thématique un peu différente, y compris entre pays européens. En effet, certains pays européens, comme l’Autriche et l’Irlande, ont accepté de soutenir la proposition d’abolition de toutes les armes nucléaires avec le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Céline Jurgensen est aux avant-postes de cette offensive sur le TNP, afin de maintenir le TNP qui est une garantie de non-prolifération. Comment voyez-vous cette conférence et, notamment, la solidarité européenne ?
Céline Jurgensen
Dans les prochains mois est prévue une conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP), qui fête cette année ses cinquante ans. Le TNP est un outil quasi universel et essentiel de lutte contre la prolifération nucléaire. C’est l’un des traités les plus universels au monde. Certes, quelques États n’y sont pas parties mais, au regard des prévisions très alarmistes qu’il y avait dans les années 1960 sur le nombre de pays nucléaires, on a réussi, grâce à ce traité, à limiter la prolifération des armes nucléaires.
Aujourd’hui, le contexte international dans lequel se tiendra cette conférence d’examen du TNP comporte de nombreux défis. La compétition stratégique s’est accélérée, ce qui se traduit notamment par la déconstruction et le « détricotage » de grands traités de maîtrise des armements, comme le Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) de 1987, qui avait mis fin à la crise des euromissiles. C’est un pan important de notre architecture de sécurité qui s’est écroulé. Nous sommes en train de discuter avec nos partenaires européens pour savoir comment réagir à la fin du traité FNI et comment nous adapter à cette nouvelle donne stratégique.
Il y a aussi de lourds enjeux de prolifération. La Corée du Nord est devenue, de facto, une puissance nucléaire. Elle reste un enjeu de prolifération mais elle est également devenue une question de dissuasion pour les États-Unis. C’est tout l’enjeu des négociations qui ont eu lieu avec Washington depuis 2018 et qui, pour le moment, n’ont abouti à rien de concret. Dans le cas de l’Iran, nous faisons face à une double incertitude : une incertitude sur l’avenir de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) signé en juillet 2015, puisque les États-Unis s’en sont retirés et que les Iraniens s’en désengagent progressivement ; et une incertitude à plus long terme sur les véritables ambitions nucléaires de l’Iran.
Enfin, l’apparition dans le paysage « nucléaire » d’un nouveau Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) complique la donne. Ce nouveau traité vise, en fait, à revenir sur le TNP. Le TNP reconnaît en effet cinq puissances nucléaires et, par conséquent, il reconnaît la légitimité politique et juridique, au niveau international, de cinq puissances nucléaires. Pour plusieurs États et pour certaines organisations non gouvernementales, c’est difficile à accepter. Des négociations se sont donc déroulées et ont abouti, à l’été 2017, à un Traité d’interdiction des armes nucléaires. Ce traité n’est pas encore formellement en vigueur, mais il le sera dans les mois ou années à venir. La France, comme de nombreux autres pays, a indiqué qu’elle ne le rejoindrait pas. Comme cela a été souligné, l’un de nos partenaires européens, l’Autriche, l’a cependant signé et ratifié. L’Irlande l’a signé, mais ne l’a pas encore ratifié, c’est en cours (2). Cela pose d’ailleurs question sur la solidarité européenne et sur la possibilité, non pas de créer un consensus – nous en sommes très loin –, mais de limiter les divergences sur le nucléaire de défense avec nos partenaires européens.
Dans ces conditions, il est probable que la conférence d’examen du TNP ne débouche sur aucun document final. Mais, au-delà de cette conférence d’examen qui a lieu tous les cinq ans, ce qui est plus fondamentalement en jeu, c’est la pérennité du TNP. Une fois que ce Traité d’interdiction des armes nucléaires sera entré en vigueur, certains États, poussés par certaines organisations, notamment ICAN (International Campaign to Abolish Nuclear Weapons), n’estimeront-ils pas préférable de se retirer du TNP et d’être parties seulement au TIAN ? L’enjeu à plus long terme est un risque d’affaiblissement progressif du TNP, de la norme de non-prolifération, au profit de ce Traité d’interdiction, qui ne porte pas sur les usages pacifiques du nucléaire civil et qui ne contient pas de garanties suffisantes contre la prolifération. Ainsi, l’enjeu n’est pas tant, à court terme, cette conférence d’examen, que la pérennité à plus long terme du TNP, qui reste un instrument fondamental pour la sécurité internationale. S’il est l’un des traités les plus universels au monde, c’est parce que l’intérêt bien compris des États est fondamentalement que leurs voisins ne développent pas une arme nucléaire.
Je voudrais faire une dernière remarque concernant les accords de maîtrise des armements. Ils illustrent en effet à quel point le travail entre les militaires et les diplomates est important. Quand on doit traiter de la question d’une possible violation du Traité FNI par la Russie et des conséquences d’une fin du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en Europe, il faut bien se poser la question de l’état des forces militaires en présence. Quelles sont les caractéristiques des missiles déployés ou non par la Russie ? De quels missiles disposent les Européens ? Quelles sont les options de réponse envisagées par les États-Unis après la fin du traité FNI ? S’agit-il de développer la défense antimissile ou les déploiements de forces ? S’agit-il plutôt d’envisager de nouveaux missiles sol-sol, plutôt conventionnels (on ne parle pas de missiles nucléaires, comme pendant la crise des euromissiles) ? Avant de négocier quoi que ce soit, ou de prendre position, il faut, d’abord et avant tout, recueillir l’avis et l’analyse précise de nos militaires. C’est ainsi que va se traiter la suite du Traité FNI. Quelles capacités militaires de l’autre voulons-nous contraindre juridiquement ? Quelles contraintes techniques et militaires sommes-nous prêts à accepter en retour ? C’est une analyse militaire. Et qu’est-il possible d’avoir dans le cadre d’une négociation ? C’est le rôle du diplomate de le déterminer. ♦
(1) En raison de l’épidémie du coronavirus 19, la conférence d’examen du TNP prévue en mai 2020 a été finalement repoussée au printemps 2021.
(2) L’Irlande l’a effectivement ratifié le 6 août 2020.