4e panel – Quelle légitimité pour les interventions ? (ONU, Otan, UE)
Général Castres
La question posée me semble être : quel équilibre trouver entre légitimité et efficacité ?
De prime abord, je pense qu’il serait hasardeux d’enfermer les uns et les autres dans des catégories étanches : les militaires et l’efficacité d’un côté, et les diplomates et la légitimité de l’autre, même si nous y avons respectivement une inclination quasi génétique. La ligne de partage des eaux est moins nette que cela. Au fil des crises, militaires et diplomates se sont progressivement « appris » et finalement compris. D’ailleurs, je constate que les binômes intervenants de toutes les tables rondes opportunément choisis par les organisateurs du colloque ont eu à travailler ensemble de façon concrète pour élaborer des options politico-militaires en réponse à des crises.
Nécessité faisant loi et considérant que nous ne pouvions agir efficacement ou suffisamment les uns sans parler aux autres en période de crise, des mécanismes de concertation-déconfliction ont complété notre apprentissage de « l’Annuaire » du Quai d’Orsay pour nous et du Boulevard Saint-Germain pour nos camarades diplomates. En complément des réunions institutionnelles, Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), réunions de ministres, conseils de défense et autres conseils restreints, nous avons multiplié les réunions de partage et de positionnement, à l’Élysée sous l’égide de la cellule diplomatique et de l’EMP, dans les cabinets sous l’autorité de nos directeurs de cabinet respectifs et au Quai d’Orsay, ou au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) avec ASD (Direction des Affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement), NUOI (Direction des Nations unies et des organisations internationales) et les directions géographiques.
C’est un peu dans le prolongement de ces habitudes que l’ambassadeur Jean Félix-Paganon et moi-même nous sommes interrogés sur le sens des deux mots qui ordonnent cette table ronde.
• Qu’est-ce que la légitimité ? Est-ce le produit de la légalité, de la multinationalité, du sensationnalisme des médias et du soutien des opinions publiques ?
• Qu’est-ce que l’efficacité opérationnelle ? Le produit de la suffisance de moyens mobilisés, de la crédibilité de la volonté militaire d’aboutir et de la cohérence des objectifs militaires à atteindre avec l’objectif politique ?
Voilà les deux sujets sur lesquels nous allons vous proposer quelques réflexions. Et je cède la parole à Jean Félix-Paganon pour qu’il nous dévoile ses réflexions sur la notion de légitimité.
Jean Félix-Paganon
La question de la légitimité soulève immédiatement celle de la légalité. Peut-il y avoir une légitimité en dehors de la légalité ? Si oui, en l’absence de légalité, la légitimité peut-elle être le fondement d’une intervention, autrement dit être au service de l’efficacité ? L’efficacité se mesure-t-elle à l’efficacité immédiate ou aux conséquences à terme de l’intervention ? Ces questions ont à l’évidence été au cœur de la réflexion stratégique et de l’action de notre pays au cours de ces dernières années et ont connu une évolution importante de nos positions. Je m’efforcerai de décrire cette évolution, d’en dresser le bilan et d’évoquer les problèmes que pose cette évolution dans la doctrine et dans l’action.
L’intervention, thème de notre colloque, recouvre le concept classique en droit international du recours à la force. Depuis l’adoption de la Charte des Nations unies, les choses sur ce point sont d’une clarté absolue ; il n’y a que deux situations de recours légal à la force : la légitime défense, elle-même d’ailleurs étroitement encadrée par la Charte, et l’autorisation du Conseil de sécurité qui a « la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales ». En dehors de ces deux cas le recours à la force est illégal. Il est à noter que le Conseil s’est affirmé souverain dans sa conception du caractère « international » d’une situation, nonobstant la prohibition qui lui est faite d’intervenir dans les affaires qui sont de nature principalement internes des États. Le Conseil dans sa pratique a en effet développé une jurisprudence, depuis la résolution 688 (5 avril 1991), selon laquelle il lui est loisible de se prononcer sur une situation de crise interne d’un État dès lors qu’il estime que celle-ci a, immédiatement ou potentiellement, des répercussions régionales ou internationales. Cette résolution 688, je le rappelle, a imposé en 1991 des obligations au Gouvernement irakien suite à sa répression des populations kurdes à l’intérieur de ses propres frontières, et ce en raison des mouvements migratoires ainsi provoqués vers la Turquie, et donc du caractère régional que cette crise avait pris.
Je n’évoquerai pas dans cette contribution les Opérations de maintien de la paix (OMP) qui ne soulèvent aucun problème du point de vue de la légalité puisque par construction décidées par le Conseil de sécurité : leur légitimité ne saurait donc mise en cause même si l’efficacité de beaucoup d’entre elles peut sérieusement l’être mais ceci est un autre débat. Qu’il soit permis de rappeler la formule de Kofi Annan, expert en la matière : « pour le maintien de la paix, il faut une paix à maintenir ». Autrement dit, l’existence d’un accord solide entre les parties en conflit devrait être un préalable absolu. La propension à recourir aux OMP dans des circonstances d’une trêve fragile voire, pire encore, comme substitut à un accord politique a systématiquement débouché sur des échecs dont la responsabilité ne peut être imputée à l’ONU mais relève de l’impéritie des États-membres qui y ont trop souvent vu le moyen de palier leur impuissance.
La France s’est voulue longtemps, à partir des années 1960, et se veut encore, le gardien sourcilleux des dispositions de la Charte sur ce sujet essentiel du recours à la force. Jeune agent, la doctrine du Département était que la résolution sur la Corée « United for Peace » de l’Assemblée générale des Nations unies, adoptée pour contourner le veto russe au Conseil de sécurité, était considérée comme une abomination, bien que nous l’eussions votée et eussions ensuite participé au conflit. Au-delà des considérations juridiques quant aux compétences respectives des organes principaux de l’ONU, cette position – je pense – répondait à une vision fondamentalement politique, à savoir que l’accord des « Puissances » était le garant d’une certaine stabilité de l’ordre international et ce, quel qu’en soit le prix. Les évolutions internes de l’Union soviétique à partir du début des années 1990 ont à l’évidence permis au Conseil de sécurité de jouer pleinement le rôle que lui avait conféré la Charte, nous plaçant de ce fait dans une situation particulièrement confortable, permettant de concilier légalité, légitimité et efficacité. Cet « âge d’or », ouvert par la crise du Koweït, pendant lequel le Conseil de sécurité est intervenu tous azimuts de manière à peu près consensuelle, a duré jusqu’au début de l’année 1999. Même si la gestion de la crise yougoslave a fait apparaître des tensions croissantes entre membres permanents, celles-ci n’ont pas débouché pendant une décennie sur la paralysie du Conseil. Dans ce contexte, les opérations militaires de l’Otan au Kosovo ont marqué une rupture ouvrant une nouvelle phase où les occasions de contournement du Conseil de sécurité se sont multipliées.
Lors de la crise du Koweït en 1990-1991, la réaction du Conseil face à l’invasion puis l’annexion d’un État-membre de l’ONU a constitué un cas d’école de mise en œuvre des dispositions de la Charte : condamnation et exigence du retrait, embargo, blocus, autorisation explicite du recours à la force – « tous les moyens nécessaires » – selon les termes de la résolution 678 (29 novembre 1990) ; la séquence correspond aux dispositions du Chapitre VII, le Conseil fixant ensuite les conditions imposées à l’Irak pour l’établissement du cessez-le-feu par la résolution 687 (3 avril 1991). La mise en œuvre de cette dernière sera néanmoins l’occasion d’un certain retour à l’unilatéralisme, les États-Unis procédant en plusieurs occasions à des frappes contre l’Irak en invoquant la non-coopération de ce pays dans l’exécution de ses obligations, et donc la rupture du cessez-le-feu, sans que le Conseil, en principe seul juge en la matière, ait eu à se prononcer. L’unité du Conseil restera toutefois maintenue comme elle le sera, avec des tensions croissantes, au sujet de la Yougoslavie, permettant la mise en œuvre du processus d’autorisation de frappes aériennes par l’Otan puis l’intervention en Bosnie.
Le cas du Kosovo marquera donc une rupture en ce que l’intervention militaire de l’Otan ne pourra plus s’appuyer sur une décision claire du Conseil de sécurité en raison d’un inévitable veto russe et sans doute chinois sur une résolution autorisant le recours à la force. Dans la recherche d’un fondement juridique à notre participation, nous avons opté pour la notion du « faisceau d’indices » : le Conseil avait auparavant fixé toute une série d’obligations au Gouvernement serbe en vertu du Chapitre VII (qui traite du recours à la force), obligations que ce dernier n’avait manifestement pas respectées. Cette interprétation d’une volonté implicite du Conseil a ensuite été paradoxalement confortée par la Russie dont le projet de résolution condamnant l’intervention militaire a fait l’objet d’un rejet massif de celui-ci. Il n’en reste pas moins que cet épisode illustre la contradiction existante entre le respect de la légalité et l’invocation d’une légitimité basée sur l’approbation politique de la majorité du Conseil. Notre argumentation mettant en avant la notion de majorité présente de fait l’inconvénient de fragiliser le droit de veto. C’est sans doute la raison pour laquelle nos partenaires américains et britanniques ont invoqué le « Droit des gens » et l’urgence humanitaire. Rappelons que ce sont de très loin les États-Unis qui ont eu le plus souvent recours au droit de veto.
La Libye constitue un autre cas d’utilisation contestée de décisions du Conseil de sécurité. Nos efforts pour obtenir une autorisation d’intervenir pour éviter un massacre à Benghazi se heurtaient à de vives réticences de la part des Russes, des Chinois et des membres africains du Conseil, notamment l’Afrique du Sud, liée de longue date au colonel Kadhafi. Ces objections ont pu être levées dans une très large mesure grâce à une lettre du Secrétaire général de la Ligue arabe pressant le Conseil d’agir. Or, il se trouve que M. Amr Moussa avait pris cette initiative à titre personnel sans l’accord de son organisation, qui plus est quelques heures avant la fin de son mandat, ce qui aurait pu jeter un doute sur la valeur de ce document. Quoi qu’il en soit, cette demande émanant de l’organisation régionale compétente a permis de lever ces objections, venant opportunément à un moment où à New York la réflexion se concentrait sur la reconnaissance du rôle prioritaire des organisations régionales. Les développements ultérieurs de l’opération militaire, sa poursuite au-delà de la protection des populations de Cyrénaïque, l’élimination de Kadhafi ont suscité une très forte frustration parmi de nombreux membres du Conseil, au premier chef d’entre eux les Russes qui, sans exclure définitivement la possibilité de nouvelles autorisations de recours à la force par le Conseil de sécurité, ont laissé entendre qu’ils exerceraient désormais la plus extrême vigilance.
C’est précisément la situation qui s’est présentée suite à l’utilisation d’armes chimiques en Syrie. Dans cette occurrence, le Gouvernement français a pris la décision de principe de procéder à des frappes aériennes. Elles auraient été réalisées en dehors de la moindre autorisation du Conseil en raison d’un veto russe annoncé, alors qu’il n’aurait aucunement été possible d’invoquer la légitime défense. Quelles que soient la validité des faits invoqués et la conviction de la légitimité d’une réaction à la violation du Traité sur les armes chimiques nos justifications légales n’auraient pu être qu’un artifice. Une telle intervention nous aurait placés du point de vue de la légalité internationale, sinon dans une situation d’agresseur, du moins de violation de dispositions fondamentales de la Charte.
Est-ce à dire que toutes les interventions récentes n’ont pas eu de fondement légal bien établi ? Il n’en est rien, bien sûr. Pour ne prendre que l’exemple de deux opérations importantes dans lesquelles nous avons été impliqués, l’Afghanistan et le Mali, leur légalité internationale est incontestable. Tout au plus peut-on relever dans le cas de l’Afghanistan que les dispositions de la Charte sur l’obligation de tenir le Conseil de sécurité informé du déroulement des opérations militaires ont été largement ignorées, mais ce ne fut pas la première fois. S’agissant du Mali, si notre action a été déclenchée dans le cadre de la légitime défense, à la demande d’un gouvernement internationalement reconnu ; elle avait été précédée de longs débats à New York suivis de l’adoption de résolutions qui avaient démontré l’accord de principe du Conseil de sécurité pour recourir à la force face à la menace terroriste, et elle fut ensuite encadrée par toute une série de résolutions qui ont confirmé que notre initiative recueillait le plein accord du Conseil.
Un mot peut-être sur la relation entre militaires et diplomates sur cette question de la légalité. D’après mon expérience, il y a répartition des rôles : les militaires n’intervenant pas sur les questions de principe, pour lesquelles ils seraient d’ailleurs pleinement légitimes pour le faire, et ne font valoir leurs points de vue que dès lors que les sujets en discussion ont des conséquences opérationnelles. C’est donc un domaine dans lequel la relation est tout à fait harmonieuse.
Quel bilan tirer de l’expérience de ces dernières années ? À l’évidence une évolution de notre conception du rôle du Conseil de sécurité qui d’incontournable est devenu optionnel. Lors de la libération du Koweït, le président Mitterrand avait dès le début marqué qu’un mandat du Conseil constituait pour la France une condition sine qua non et ce, alors même, rappelons-le, que la légitime défense aurait pu tout à fait être invoquée puisqu’il y avait un gouvernement en exil du Koweït, internationalement reconnu et désireux de recouvrer sa souveraineté avec le concours des États prêts à l’assister pour ce faire. Cet attachement à la légalité a pu être préservé pendant toute la gestion de la crise yougoslave mais a ensuite connu l’érosion continue que j’ai rappelée et qui a correspondu à la dégradation de la volonté de coopérer entre les membres permanents prévalant au début des années 1990. Face à la difficulté croissante des négociations à New York, voire au blocage avéré du Conseil, la tentation s’est affirmée dans les situations où l’inaction semblait inacceptable de s’affranchir de la contrainte des textes et des procédures, et de fonder l’action en légitimité. Cette évolution n’est pas sans danger. La légalité se fonde sur le Droit positif, la légitimité est par essence subjective : nous n’avons pas de doute sur la légitimité d’une réaction en Syrie comme les Soviétiques n’avaient pas de doute sur celle de la défense du socialisme en Hongrie, ou le gouvernement américain sur celle de la défense de la liberté à Cuba dans la baie des Cochons, le gouvernement israélien sur celle d’annexer Jérusalem au nom de l’histoire du peuple juif, du gouvernement russe sur celle d’annexer la Crimée au nom de sa composition ethnique et des conditions dans lesquelles elle était devenue ukrainienne. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. La légitimité des uns, conçue comme supérieure à un droit défaillant, est condamnée à être l’illégalité des autres.
Ce mouvement s’accompagne, de surcroît, d’une tendance, à défaut de pouvoir recourir au Conseil pour ce qu’il est fait, de l’utiliser dans des domaines où il n’a pas de compétence. À titre d’illustration on relèvera au sujet d’Ébola l’adoption à l’unanimité, à l’initiative de la France, d’une résolution du Conseil de sécurité déclarant que l’épidémie constituait « une menace à la paix et à la sécurité internationales » et donnant des injonctions aux organisations spécialisées des Nations unies. Chacun peut voir la fragilité du recours au Chapitre VII ainsi que l’inutilité d’un dispositif qui empiète à l’évidence sur des compétences exclusives de l’Assemblée générale, le Conseil donnant des instructions à des organes sur lesquels il n’a aucune autorité. On pourrait objecter que les États-membres de l’ONU ont su adapter les dispositions de la Charte aux nécessités des circonstances, par exemple en créant les OMP et les Casques bleus, ou ignorer des dispositions conçues comme essentielles à l’origine comme le Comité d’état-major qui ne s’est jamais réuni. À cela, on répondra que la question du recours à la force et l’autorité du Conseil de sécurité sont les piliers du système de sécurité collective que les rédacteurs de la Charte ont voulu instaurer. Leur remise en cause est-elle vraiment compatible avec l’« ordre international » que nous appelons de nos vœux ?
Pour revenir sur l’intitulé de ce panel, « légitimité et efficacité », il convient de souligner, sur la base de ces expériences récentes, les deux questions qui devraient constituer un préalable absolu à toute décision d’intervention extérieure :
• Tout d’abord, est-ce vraiment notre combat ? C’est au fond la question de l’évaluation de la menace pesant sur nos intérêts. Lorsqu’est en jeu la sécurité nationale ou la protection de nos compatriotes à l’étranger, la réponse est simple. Toutefois, ces intérêts ne se réduisent pas à cette dimension et incluent également des considérations tenant à nos responsabilités historiques, nos intérêts économiques, notre statut de membre permanent, la solidarité avec nos alliés et partenaires, la défense de nos valeurs. Pour l’essentiel, nos interventions de ces dernières années se sont inscrites dans ce deuxième cas de figure. La gravité de la décision ne devrait laisser nulle place à l’émotion et se fonder exclusivement en raison, c’est-à-dire sur la base de l’évaluation du risque au regard des enjeux. C’est là où se pose la question de l’opinion ou plus précisément, de ceux qui prétendent la représenter. Face aux inévitables pressions qui s’exercent sur le pouvoir politique, le courage de résister est d’autant plus nécessaire que la majorité des conflits actuels sont de nature intra-étatique, par définition complexes, et dont l’évolution est difficilement maîtrisable.
• Ceci débouche naturellement sur la seconde question : quel résultat espérer d’une intervention dans ce type de conflit ? Entre faillite et enlisement, la liste des interventions récentes est malheureusement une litanie d’échecs, de l’Afghanistan à la Libye, de la Somalie au Liban, en passant par la Syrie. La cause en est toujours la même : une méconnaissance des origines profondes de la crise et une sous-évaluation des capacités de l’adversaire dans des conflits asymétriques mettant en jeu des masses humaines qui n’ont plus rien à voir avec celles rencontrées dans les expéditions coloniales du XIXe siècle. Le même schéma se répète invariablement : l’effet de sidération passé, les protagonistes relèvent la tête et entament un conflit de moyenne intensité. Lancées dans le but de défendre une juste cause, ces opérations se retrouvent soutenir des acteurs qui ne sont pas toujours respectables, quand ce ne sont pas les « libérateurs » qui deviennent perçus comme des forces d’occupation par la majorité de la population, avec pour résultat une situation plus dégradée que celle que l’on avait l’ambition de corriger, quand cela n’est pas le chaos. Telle semble bien être l’enseignement tiré par les responsables américains, de Barack Obama à Donald Trump, de l’expérience de ces années d’engagements massifs à l’extérieur. D’une manière plus générale, tout ceci illustre également les limites du fameux droit d’ingérence. « La responsabilité de protéger » qui a été, sur ce sujet, le point d’équilibre trouvé par l’Assemblée générale ne pouvait s’exercer, dans l’esprit de l’immense majorité des États-membres, que dans le respect de la souveraineté.
Pour conclure sur le lien entre légitimité et efficacité, il convient de revenir, encore et toujours, sur la Charte des Nations unies trop souvent ignorée. Elle n’a pas fait qu’instituer une organisation, l’ONU, qui connaît les défauts inhérents à toute organisation multilatérale, lieu de coopération entre les États mais aussi de leurs affrontements. Ces défauts sont aggravés par son universalité, qui est à la fois sa richesse et sa faiblesse. Avant tout et surtout, la Charte, qui a préséance sur tous les autres engagements internationaux, a posé les principes qui continuent de régir les relations entre États, au premier rang desquels, les conditions du recours légal à la force et la souveraineté des États. Le respect de ces deux principes fondamentaux n’est pas une condamnation à l’inaction mais, au contraire, le gage de l’efficacité de l’action qui, dès lors, devient pleinement légitime.
Général Castres
En contrepoint de ce qui vient d’être évoqué, je voudrais aborder la question de l’efficacité opérationnelle et, sur ce sujet, essayer de ne pas répéter ce qui pourrait apparaître comme autant d’évidences.
• La première réflexion qui me vient à l’esprit est qu’il n’y a pas de niveau d’efficacité opérationnelle natif et absolu, elle est le résultat d’un compromis. Mais il est évident que diplomates et militaires doivent ensemble créer les conditions optimales pour que la force armée puisse conduire à bien les opérations qui ont été décidées, toujours, bien sûr, dans le cadre du droit international. Le point de départ est invariablement l’ambition affichée par le pouvoir politique, ce que nous appelons dans notre jargon l’« Effet final recherché » (EFR). Plus cette ambition se traduira par une action militairement importante et plus le curseur se déplacera vers le haut en matière de recherche d’efficacité opérationnelle. C’est donc finalement à l’Élysée que se joue la partie.
Que veut-on ou que peut-on vouloir, selon les circonstances ?
– Apporter une réponse médiatique à un frisson émotionnel, comme avec la création de l’opération EUNAVFOR MED Sophia.
– « Montrer le drapeau mais pas plus » comme en Afghanistan jusqu’en 2009, ou comme au Liban.
– Appuyer sans risque d’engrenage des acteurs locaux (actions indirectes), le fameux Soft Power from Behind.
– Être un allié solide et reconnu comme tel, comme en Afghanistan à partir de 2009, en Irak dès 2013.
– Avoir un effet militaire décisif comme en Côte d’Ivoire et en Libye en 2011, au Mali ou en Centrafrique en 2013 pour ne citer que ces théâtres-là et ces exemples.
L’efficacité opérationnelle plaide sans conteste pour que les opérations militaires, si elles sont urgentes, se veulent décisives, exigeantes et risquées, soient conduites avec le moins de partenaires possibles, voire « en national » ; il n’est que de considérer la somme des contraintes qu’apporte chaque contributeur à une coalition. Ce sont les fameux caveat, les restrictions d’emploi fixées par chaque pays, sur les missions, la prise de risque, les zones géographiques d’engagement, le partage du renseignement, la durée du mandat, les règles d’engagement, etc. Rappelons-nous de la crise au Tchad et au Darfour des années 2006-2008 : une résolution des Nations unies en septembre 2007, une décision d’action commune de l’UE à la mi-octobre de la même année et une force déclarée Full Operational Capability un an plus tard… Tout cela pour déployer 3 700 hommes dont 49 % de Français.
Je crois d’ailleurs qu’en complément des questions d’efficacité et de légitimité, le critère de crédibilité militaire doit également entrer dans l’équation. Certaines alliances, organisations ou coalitions le sont, d’autres pas. En fait, les coalitions ramènent souvent à un « PPCM » (Plus petit commun multiplicateur) militaire et opérationnel. L’Afghanistan et la Force internationale d’assistance à la sécurité (Fias) auront pour cela été un exemple criant de ces difficultés : aucun Regional Command ne se comportait comme un autre et, au final, en étant un peu caricatural, les seuls RC où l’on se battait étaient le RC Sud et le RC Est. Il faut donc composer avec tout cela pour trouver le bon équilibre initial ou le séquencement idéal dans le temps entre l’efficacité et la légitimité.
• Le deuxième point d’équilibre à trouver est d’arriver à concilier les questions d’efficacité et de légitimité avec deux règles de la grammaire des crises que nous feignons d’ignorer lorsque nous sommes en coalition : l’« inconvergence des intérêts » et l’« inconcordance des temps ».
Comment coordonner des intérêts notamment de nature politique, diplomatique ou médiatique dont la boussole peut changer de cap très rapidement, avec ceux de l’action militaire et en fonction de chaque contributeur ? Il s’agit de savoir comment faire fonctionner une horlogerie dont les rouages ont des tailles distinctes et tournent à des vitesses très différentes : le temps médiatique diffère du temps politique qui diffère du temps diplomatique, comme il diffère également du temps militaire, de celui de la production des effets militaires et encore plus du temps des actions de reconstruction.
Le risque existe que, pour satisfaire les impératifs d’un de ces temps courts qui sont légitimes, d’autres soient considérés comme moins prioritaires. C’est aussi un débat que nous avons avec nos homologues diplomates pour trouver la meilleure combinaison. Quelques exemples à l’appui. Au cours de l’opération Serval, le plan de campagne présenté indiquait clairement l’ordre des villes qui seraient libérées et, pour des raisons que je ne développerai pas aujourd’hui, les militaires voulaient d’abord s’emparer de Gao, puis de Tessalit et Kidal, avant d’entrer dans Tombouctou. Mais, pour ce besoin de légitimité politique et d’affichage du succès des décisions prises, il est décidé, au prix d’une contorsion assez forte du dispositif, de s’emparer d’abord de Tombouctou. Là se trouve l’éternel débat entre l’impératif de justifier de la pertinence des décisions et l’efficacité de ces décisions. Dans cette équation improbable à deux inconnues que sont l’efficacité et la légitimité, survient la question de la crédibilité militaire et, partant, des opérations multinationales ou en coalition.
En termes de légitimité, le nombre de drapeaux importe plus que le nombre de soldats. J’en ai déjà dit un mot auparavant. Je voudrais préciser, vu du côté militaire, ce qu’est une coalition efficace et je tire ces quelques critères des expériences vécues, notamment à l’occasion de l’opération Harmattan en Libye ou bien encore de l’opération Serval au Mali. Pour qu’une coalition fonctionne au sens opérationnel du terme, il convient de réunir 4 critères :
– Le premier est qu’il y ait un leader capacitaire majoritaire. Si tous les États fournissent peu ou prou les mêmes effectifs et les mêmes moyens, alors le leadership sera difficile à établir. Lorsque les Américains pèsent 93 % des moyens engagés dans la lutte contre Daesh, personne ne se demande à qui revient le commandement. Peut-être est-ce aussi une des raisons pour lesquelles nos amis britanniques, dans le cas de la Libye, se sont tournés vers l’Otan pour le commandement d’Harmattan voyant que nous aurions pu légitiment revendiquer le leadership. Donc, il faut payer un prix important pour être reconnu comme le leader.
– Le deuxième critère, c’est le leadership militaire. Dans une coalition, au sein de laquelle les États viennent le plus souvent par obligation, chacun arrive avec ses objectifs propres, naturellement liés à sa vision des intérêts nationaux. Il y a donc le plus souvent autant de visions que d’États contributeurs. Il est donc important qu’un membre de la coalition, le plus souvent celui qui est le contributeur majoritaire prenne le leadership moral pour fixer les objectifs, le tempo, les modes d’action et la coordination. Là aussi, l’exemple de l’Afghanistan avant et après la mainmise des Américains sur le commandement est assez illustratif.
Quant à nous, j’en ai fait l’expérience à l’occasion d’Harmattan. Nous étions, et de loin, les contributeurs majoritaires mais, dès lors que nous avions placé nos moyens sous le commandement de l’Otan, j’ai considéré – à tort – que l’Otan allait prendre le leadership militaire… Or, il n’en est rien : l’Otan fait de la technique militaire mais pas au-delà. C’est quand j’ai pris conscience de cela que l’amiral Rogel (1) et moi-même avons élaboré une stratégie militaire que nous avons proposée à l’occasion d’une réunion des ministres de la Défense de la coalition à l’hôtel de Brienne.
– Le troisième critère, c’est – bien sûr – la capacité par rapport à l’interopérabilité technique. Une coalition ne peut être efficace si tous, au moins par composantes, n’ont pas de processus de systèmes de commandement, de normes de ciblage communs. Mais, de ce fait, la question ne se pose pas avec les membres de l’Alliance atlantique tant l’Otan est avant tout une machine à uniformiser. La question se pose donc avec les autres États, ce qui devient d’ailleurs de plus en plus récurrent avec la constitution de coalitions ad hoc qui ne se superposent pas avec les alliances militaires traditionnelles. Des aménagements doivent être apportés, surtout si leur présence renforce la légitimité de l’action de cette coalition.
– Mais cette interopérabilité technique, pour indispensable qu’elle soit, n’est pas la panacée. Et voici le dernier critère, c’est celui de l’interopérabilité, la plus difficile à réaliser, à unifier, et qui est probablement celle qui est la plus garante d’efficacité opérationnelle, c’est-à-dire l’interopérabilité culturelle : comprendre et connaître les armées avec lesquelles nous allons combattre, connaître nos points d’accords ou de désaccords, notre culture du risque, etc. Car la façon de combattre de chaque soldat n’est pas encore le résultat d’un Standardization Agreement (Stanag) de l’Otan mais avant tout le produit de son expérience. Nous combattons comme notre histoire nous l’a profondément inscrit dans nos gènes. Et la force d’une coalition, c’est la capacité de celui qui la dirige à comprendre cela et à savoir employer chacun comme il le peut ou veut. Aussi, tout apport ne se vaut pas dans une coalition, ni en termes d’efficacité, ni en termes de légitimité.
Il y a donc possiblement une divergence dans la conception de la réponse que nous devons apporter aux crises dès lors qu’elle engage les armées. C’est bien l’habitude de ce dialogue entre militaires et diplomates qui permet d’en limiter les mises à l’arbitrage du niveau politique. Je crois que ce dialogue est reconnu comme un succès entre nos deux ministères. Il le restera tant que les uns et les autres ne chercheront pas à enfiler le costume de l’autre. Rien ne serait plus hasardeux pour le militaire que de jouer au diplomate, et inversement. ♦
(1) Alors sous-chef « opérations » à l’État-major des armées.