5e panel – Stabilisation et sortie de crise
Jean-Loup Kuhn-Delforge
À plusieurs reprises, ce matin et cet après-midi, la notion de sortie de crise et de stabilisation a été évoquée, ainsi que la difficulté de cette notion, c’est-à-dire l’inachevé des opérations et la clé de leur succès. J’invite maintenant l’amiral Guillaud, ancien CEMP (Chef de l’état-major particulier du président de la République) et ancien Céma (Chef d’état-major des armées), et Bruno Joubert, ancien conseiller Afrique du président de la République, à faire part de leurs expériences.
Amiral Guillaud
Maintenant que nous savons que notre opération est légitime et efficace, il va falloir penser à la terminer. C’est donc notre sujet de la stabilisation et de la sortie de crise. Évidemment, au temps béni de la guerre froide, la division du monde en deux blocs rendait les choses quand même beaucoup plus simples. Bien sûr, il y avait des crises. Elles existaient. Tout le monde le savait mais, finalement, elles se développaient, elles se résorbaient dans un espace-temps qui était fini. Elles ressemblaient davantage, à l’échelle de la planète, à un épisode d’urticaire localisé, c’est-à-dire cliniquement parfaitement identifié et, finalement, maîtrisable. Je ne parle évidemment que des crises pour lesquelles une puissance comme la France était directement ou indirectement concernée. Je ne vous parle pas de la crise de Cuba, par exemple, qui était d’un autre ordre.
Pourtant, dès la première guerre Iran-Irak, dans les années 1983-1987, on s’aperçoit des conséquences que des gens agités, ou des pays agités, peuvent imposer au reste du monde. Cette époque de la guerre froide, jusqu’à l’implosion de l’URSS, c’est l’époque où la liaison entre les militaires et les politiques n’est pas vraiment un sujet. En réalité, elle constitue le substrat permanent de toutes nos actions puisque nous sommes en guerre, aussi froide fût-elle, et que, de temps en temps, nous menons des actions. Du coup, la question du jour d’avant – ce à quoi faisait référence le général Castres en parlant d’interopérabilité culturelle, c’est-à-dire connaître l’endroit où nous allons – et la question du jour d’après ne se posaient en réalité pas vraiment étant donné qu’à la sortie de crise, le monde devait ressembler étrangement à ce qu’il était la veille de l’entrée en crise. Pas de chance, l’URSS a implosé et nous avons été trahis par l’ennemi. La boîte de Pandore s’est ouverte. Les blocs qui, jusque-là, ne se frottaient qu’à la marge et, éventuellement, d’ailleurs, en Afrique par le biais d’intermédiaires (proxies) comme Cuba en Angola, par exemple. Les blocs n’ont plus fait office, ni de fédérateurs, ni de modérateurs. En caricaturant, on pourrait dire que la fin de l’URSS veut dire que l’anarchie a succédé à un certain ordre à l’échelle de la planète. Chacun s’est senti un peu plus libre de s’exprimer, de faire ce qu’il voulait, surtout sans tenir compte des conséquences. De ce fait, l’action militaire a changé de nature. Cela n’a plus été un simple moment qui était isolé, indépendant et superposé à un état stable ; c’est devenu un moment qui s’insérait dans la vie d’un pays, avec un avant et, normalement, un après. Tout ceci, c’est une dynamique qui est évidemment beaucoup plus compliquée à appréhender et extrêmement difficile à contrôler. Nous en avons eu des exemples toute la matinée.
La recherche d’un état stable final – effet final recherché (EFR) ou end state des Anglo-Saxons –, repose désormais sur la prise en compte d’un certain nombre de facteurs. Je vais vous en citer sept qui me semblent caractéristiques.
• Premier facteur : la définition, la connaissance et la réalisation de ce que nous appelons les « buts de guerre », une autre façon de dire EFR. Je vous donne un exemple pour l’illustrer. En 2013 et 2014, nous sommes intervenus pendant 18 mois en République centrafricaine. Que voulions-nous y faire ? L’arrêt des massacres était-il en soi un but suffisant ? L’expérience a montré que non. Le lendemain de notre départ au bout de 18 mois, la situation était aussi épouvantable, aussi terrible et les massacres du même ordre que la veille de notre arrivée. Nous avons donc passé 18 mois là-bas. Nous y avons eu des pertes. Nous avons juste fait gagner peut-être quelques minutes de vie ou quelques heures de vie à ces malheureux.
• La deuxième caractéristique a été souvent évoquée de façon directe ce matin : la prise en compte du temps mais aussi du rythme. Cela a déjà été dit, le temps court des politiques s’accorde peu au temps beaucoup plus long des opérations militaires, et encore plus difficilement à celui franchement très long des négociations internationales. Souvenons-nous – cela a été évoqué –, de la divergence persistante pendant les guerres en ex-Yougoslavie entre, d’une part, les déclarations politiques des parties prenantes et la négociation des différents accords (Dayton, en particulier), et, d’autre part, leur mise en application sur le terrain.
Le rythme des opérations est également un élément qui peut se révéler déterminant parce qu’il ouvre et ferme des opportunités. Il peut bousculer les débats en cours. Je vais vous donner un exemple où le terrain commande. Pendant l’opération Serval, début 2013, le politique – je reviens à la question sur le Conseil de défense – voulait aller toujours plus vite ; et le militaire proposait des options avec des risques plus ou moins élevés. En réalité, pour dire vrai, grâce à des efforts mutuels de compréhension des politiques et des militaires, le résultat a été satisfaisant. Pour paraphraser un de mes illustres prédécesseurs, je ne sais pas qui a gagné la guerre, mais je sais qui l’aurait perdue. Arrivé à un certain moment, il faut savoir s’arrêter.
• La troisième caractéristique – déjà évoquée – pour la stabilisation et la sortie de crise est la perception qu’en ont les différentes opinions publiques, et pas seulement une opinion publique. L’heure des réseaux sociaux a profondément modifié la donne pour le meilleur et pour le pire. Il suffit d’ouvrir les journaux ou de regarder les étranges lucarnes pour s’en apercevoir. Certes, d’une certaine façon, le conflit au Yémen est plus médiatique que ceux de Somalie ou du Soudan. Est-il, à l’échelle de la planète, plus grave pour autant ? Je n’ai pas la réponse, je pose la question.
Vue sous cet angle également des opinions publiques, l’intervention en Libye est la première guerre déclenchée à cause des réseaux sociaux. En effet, la grande crainte des gouvernements français et britannique était qu’avec les premiers téléphones un peu plus intelligents, capables de faire des vidéos, on se retrouve au journal de 20 heures en France ou de 19 heures à Londres sur BBC 1 avec la vidéo de personnes en train d’être égorgées ou décapitées. Pourtant, aujourd’hui, l’opération de Libye est considérée comme un échec alors qu’en réalité, c’est bien l’inaction de la communauté internationale dans la phase de sortie de crise qui est la cause de la situation actuelle. Reprenons simplement la chronologie de février 2011 à l’été 2012. Vous vous souvenez que les opérations s’arrêtent en octobre-novembre, qu’il y a ensuite des élections et que toute la communauté internationale se frotte les mains tellement cela a été extraordinaire après 39 ans de dictature sans élections et alors qu’il n’y a plus d’état civil, plus de registre du commerce, etc. Il n’y a plus rien, il faut tout reconstruire. Pour de nombreuses raisons qui ne sont pas le sujet d’aujourd’hui, nous avons laissé faire des gouvernements et nous en payons le prix aujourd’hui.
• Quatrième élément : la stabilité et la constance dans les options choisies. Les politiques ne vont pas aimer ce que je vais dire, mais quand ceux qui nous gouvernent changent d’avis, un petit écart à la poignée de l’éventail rend le bout de l’éventail supersonique. Il y a des gens sur le terrain et des diplomates dans les ambassades qui ne savent plus alors à quel saint se vouer. En Afghanistan, en 2001, il s’agissait d’éradiquer Al-Qaïda. En 2003, nous étions en Nation Building, ce qui n’est pas du tout la même chose. Nous avons continué par le containment, c’est-à-dire par le fait de contenir les Talibans. On ne peut pas dire que tout ceci ait amélioré la lisibilité et la compréhension de l’action internationale, au moins pour les populations locales. Regardons où nous en sommes aujourd’hui : une négociation peu glorieuse pour une trêve dont chacun sait qu’elle revient à réinstituer le statu quo ante. Quel succès… Quelle sortie de crise…
• La coalition est ma cinquième caractéristique. Je me réfère directement à tout ce que vient de dire le général Castres. C’était du vécu et j’y souscris. La coalition est un confort d’affichage. C’est aussi quelquefois un effet d’entraînement. Il faut la faire vivre au quotidien, surtout quand il y a enfin un détenteur de parts majoritaires, comme a pu l’être la France à certains moments. Les militaires savent le faire assez bien. On invite des officiers de liaison des armées étrangères, on les associe à un certain nombre de choses. Je sais moins ce qu’il en est pour le Quai d’Orsay, je laisserai les diplomates répondre. Manifestement, les politiques ont encore une marge de progrès dans ce domaine. C’est du vécu : regardez simplement les réactions européennes sur l’ensemble des appels français pour l’opération Barkhane ; vous en avez une illustration tous les jours.
• Le sixième point, ce sont les instances internationales mais aussi régionales ou sous-régionales. En 2011, l’Union africaine (UA) avait un président de la commission, le Gabonais Jean Ping, qui était un affidé – le mot est faible – de Kadhafi. Ne parlons pas des efforts de certaines organisations sous-régionales en Afrique, nous le vivons tous les jours. La sortie de crise est alors vraiment catastrophique. Ce n’est même pas une sortie, mais une crise permanente en Libye. Cela donne un coup à la crédibilité de l’ensemble des institutions, internationales, régionales ou sous-régionales.
• La septième caractéristique est que la sortie de crise commence dès le premier jour, dès celui de l’entrée en crise, dès le premier jour d’une opération. Je vous donne un exemple : il aura fallu deux ans de négociation, entre le Quai d’Orsay, la Défense et l’Agence française de développement (AFD) à l’époque, pour qu’un diplomate chargé du développement local soit affecté auprès du général qui commandait notre opération en Kapissa . Tout le monde était d’accord sur le principe, mais il fallait déterminer qui fournissait l’argent, qui le contrôlait, qui le payait, qui le nommait, à qui il rendait compte. Il a fallu deux ans de négociation pour y arriver. C’est ce que le général Castres et moi avons vécu. Nous avons réussi. Le Quai d’Orsay a fourni un diplomate. Cela s’est remarquablement passé. Cela s’est tellement bien passé qu’à partir du général Petraeus (2010), tous les jeunes généraux américains affectés en Afghanistan avaient ordre de passer trois jours auprès des troupes françaises pour voir comment nous travaillions à l’époque. On peut y arriver mais il faut, dès le premier jour, penser à la sortie de crise. C’est pour l’avoir oublié qu’avec son célèbre « Mission accomplished », George W. Bush s’est ridiculisé sur son porte-avions et a fourni un Irak tel qu’il est. Les Américains ont considéré qu’avec l’opération militaire, c’était une porte étanche avant et une porte étanche après. On a donné les clés à M. Bremer en lui disant que la mission était accomplie et qu’il n’avait plus qu’à se débrouiller. Entre-temps, on avait détruit plein de choses.
Quelles solutions ? Je ne vais pas répondre directement. Au niveau national et, pour moi, de façon évidente, le dialogue qui existe entre administrations, s’il existe, est encore insuffisant. Il est d’autant plus insuffisant que chaque institution a une vie propre et possède donc une tradition bien ancrée d’autonomie. Elle considère en général l’autre, au mieux comme peu compétente – je ne parle pas des hommes vis-à-vis des hommes, je parle des structures vis-à-vis des structures – et, au pire, comme concurrente.
L’échange de personnels, même s’il existe, est encore assez peu développé. Je vais juste poser une question : comment se fait-il que, depuis 1959, au début de la Ve République, aucun ministre des Affaires étrangères n’ait eu un conseiller militaire affecté à son cabinet, malgré les différentes suggestions faites jusque et y compris par l’Élysée ? Or, Dieu merci, il y a des conseillers diplomatiques dans un certain nombre de ministères. Je pense que cette absence de conseiller militaire n’a pas amélioré les choses.
Par ailleurs, il y a aussi des structures qui doublonnent et qui, quelquefois, doublonnent volontairement au nom de l’autonomie d’appréciation. Je me souviens avoir proposé à un ministre de la Défense qui, trois mois plus tard, partait au Quai d’Orsay, de fusionner la direction des affaires stratégiques du Quai d’Orsay avec la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense. Je proposais au ministère de la Défense de faire ainsi du biministériel, ce qui éviterait de faire deux fois le même travail ou d’avoir des divergences sur la place publique. Cela permettrait au moins de régler les affaires en famille. Je le regrette, ce n’est pas ce qui a été fait. C’est même plutôt le contraire.
S’agissant du niveau international, pour les solutions, c’est naturellement l’apanage des diplomates et je suis sûr que tous ceux qui sont dans la salle auront des idées pour améliorer l’existant.
Pour conclure, je vais revenir sur le temps. Par essence, la stabilisation d’une situation est la recherche d’un équilibre durable et apaisé. Le facteur temporel a été évoqué assez longuement par le général Castres, mais je vais pratiquer un peu de « marteau-thérapie ». Le temps politique est soumis à l’opinion (sondages, réseaux sociaux) et aux élections ; il est de court terme, voire de très court terme. Le temps militaire est celui du renseignement, du savoir-faire et de la logistique. Ces trois éléments commandent les opérations et leur rythme ; c’est donc plutôt du court terme, voire du moyen terme. Le temps diplomatique est celui des relations internationales, des traités, des engagements, des conséquences immédiates comme des plus lointaines ; il va jusqu’au long terme. Vous voyez que nous ne sommes pas sur la même échelle. Il faut pourtant trouver pour le coup un plus grand commun dénominateur.
Bruno Joubert
Je vous propose d’examiner la question de la stabilisation et de la sortie de crise sous un angle plus restreint, qui correspond à ma petite expérience. Ce sera à la fois celui du terrain africain et de la décennie très particulière des années 2000. Pourquoi ce choix ? La décennie des années 2000 en Afrique a vu le contexte politique, et donc celui de l’intervention, évoluer profondément. D’abord, après l’affaire des Balkans, c’est devenu le principal foyer de crises. De plus, à partir du début des années 2000, il y a une volonté africaine, exprimée par de nouveaux dirigeants comme les présidents sud-africain Mbeki ou nigérian Obasanjo, de vouloir prendre en main les affaires de l’Afrique. Le discours tenu aux potentiels intervenants devient donc différent. En particulier, les interventions doivent désormais recevoir, pour être légitimes, l’aval des organisations régionales africaines (Union africaine) ou sous-régionales (Cédéao pour l’Afrique de l’Ouest, par exemple). Enfin, le cadre attendu pour ces sorties de crise devient davantage celui politique de l’organisation d’élections libres et de la légitimation des pouvoirs par les urnes. Cela devient un objectif à poursuivre pour nous également.
Dans ce contexte, la France a naturellement bien perçu la façon dont les choses évoluent en Afrique. Elle connaît bien le terrain, elle va essayer de s’adapter. Au cours de la décennie 2000, cela veut dire d’abord, qu’elle va néanmoins continuer à opérer militairement, car elle est un des seuls États capables de le faire, militairement et politiquement, mais elle va essayer d’adapter son action dans un cadre plus africain. Dans la recherche de l’efficacité et de l’adaptation au terrain, elle va donc essayer systématiquement de s’appuyer sur les organisations régionales (Cédéao ou Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale – Cémac). Quand je dis « s’appuyer », cela veut dire assez souvent les mettre en avant mais, assez vite, parce que le résultat n’est pas toujours probant, les soutenir et les équiper. En tout cas, il faut toujours les avoir avec soi. Il me semble que cette approche reste toujours d’actualité.
Bien entendu, nous prenons aussi appui, de manière croissante, sur les Nations unies parce que, membre du Conseil de sécurité, la France y détient évidemment une capacité d’action, mais aussi parce que les responsables successifs du Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) – dont deux au moins sont présents aujourd’hui – sont familiers de la façon qu’a la France d’approcher les gestions de crise. De ce fait, sa voix est écoutée, y compris du Secrétaire général des Nations unies. Enfin, un dernier point d’adaptation est intéressant à noter : pour la première fois et par deux fois, la France a réussi à impliquer, de manière un peu boiteuse au départ, l’Union européenne dans les opérations de stabilisation en Afrique.
Je voudrais maintenant examiner deux choses : la tentative française de rationaliser, si je puis dire, les opérations de stabilisation, ce qui sera l’occasion de parler de la relation entre militaires et diplomates, dans un premier temps ; et, j’essaierai d’évoquer ce que l’amiral a très bien dit : la question délicate de la sortie de crise, dans un second temps.
L’un de nos objectifs est d’articuler de manière aussi étroite que possible les domaines militaire et diplomatique et, évidemment, tous les outils qui en dépendent, la représentation permanente à New York étant un des outils centraux. Le ministère de la Défense et le Quai d’Orsay vont s’ingénier à trouver les modalités d’une manœuvre diplomatique qui s’adapte à la fois à la nature spécifique de chaque crise – elles ne sont pas toutes les mêmes –, aux perspectives que l’on peut se fixer et aux buts immédiats à atteindre.
À titre personnel et à mon modeste niveau, j’ai eu le sentiment qu’à Paris, nous avions opéré entre militaires et diplomates généralement de façon assez cohérente. L’amiral a parlé du centre de décision stratégique : le triangle formé par l’Élysée, le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense, avec l’arbitrage évidemment rendu au niveau du président de la République, en sont des éléments centraux dans le cas des opérations d’intervention pour rétablir la paix. La préparation et la conduite de gestion d’une intervention militaro-politique suscitent naturellement des débats, et il y en a beaucoup, entre militaires et diplomates, au niveau des responsables de chacun des deux ministères, justifiés par la nécessité de prendre en compte les contraintes opérationnelles ou les logiques d’action des uns et des autres : par exemple, les contraintes de ne pas faire tuer d’hommes, de tenir compte des exigences des mandats internationaux, ou encore de respecter les temporalités ou les formes d’action diplomatiques. Ces aspects sont discutés et évalués mais, à un moment, lorsque le débat a été bien cerné, les points de décision identifiés, des solutions peuvent être proposées à l’arbitrage du niveau supérieur. On obtient alors un résultat qui est mis en œuvre.
Que ce soit la crise de longue durée en Côte d’Ivoire, subdivisée en différentes phases, entre 2002 et 2012 ; que ce soient des crises plus séquencées comme celles du Tchad, du Darfour et des confins soudano-tchadiens ; que ce soit la crise toujours renaissante de la République centrafricaine (RCA) – État failli –, une fois l’arbitrage rendu, une fois l’objectif fixé, j’ai toujours constaté que la mise en musique s’opérait de manière très articulée au niveau des services. À titre personnel, une des premières choses que j’ai pu faire quand j’étais à la tête de la Direction Afrique, c’était que nous nous réunissions chaque semaine avec les militaires, avec les gens de la Direction des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l’homme et de la francophonie (NUOI) pour essayer, à notre petit niveau, de faire notre « tambouille », de voir quels étaient les problèmes, les actions à entreprendre, les difficultés, voire les arbitrages à solliciter de nos ministres. Je n’ai donc pas le souvenir de divergences irréductibles, même si j’ai le souvenir de débats – ce n’est pas la même chose. Ainsi que l’a très bien dit Didier Castres, cela tient au fait que l’on se connaît bien, au fait que les militaires connaissent très bien le terrain africain et que, par conséquent, ils ont une compréhension des enjeux politiques sur place qui collent évidemment avec la manière dont les diplomates voient les choses.
La difficulté vient le plus souvent lorsqu’on doit passer par le détour des Nations unies ou de Bruxelles – on a parlé de la lourdeur de Bruxelles –, des différences d’appréciation de la temporalité par les militaires et par les diplomates. Nous, diplomates, intégrons le fait que c’est lent. Les militaires, eux, ont besoin d’agir, de prendre des décisions et des initiatives. Cette orchestration diplomatique suppose évidemment une bonne connaissance des temps respectifs.
J’ai dit que nous nous adaptions aux Africains. Il y a un contact continu avec les diplomates et les militaires africains. Je me souviens très bien de l’Assemblée générale des Nations unies de 2005 où, alors que jusque-là les Sud-Africains menaient la négociation et la sortie de crise – pensait-on alors – en Côte d’Ivoire, brutalement, tout d’un coup, le président Obasanjo (Nigeria) a annoncé qu’il venait d’y avoir un retournement au sein des membres de l’Union africaine réunis à New York pour l’Assemblée générale annuelle des Nations unies ; les Sud-Africains n’aboutissaient à rien et ne comprenaient pas les logiques d’Afrique occidentale. Les pays de cette partie du continent avaient donc décidé de retirer le dossier des mains sud-africaines pour le reprendre à leur compte. Ce changement a évidemment eu des conséquences profondes quant à la manière dont la crise a ensuite été gérée qui nous ont obligés à revoir notre propre action, tant militaire que diplomatique surtout.
Il y a eu en revanche des cas de divergences entre militaires et diplomates, toujours dans le cas de la Côte d’Ivoire, qui se sont traduites par une mise à l’écart de la chaîne de décision diplomatique. À mon sens, ces divergences venues du terrain sont nées de circonstances d’urgence où les nécessités de l’action militaire se sont imposées au détriment du respect des cadres normaux de travail entre militaires et diplomates français en pays étranger. Vous vous rappelez tous sans doute le terrible bombardement, le 6 novembre 2004, de notre base à Bouaké où il y a eu neuf morts. Là, c’est un fait que les observateurs ont bien noté, le ministère de la Défense a pris le pas sur le ministère des Affaires étrangères. Le général Poncet, commandant la force Licorne, a agi en toute indépendance sans en référer à Gildas Le Lidec, l’ambassadeur de France, légitime représentant des autorités françaises, qui s’en est plaint. Il a assisté, un peu en témoin impuissant, à la confrontation entre troupes françaises et milices du régime de Gbagbo qui ont embrasé Abidjan pendant plusieurs jours. Mais que faire dans cette situation qui a vu la destruction de l’armée ivoirienne, l’insurrection contre les Français, la fusillade de l’Hôtel Ivoire, les unités françaises encerclées et l’évacuation de 9 000 Français en quelques jours ? Tout cela suppose en effet que les militaires, avec l’aval de l’Élysée à ce moment-là, prennent le pas et que, pour une fois, on renverse la formule et que « la toge le cède aux armes ». À ce moment-là, on a peut-être pu regretter que l’information vers Paris ne remonte pas, même au long de la chaîne militaire. Il me semble que l’État-major s’en est un peu plaint mais les choses allaient vite, c’était quasiment une situation de guerre.
C’est donc le terrain qui peut être la faiblesse de notre dispositif. D’ailleurs, ce que j’ai vu sur le terrain africain, c’est que, localement, les relations entre l’ambassadeur et les responsables français de forces dépendent en réalité fortement – dans leurs réussites ou leurs échecs – des questions de tempérament – c’est parfois chien et chat – et de la mauvaise perception du rôle de chacun. On revient à ce que disait Didier Castres : il s’agit bien de ne pas faire le métier de l’autre. Il est ainsi vrai qu’au Tchad, par exemple, il y a pu y avoir la tentation pour des chefs militaires français de considérer que l’accès au Chef de l’État, le président Déby, et la conduite du dialogue avec lui étaient leur affaire, plus que celle de l’ambassadeur. Il y a aussi un problème de grande inégalité de moyens. Le dispositif militaire est, par nature, riche. La diplomatie française est, par nature, pauvre. Par conséquent, les décideurs étrangers sur le terrain vont plutôt du côté des militaires que du côté des diplomates. On revient à l’exemple du président Déby.
Il y peut y avoir évidemment des difficultés d’appréciation locale, tenant d’ailleurs aux conditions d’engagement des uns et des autres. C’est là qu’il est tentant pour chacun, militaires et diplomates, de garder son jeu, voire de s’affronter. Quand on en vient à des cas graves et que l’affaire dégénère, mon expérience est que cela se termine mal pour les diplomates et ce pour une raison très simple. Ce n’est pas forcément qu’ils ont davantage tort que les militaires mais, quand il est question de la vie des hommes, de la sécurité d’un dispositif, le bénéfice du doute chez ceux qui à Paris doivent trancher, va au militaire, pas au diplomate. C’est ce qui s’est souvent produit.
Je vous ai ainsi donné mon point de vue sur la question de la stabilisation de la relation entre militaires et diplomates. Je voudrais rentrer maintenant sur le sujet plus délicat, parce qu’irrésolu en vérité, de la sortie de crise. Qu’est-ce qu’une sortie de crise ? Quand il est décidé d’une intervention militaire, il n’est pas toujours facile de déterminer aussi ce que sera cette sortie de crise. Dans les années 2000, on parlait beaucoup de dialogue politique, d’accords entre les forces qui s’opposaient, d’élections, de gouvernements de transition. Il existait toutes sortes de formules qui pouvaient servir d’objectif pour le règlement des crises et dont la réalisation fixait le terme d’une opération militaire. Elles étaient cependant très aléatoires et leurs applications plus ou moins abouties.
Je voudrais citer le cas le plus réussi, car il s’est agi vraiment d’un exercice d’école. Il est survenu en juin 2003. Vous vous rappelez peut-être l’opération Artémis, à Bunia, dans l’Est du Congo (RDC). Que s’était-il passé ? Il y avait eu un règlement général de paix au Congo quelques mois auparavant. Un certain nombre d’éléments congolais continuaient cependant de ne pas vouloir de cette paix et voulaient la saboter. Ils n’avaient donc rien trouvé de mieux que d’aller soulever des milices en Ituri pour « mettre le bazar » et essayer d’obtenir l’explosion de l’accord de paix. Le Secrétaire général des Nations unies avait sur place des troupes qui ne détenaient pas de mandat pour intervenir contre ces milices. Il s’agissait uniquement de forces d’observation de la paix. Il a donc fait appel à la France qui, curieusement, en dépit du précédent rwandais qui n’était pas très ancien, a accepté cette mission sous certaines conditions. La France s’est donc engagée avec un objectif précis : empêcher les massacres et tenir jusqu’à ce qu’arrive un renforcement des Nations unies.
Les conditionnalités que nous avons mises rappellent le théâtre classique, avec l’unité de lieu, de temps et d’action. L’intervention de nos troupes ne devait pas durer plus de trois mois ; et elle a effectivement duré trois mois. L’objectif était précis : protéger les populations, tirer sur les fauteurs de troubles et pacifier la ville. Ce qui fut fait. La mission devait être adoubée par les chefs d’État de la région, et pas des moindres, comme Kagamé au Rwanda ou Museveni en Ouganda. Je me souviens d’une tournée préalable à notre décision d’intervention que nous avons faite avec le général Puga pour les rencontrer individuellement afin d’expliquer qu’il n’y aurait pas de dérapage comme ce fut le cas au Rwanda, que la France ne venait pas leur « chercher des poux » mais seulement stabiliser la situation pour un bref temps, et que nous n’accepterions aucune immixtion externe destinée à envenimer la situation.
Et, pour la première fois sur le terrain africain, on a demandé aux Européens de se joindre à nous. Cela a été accepté. L’ensemble de l’opération, brillante en termes de résultat, s’est donc effectué sous drapeau européen, avec des contingents européens non négligeables. Elle était néanmoins pilotée par un général français. L’opération a été une réussite. (In petto, je me dis que c’était une sorte de revanche sur ce qui s’était passé au Rwanda.) Les milices ont été écartées et la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc) est revenue avec les renforcements nécessaires. Les choses se sont beaucoup mieux passées ensuite.
La mise en œuvre d’une telle gestion de crise et la recherche d’une sortie de crise efficace rendent indispensable une coordination étroite entre diplomates et militaires, que ce soit dans le cadre national mais surtout dans le cadre de l’UE lorsqu’elle est associée. Je voudrais citer à cet égard un deuxième exemple qui est celui de la décision de déploiement de nos forces pour des raisons politiques et de forces européennes à la frontière entre le Soudan et le Tchad. Nous sommes en 2007. À cette époque, les choses vont très mal. Il y a 700 000 réfugiés entre le Soudan et le Tchad. La stabilité du Tchad est menacée. Pour nous, c’est un enjeu politique fort puisque notre base militaire Épervier se trouve dans un environnement proche et que la déstabilisation du Tchad ouvrirait la porte à toutes sortes d’aventurismes dangereux (Libye, Soudan). En même temps, le Gouvernement tchadien ne veut pas entendre parler d’un déploiement des Nations unies. Il ne veut pas de Casques bleus, alors qu’il aurait été légitime que ceux-ci se mettent en interposition et protègent les camps de réfugiés. Mais les Tchadiens refusent leur présence, ils n’ont pas confiance dans le rôle des Nations unies. Du coup, l’idée germe à nouveau de demander à la France d’assurer la stabilisation. Comme nous ne disposons pas de tous les moyens nécessaires – nous sommes à court de bras et de moyens –, la décision est prise d’engager l’Union européenne. Comme l’a très bien dit Didier Castres, cela a pris un temps fou. En effet, il a fallu attendre 2008. Jusqu’à ce moment du déploiement, on a pris les mesures au seul niveau français pour que cela ne dégénère pas, en attendant que la force européenne fût prête. De ce fait, à partir du moment où cette opération s’est déployée (jusqu’en 2009) avec des soldats polonais, autrichiens et de presque toute l’Europe, le Gouvernement de Béchir au Soudan, qui avait jusque-là tisonné tant qu’il pouvait pour faire tomber le Gouvernement tchadien, a cessé de le faire. C’est ainsi que l’on a créé les conditions d’un accord durable entre les deux pays.
Cependant, je voudrais souligner un autre point concernant la sortie de crise. Cela reste fondamentalement une notion très aléatoire et un pari délicat à engager. La crise de Côte d’Ivoire en est le meilleur exemple. Quand, en 2003, à Marcoussis, on a obtenu un accord sur une transition politique, on pensait que c’était fini et que, quelques semaines plus tard, tout le monde se serait réconcilié – « Embrassons-nous, Folleville ! »… – et que tout irait bien. La réalité est que les acteurs ont pourri ce beau dispositif de règlement de crise. À partir de 2004, devant l’échec du processus imaginé à Marcoussis, nous n’avions plus d’autres perspectives que de rentrer dans une crise longue, ce qui impliquait de rechercher un nouveau processus de règlement et le déploiement des forces des Nations unies. C’était indispensable pour séparer durablement les combattants d’un pays aussi grand, avec seulement nos 4 000 soldats de l’opération Licorne, et de bâtir une nouvelle issue politique. Toutefois, les Américains ont été longtemps hostiles au déploiement des Nations unies parce qu’ils voulaient ainsi nous faire « payer » l’Irak. Avant qu’ils n’acceptent en définitive qu’une résolution soit votée au printemps 2004, il faudra beaucoup d’efforts diplomatiques de notre part.
La sortie de crise est donc difficile à définir et, plus encore, à atteindre. Par facilité, je dirais que diplomates et militaires s’accordent pour dire que c’est le moment où l’on peut retirer les troupes : ouf !… Dans les faits, ce n’est pas du tout ce qui se passe. Une restauration durable de la stabilité serait normalement un critère à atteindre, mais on rentre dans des difficultés terribles où, là encore, diplomates et militaires jouent un jeu commun, même si ce n’est pas la même chose. Pour définir ce que peut être une sortie de crise, il faut partir des raisons de la crise. Le plus souvent, cette raison est que les modèles locaux de sécurité ne sont pas adaptés. Il faut donc le plus souvent lier une sortie pérenne de la crise d’un pays à la reconstruction d’une armée nationale – c’est ce que nous sommes en train de tenter au Mali en ce moment – mais rebâtir une armée n’est pas simple. En effet, il faut des troupes sur place, des encadrements, de l’argent. Or, la Banque mondiale, en particulier, et d’autres banques de développement plus généralement, n’ont pas un « kopeck » pour ce genre d’action au profit des militaires, même si le rétablissement de la paix et le développement en dépendent. Ces institutions veulent bien du développement, mais elles ne veulent pas des conditions du développement, c’est-à-dire de remettre de l’ordre et de la stabilité.
Je vous livre un exemple pour que vous vous rendiez compte de ce que cela signifie. En République démocratique du Congo (RDC), après le règlement de 2003, on a essayé de remettre l’armée sur pied. L’armée congolaise, c’était beaucoup de soldats fantômes : tous les invalides, tous les décédés, les membres des familles étaient sur les listes des rôles. Tous ces « enrôlés fictifs » percevaient pourtant bien une solde. Naturellement, ce n’était pas eux qui la recevaient. Le trésorier donnait l’argent au chef d’état-major qui prenait sa part, passait le reste à ses officiers subordonnés qui agissaient de même, puis faisaient à leur tour descendre le reliquat plus bas dans la hiérarchie. Quand cela arrivait au niveau des troupes, il n’y avait plus rien, ce qui n’arrangeait pas les choses pour reconstruire l’armée. Lutter contre un tel phénomène peut sembler simple : il suffirait de mettre des agents payeurs. Certes, mais on fait alors assez vite comprendre à l’agent payeur étranger commis par les Nations unies dans une unité congolaise, qu’il dérange et que son action n’est pas bienvenue. Nous avons encore ce type de problèmes à régler, mais on ne sait pas les régler correctement dans des pays où corruption et instabilité sont aussi étroitement liées.
Enfin, mon dernier point concerne le cas très spécifique de la sortie de crise dans un pays failli. L’amiral Guillaud a cité le cas de la RCA. Les troupes françaises y sont revenues en 2013. Elles y étaient déjà allées en 2007 et plusieurs fois aussi auparavant. Nous ne devons pas avoir d’illusions : on y reviendra encore ! Pourquoi ? Parce que la RCA est un pays failli, sans administration, sans budget, sans troupes, sans police et avec un immense territoire. Dans ces conditions, reconstruire un pays, c’est d’abord reconstruire une administration, un budget, trouver des finances et bien les employer, reconstruire une armée, une police, des infrastructures routières. En RCA, il y a 3 habitants/km2, me semble-t-il. Justifier la dépense auprès d’une banque d’investissements, de la Banque mondiale pour des routes, des ponts et des écoles, ce n’est pas facile alors que les banques d’investissement préfèrent investir dans des pays denses parce que cela « rapporte » davantage. Je suis prêt à prendre les paris : quels que soient les efforts que nous ferons, militaires et diplomates ensemble, dans dix ans – et je reste prudent –, on aura toujours une crise en RCA. ♦