6e panel – Militaires et diplomates : ont-ils les mêmes attentes vis-à-vis de l’Otan et de la défense européenne ?
Benoît d’Aboville
Il n’est pas besoin de présenter à nouveau l’amiral Guillaud qui participait au panel précédent. Louis Gautier, conseiller maître à la Cour des comptes, a été Secrétaire général de la défense nationale (SGDN). Il a récemment établi, à la demande du président de la République, un rapport pour l’Élysée sur la défense européenne.
Je commencerai par une remarque. Pendant trente ans, pour les militaires comme pour les diplomates, la relation avec l’Otan n’a pas été simple à vivre mais le ministère de la Défense et le Quai d’Orsay sont à peu près les seules grandes administrations en France qui obéissent fidèlement et rapidement aux instructions du politique – ce n’est pas toujours le cas d’autres ministères… Quand le rapprochement entre l’Otan et la France a été connu par l’opinion publique, il y a eu le sentiment que c’était un revirement brutal. En réalité, cela a été quelque chose de très progressif et qui s’est fait en plusieurs étapes. Ce matin, Gérard Errera nous a parlé, par exemple, de la réunion de Berlin qui a été véritablement la naissance de l’idée d’un pilier européen au sein de l’Otan. Au sommet de Prague (2002), l’initiative de la force d’intervention rapide de l’Otan nous a permis de rentrer opérationnellement dans un dispositif, sans y être intégrés à ce stade. Il est donc intéressant de revenir sur la manière dont a été vécu le processus de rapprochement
Louis Gautier
La question qui m’était posée par les organisateurs est la suivante : « Militaires et diplomates : ont-ils les mêmes attentes vis-à-vis de l’Otan et de la défense européenne ? » Je vais abréger le suspense et je vais répondre : oui, ils ont les mêmes attentes, mais ils ne partent pas des mêmes intentions. Je crois qu’aujourd’hui, ils partagent peut-être, hélas, les mêmes craintes.
Tu avais tout à fait raison, Monsieur l’Ambassadeur, cher Benoît, de souligner à l’instant que le retour dans l’Otan, d’une certaine manière, a unifié le paysage et les positions entre les différentes familles du Quai d’Orsay et au sein des armées. Les points de vue, plus que dans le passé, me semblent alignés en ce qui concerne la place de la France à l’intérieur de l’Alliance et vis-à-vis de la défense européenne. D’abord, l’unité des diplomates et des militaires s’est faite pour que le retour de notre pays dans le commandement intégré de l’Otan – l’amiral Guillaud développera ce point, je pense – soit un succès. Il y a eu une forte mobilisation en France pour y parvenir et renforcer la main de notre pays dans cette organisation, afin d’y contrebalancer les influences britannique et allemande, et pour se voir reconnaître – ce qui était plus difficile – un rôle de protagoniste, notamment au plan opérationnel, par notre partenaire américain. Cette réussite est à mettre au regard d’un sentiment de frustration voire d’échec à l’égard de la défense européenne. La déception française est causée à la fois par un trop-plein de projets et un trop peu de réalisations, une multiplicité d’initiatives et des résultats qui ne sont pas à la hauteur. Le retour de la France dans l’Otan en 2009, pour positif qu’il soit, va néanmoins avoir pour conséquence de déprimer davantage encore l’assise de la défense européenne.
Pour les diplomates et les militaires, la réintégration est aussi une occasion de recaler des objectifs professionnels : pour les militaires, il s’agit d’améliorer l’efficacité opérationnelle de nos forces au contact resserré avec l’Otan ; pour les diplomates, celui d’élargir à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Otan nos marges de manœuvre. Le souci d’une efficacité accrue dans l’Otan est en effet un premier objectif. Il s’agit pour nos militaires de consolider la mission de sécurité collective de cette organisation par la participation active de notre pays à son bon fonctionnement, tout en valorisant cette participation auprès de nos alliés. Il s’agit aussi pour nos armées de retirer de leur intégration dans l’Otan un plein bénéfice sur maints aspects qui tiennent à la standardisation, à la qualification, à l’entraînement de nos forces, au travail et à l’aguerrissement opérationnel en commun, au fait d’avoir désormais un plein accès à des dispositifs de planification et de commandement qui ont fait leurs preuves. Bien sûr, ce retour dans l’Otan avait été précédé d’un rapprochement opérationnel découlant de notre participation à plusieurs interventions placées sous l’égide de cette organisation, de l’enga-gement des forces françaises au Kosovo en 1999 au commandement de la Force internationale d’assistance à la sécurité (Fias) en Afghanistan attribué, en 2003, à l’Otan. Je n’y reviens pas, ces éléments seront sans doute développés ensuite par l’amiral Guillaud.
La réintégration dans l’Otan, vue du côté français, est cependant envisagée plus comme une extension des possibilités que comme une rentrée dans le rang. La normalisation de notre position dans l’Otan ne signifie pas la normalisation de notre politique militaire, ni sur la dissuasion ni même pour nos opérations extérieures. À cet égard, pour la France, une division des tâches s’impose dans laquelle l’Otan apporte toute son efficacité militaire et un certain nombre de garanties, notamment pour conduire ou soutenir les opérations militaires les plus robustes. La France conserve cependant la liberté et la capacité de pouvoir décliner des actions militaires en dehors de l’Otan : dans des engagements nationaux ou comme nation cadre, dans des coalitions multinationales ou des opérations de l’Union européenne. Pour cela, devant le déficit de qualification opérationnelle de l’UE, notre pays entend bien s’appuyer sur les développements attendus d’une coopération franco-britannique (les accords de Lancaster House, 2010) initiée dans la foulée de son retour dans l’Otan. La France entend en outre conserver le libre arbitre et la capacité d’agir comme Nation-cadre. Elle est, en effet, en Europe, l’un des rares pays à pouvoir conduire une opération militaire selon un processus qui suppose la détention de moyens de planification, de programmation, de contrôle et de renseignement.
L’unité de vues entre militaires et diplomates découle d’avantages convergents retirés de la réintégration dans l’Otan, en termes d’efficacité et de manœuvre. La participation à l’Otan donne effectivement accès à des relais d’influence et des ressources utiles à la promotion des positions politiques et du savoir-faire militaire de notre pays. Elle ne rigidifie pas pour autant les options de l’action militaire extérieure de la France.
La décision de réintégrer l’Otan, à laquelle finalement tout le monde en France se rallie sans réelle opposition politique, ne peut cependant intervenir qu’après l’apaisement de la relation franco-américaine et la liquidation du contentieux né de la contestation par la France de l’intervention américaine en Irak. Or, cette réconciliation va se faire sur le dos de la défense européenne qui est la victime collatérale du retour français dans l’Otan. La Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) a toujours eu mauvaise presse à Washington et chez les plus atlantistes de nos partenaires européens. Depuis Maastricht (1992), certains y voient une machine de guerre contre l’Otan, ce qu’elle n’a jamais été en mesure de prétendre. Il s’agit donc d’un procès d’intention mais particulièrement efficace. Alors que la défense européenne est phase de décollage, son envol est brusquement stoppé. On se gausse de sa faiblesse comparée à l’efficacité de l’Otan : militairement c’est exact ; politiquement, sur le long terme, c’est une erreur. Ce retournement français (condition implicite ou conséquence non assumée ?) accompagne la réintégration dans l’Otan en 2009 qui est elle-même pavée par trois décisions qui peuvent être interprétées comme autant de gestes réparateurs vis-à-vis des Américains courroucés du refus français au sujet de l’Irak : l’acceptation que la Fias soit placée sous commandement de l’Otan en 2003, l’intégration de nos forces spéciales sous commandement américain sur ce théâtre en 2006, la décision d’accroître notre contingent militaire dans l’opération Enduring Freedom en 2008 et 2009, et son déploiement en Kapissa (1).
L’Irak, pour l’Europe, aura été plus qu’un test malheureux mettant à mal son unité, ce fut un point de rupture. La dispute transatlantique s’est répercutée dans l’UE et est venue affecter durablement sa cohésion. L’Irak et les dissensions européennes qui s’ensuivent marquent – pour moi – le début du détricotage du projet européen. Si on fait bien attention aux séquences successives, la querelle stratégique précède toutes les autres. Elle est annonciatrice de toutes les crises suivantes car elle met en évidence la difficulté des Européens à assumer un destin commun et des intérêts de souveraineté partagés. Les crises s’enchaînent (l’Irak en 2003, le rejet de la Constitution européenne en 2005, la crise économique en 2008, la crise terroriste en 2015, la crise migratoire et la mise en cause de Schengen, etc.). La première grave crise depuis la création de l’UE, celle qui va porter le ver dans le fruit, est bien la crise transatlantique de 2003. Elle va avoir pour effet de miner de l’intérieur le projet de défense européen au moment même (mais on y prête peu attention alors) où les Américains se désengagent du Vieux Continent et demandent aux Européens d’assumer davantage leur propre sécurité et celle de leur environnement immédiat. Les États-Unis réclament cela continûment depuis longtemps et bien avant les déclarations incendiaires de Donald Trump de 2016, 2018 et 2019 sur l’Otan. Dès les interventions de Bosnie et du Kosovo, Bill Clinton le disait aux Européens, notamment après Dayton en 1995 : « C’est fini. La prochaine fois, on espère que vous serez d’abord vous-mêmes, Européens, au rendez-vous de telle crise et de telle situation. ». Dans le même temps, les Américains n’ont rien fait pour favoriser la défense européenne ou toute forme un peu consolidée d’une identité de défense européenne ou d’un pilier européen de l’Otan. On se souvient, en particulier, de la théorie des trois D (non-duplication, non-discrimination, non-découplage) de Madeleine Albright (2). Les Européens étaient incités à faire plus… mais il leur était interdit de faire davantage.
L’assentiment, en tout cas la faible contestation, qui s’exprime en France au sujet du retour dans l’Otan, et l’adhésion des militaires et des diplomates à cette décision s’effectuent sans qu’aucune initiative d’ampleur ne signale ensuite la préservation de notre ambition au développement de la défense européenne. Ce « deux poids, deux mesures » donnent l’impression que notre pays tourne le dos au projet. Ce revirement procède moins d’un examen objectif des progrès et des limites intrinsèques de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) que d’un ressenti ou de ressentiments causés par le non-aboutissement de l’initiative de Maastricht et de la relance de Saint-Malo. À Saint-Malo, en 1998, puis en 1999 et 2000, une ambition opérationnelle pour la défense européenne est définie qui ne sera jamais mise en œuvre ; des institutions ont été proposées qui, elles, seront effectivement créées. Les Européens, au moment du Kosovo en restant politiquement unis, ont fait preuve d’une maturité collective dans la gestion de la crise (conflit et post-conflit). Des projets nombreux sont lancés, notamment la mise en route de l’A400M, EADS/Airbus est créé… Dix ans plus tard, au moment du retour dans l’Otan, il ne reste plus rien de l’élan initial, la dynamique est brisée. En France, l’impression de gâchis, après tant d’efforts pour faire aboutir le projet de défense européenne, l’emporte.
À partir de ces rappels, comment la convergence de vues, entre diplomates et militaires, se réalise-t-elle à la fin des années 2000 pour favoriser le retour dans l’Otan ? S’agissant des attendus, des logiques bureaucratiques ou sociologiques, les positions étaient-elles toutes les mêmes ? Épousaient-elles les mêmes dynamiques à l’intérieur des armées et au sein du Quai d’Orsay ? À l’intérieur des armées – le général Mercier pour l’Armée de l’air le confirmerait (3) –, il y a l’habitude du travail avec les Américains, notamment dès les années 1960 de formation et d’entraînements communs des pilotes de chasse. Pour les marins aussi, depuis la guerre du Golfe, il y a l’habitude de travailler dans des opérations navales conjointes. D’un autre côté, ces deux armées sont également chargées, parmi diverses missions de souveraineté, de la dissuasion. Elles la gèrent dans une autonomie absolue. Les choses sont donc claires : les procédures et les pratiques sont adaptées en conséquence. Pour l’Armée de l’air et la Marine nationale, il y a les missions de souveraineté et celles qui sont déclinées en coalition ou à l’intérieur de l’Otan. Pour l’Armée de terre, c’est évidemment plus compliqué, étant donné la diversité et surtout l’imbrication des missions, la problématique de la protection, les possibilités de projections, les zones d’intervention régulières, comme l’Afrique… L’Armée de terre peut craindre une révision de sa feuille de route avec le retour dans l’Otan. Les objectifs de la sécurité collective peuvent induire une modification des priorités par rapport à d’autres missions opérationnellement plus actives. De même qu’à la fin de la guerre froide, un basculement s’était opéré au profit des forces spécialisées et expéditionnaires (Légion étrangère, troupes de Marine, forces spéciales…), le retour dans l’Otan peut pousser à un rééquilibrage au profit des forces lourdes. Cette réintégration va, en fait, être mise à profit par l’Armée de terre, pour unifier certains points de doctrine et réduire les différences de vues qui existaient entre les « armes » qui la composent. De même que le passage à l’armée de métier, en 1997, força sa refondation dans un moule professionnel unique éliminant toute forme de nostalgie à l’égard de la conscription, de même le retour dans l’Otan a favorisé l’uniformisation des standards et la recherche d’une plus grande cohésion dans la programmation des moyens.
Du côté des diplomates, le front au départ est moins uni qu’il n’y paraît, notamment vis-à-vis du chantier de la défense européenne. Il faut avoir conscience que les réticences vis-à-vis de la PESD puis de la PSDC viennent du camp des « atlantistes » mais aussi des « communautaires », ceux qui ont la charge, au ministère des Affaires étrangères et à Bruxelles, des dossiers européens. En effet, la construction de la défense européenne, telle qu’elle est définie, à Maastricht mais surtout à Saint-Malo, Cologne (1999), Laeken et Nice (2001), avant le traité de Lisbonne (2007) est essentiellement de nature intergouvernementale. Au quai d’Orsay, le chantier est piloté par la direction politique, pas par la direction responsable de l’Union européenne. Les réticences des « Européens » du MAE à l’égard de la défense européenne sont sociologiques ou bureaucratiques mais aussi idéologiques. Alors que les diplomates communautaires n’ont eu de cesse que de favoriser l’intégration de l’Union, de fusionner les piliers, etc., la PESD/PSDC telle qu’elle est envisagée – c’est-à-dire comme un bloc à part – est perçue depuis l’origine comme une greffe institutionnelle problématique. Les questions de défense et de sécurité ne font absolument pas partie des gènes de l’Union. Depuis l’échec de la Communauté européenne de défense (CED, 1954), l’UE s’est construite en dehors de la « province de Mars » ignorant superbement, jusque dans les années 1990, les problématiques de défense et de sécurité. Il faut d’ailleurs se souvenir, quand on évoquera tout à l’heure, le Fonds européen de défense (FED), que les traités de l’Union interdisent toujours le financement par des crédits communautaires de dépenses « afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense » (article 41-2). Il faudra, à cet égard, une interprétation très extensive des traités, pour envisager en 2017 et 2018, sur proposition de la Commission, qu’une ponction puisse être effectuée sur le budget communautaire afin de financer des équipements ou des recherches militaires.
La clarification de notre position dans l’Otan fait taire, au Quai d’Orsay, les divergences d’approche, selon un raisonnement qui met d’accord idéologues et pragmatiques : présenter la défense européenne comme une alternative à l’Otan est non seulement une absurdité vu la faiblesse de la défense européenne, mais nuit aussi à son éventuel développement pour « compléter » l’Otan. Le retour dans l’Otan aplanit les difficultés. Pour ceux qui croient encore au projet de PSDC, « Paris vaut bien cette messe » et pour ceux qui n’y croient pas « la messe est dite ». D’un autre côté, même chez les plus farouches partisans de l’Alliance atlantique, on ne tarde pas à constater que le retour de la France dans l’Otan, gage d’une cohésion renforcée de l’Alliance, non seulement n’incite pas nos alliés à rallier automatiquement nos positions (attitude de l’Allemagne au moment de l’intervention en Libye) mais surtout est de peu d’effet pour contrer les dynamiques centrifuges qui commencent à travailler l’Otan, moins de cinq ans après notre réintégration. Dix ans plus tard, celle-ci montre des signes aggravés de faiblesse. La problématique ne se pose plus en 2020 comme en 2010 : « Otan versus défense européenne » ou « UE complémentaire ou non de l’Otan » mais : « comment éviter que la sécurité européenne ne soit mise à mal par un double écueil : le possible dépérissement de l’Otan et la persistante inefficacité de la défense européenne ? »
Le général Castres a eu raison tout à l’heure, dans son propos, de souligner l’unité, au moins générationnelle, des équipes militaires et diplomatiques qui eurent à gérer le dossier de la réintégration dans l’Otan. Il suffit de voir qui a occupé, successivement ou alternativement, dans les dernières années, les postes de conseillers diplomatiques du président de la République, du Premier ministre, du ministre de la Défense, de directeur politique et des Affaires stratégiques, de représentant adjoint à l’Otan ou d’ambassadeur à l’Otan, de directeur de cabinet au MAE et au Mindef, de directeur ou de chef du cabinet militaire du Premier ministre ou du ministre de la Défense, le poste de DAS ou de DGRIS (Direction générale des relations internationales et de la stratégie) ou son adjoint militaire… Je ne suis pas un sociologue de l’administration, mais il serait intéressant d’établir la constellation des postes et la liste des responsables qui les occupent dans le domaine dit du politico-militaire depuis 15 ans. On y discernerait une grande permanence des titulaires. Une carrière, à cet égard, remarquable et caractéristique est celle de Gérard Araud, notre ancien ambassadeur à l’ONU et à Washington. Il en est de même pour les carrières militaires, avec la formation de binômes de diplomates et de militaires se croisant sur certains postes ou habitués à travailler ensemble sur les dossiers. Il s’agit d’officiers issus du Centre des hautes études militaires (CHEM) qui sont passés à la DAS et dans les cabinets, que l’on va retrouver ensuite à l’État-major des armées (EMA) et dans un commandement opérationnel. Cette symbiose administrative joue de façon générale positivement dans la gestion du domaine « PolMil » en France, et bien sûr aussi dans celle du dossier otanien avant et après 2009 – je ferme la parenthèse.
Évidemment, les évolutions de la politique française tant vis-à-vis de l’Otan que de la défense européenne, ont aussi laissé des traces. La première tient au fait que la position de la France, considérée comme le leader naturel de la défense européenne depuis 1991 au sein de l’Union européenne, a souffert, après 2007, d’un très fort désinvestissement politique mais aussi d’une démobilisation administrative voire d’une démoralisation des équipes militaires et diplomatiques qui en avaient la charge à Paris et à Bruxelles. A contrario, je me souviens d’une période (à la fin des années 1990 et au début des années 2000) où, dans les institutions européennes de défense, notre pays occupait toujours le premier rang. Claude-France Arnould dirigeait l’Agence européenne de défense (AED) ; Patrick Bellouard dirigeait l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (Occar) ; le général Perruche dirigeait l’État-major de l’Union européenne (EMUE) ; le général Bentégeat dirigeait le Comité militaire… Je ne dois pas manquer de citer Pierre Vimont et d’autres grands diplomates, qui étaient au même moment une position de force à Bruxelles au Secrétariat général ou dans les services du Haut Représentant. Au moment des négociations de Saint-Malo, on imaginait d’ailleurs que le Comité politique et de sécurité de l’UE (CoPS) serait amené à évoluer pour devenir l’alter ego du Conseil de l’Atlantique Nord. Cela n’a jamais été le cas. D’ailleurs, les postes à l’Otan considérés comme plus attractifs par les officiers et les diplomates français sont plus recherchés aujourd’hui que ceux offerts dans les organes de direction de la PSDC. Nous avons donc perdu du terrain et aussi du crédit. D’autres, Italiens ou Allemands, nous ont remplacés aux postes de direction de la PSDC. Cette inconstance nous a fait perdre en autorité. Alors que nous avions été à l’origine de presque toutes les initiatives entre 1991 et 2007, certaines nous ont échappé. Le projet de défense européenne a été ainsi infléchi dans un sens qui ne correspond plus tout à fait aux vues françaises. L’exemple le plus caricatural est celui des coopérations structurées. À partir de 2015-2016, notre pays s’appuyant notamment sur les efforts déployés à Bruxelles par le tandem Junker-Barnier, tente de redresser la barre et de retrouver le rôle moteur qu’il avait dans la PSDC. Le discours du président Macron à La Sorbonne en septembre 2017 (4) tient lieu de vibrant manifeste en faveur de la défense européenne et de feuille de route pour la diplomatie française.
La relance actuelle de la défense européenne est maintenant considérée comme un dossier prioritaire par tous, au niveau politique comme par les administrations de la défense et des affaires étrangères. Cette relance procède de plusieurs constats.
L’Europe a vu des conflits qui la mettent en danger directement ou indirectement se rapprocher de ses frontières durant les dernières années : la Libye en 2011, le Mali en 2012, à partir de 2014, l’Irak et la Syrie, l’Ukraine avec la question de la Crimée et du Donbass, etc. L’Europe connaît sur son sol, depuis 2015, de nombreuses crises qui affectent sérieusement sa sécurité, qu’elles soient liées au terrorisme, à des désordres migratoires ou au risque cyber. L’UE est ébranlée. Non seulement elle est impuissante à contenir dans son voisinage des troubles engendrés par le terrorisme ou des mouvements migratoires non contrôlés, mais elle est incapable de gérer les crises majeures générées sur son territoire par des menaces ou des risques extérieurs. La France et la plupart de ses partenaires sont également inquiets des provocations ou des intimidations russes. L’Union européenne, à partir de 2015 à cause de l’Ukraine puis du terrorisme, commence à se préoccuper sérieusement du renforcement de la défense et de la sécurité européennes. Il convient de souligner que cette nouvelle relance de la PSDC n’est pas d’initiative intergouvernementale. Les États-membres de l’UE sont trop désunis sur le règlement des crises récentes pour s’entendre sur de nouveaux projets. Les propositions sont issues au départ de la Commission et du plan Junker.
L’alerte sur les dangers et le lancement d’initiatives ne suffisent cependant pas pour assurer au projet de relance de la politique de défense et de sécurité européenne son succès. Il faut en particulier prioriser les objectifs et éviter de retomber dans les chausse-trappes et les fausses querelles entretenues sur l’UE et l’Otan. Alors que l’horloge transatlantique se détraque, pour les Européens, l’heure est en effet identique à Mons et à Bruxelles. L’UE et l’Otan sont, en matière de sécurité, deux organisations complémentaires. Et dans ces deux instances, les questions auxquelles il est urgent de répondre sont les mêmes : par quelle volonté et avec quels moyens ? La mission historique de l’Otan est de répondre à une agression militaire. Les pays européens auraient tout intérêt à affermir, en consistance et unité, leur contribution à cette mission de défense collective au lieu de se défausser systématiquement sur des équipements américains pour assurer la cohérence opérationnelle de leurs forces. On ne peut prétendre à l’affirmation stratégique sans se donner les moyens d’une plus grande confiance en soi.
Au demeurant, les Européens sont, au jour le jour, confrontés à des défis de sécurité qui se situent bien en deçà du seuil de déclenchement d’une riposte militaire. Il peut s’agir de menées agressives mais discrètes dans les dimensions spatiales, d’Internet, voire sous-marines, d’actions d’intimidation, d’intrusions sur nos réseaux, d’attentats, de troubles ou de violences débordant à nos frontières. Face à ces mises en cause de leur sécurité et de leur souveraineté, les Européens ne doivent compter que sur eux-mêmes. Or, en dépit des alertes dues, entre 2015 et 2017, au choc migratoire, à des attentats terroristes et à des cyberattaques, l’UE est incapable de coordonner la gestion d’une crise majeure de sécurité.
En outre, faute de convergence des programmations militaires et d’une consolidation suffisante du secteur de l’armement, la recherche de défense est sous-financée, la relève des grands équipements est problématique. Le renforcement de la PSDC passe par la rédaction d’une feuille de route calée sur le mandat de la Commission, avec un échéancier dont les premiers jalons pourraient être les présidences allemande et française de l’UE. Celle-ci, comme le propose le rapport que j’ai remis en mars 2019 au président de la République, devrait comporter trois volets.
• Le premier volet est industriel et capacitaire. Depuis 2016, c’est dans ce domaine que la dynamique de relance de la PSDC est la plus prometteuse avec la création du Fonds européen de défense, le développement de coopérations structurées permanentes ou le lancement du Système de combat aérien du futur. La désignation d’un commissaire avec, dans son portefeuille, les questions industrielles de défense et la création d’une direction générale spécialisée vont dans le bon sens. Il reste à transformer l’essai. Il convient aussi d’adopter des règles claires quant à l’utilisation de ce fonds. Les crédits du FED sont destinés à financer des programmes européens d’armement ou de recherche, et par ce biais, à pousser nos industriels à se rapprocher. L’attribution de financements communautaires aux entreprises doit conforter leur compétitivité à l’international et non stimuler des concurrences fratricides. Une politique européenne en matière d’industrie d’armement, c’est très bien, mais aujourd’hui il faut reconnaître que c’est toujours un canard sans tête faute de la définition d’orientations stratégiques approuvées à 27. Il faut aussi que le montant du fonds soit à la hauteur. Les prévisions de la commission Junker prévoyaient 13 milliards d’euros mobilisables entre 2021 et 2027. Aujourd’hui, la dotation du FED serait ramenée dans les simulations à 5 Md €, ce n’est guère encourageant.
• Le deuxième volet concerne l’aspect opérationnel de la PSDC. Que ce soit pour la gestion de crises civiles ou les opérations militaires, les instruments de planification, de conduite et de commandement de la PSDC sont inadaptés. Les Européens pourraient renégocier les accords dits de « Berlin plus » (5) afin d’avoir accès, pour leurs opérations, à certains moyens de l’Otan. Toutefois, il est surtout indispensable d’associer plus étroitement des capacités de planification et de conduite opérationnelles encore embryonnaires : l’UE a besoin d’une tour de pilotage des crises. Il conviendrait aussi de recentrer le Corps européen sur les seules missions de l’UE, de façon à en avoir la pleine disponibilité tout en envisageant son « interarmisation » progressive. Il serait enfin nécessaire de fixer le volume de forces rapidement disponibles pour des missions de surveillance, de prévention et de stabilisation dans notre voisinage. Concernant l’aspect opérationnel, tout le monde est d’accord entre Européens : c’est avec les mêmes moyens qu’il faut monter des opérations dans l’Otan, dans l’Union européenne ou dans des coalitions de circonstance. Sans drones, sans avions de ravitaillement en vol, sans satellites positionnés de façon adaptée, les carences restent les mêmes.
• Le troisième volet concerne le domaine de la sécurité. Cette problématique prise en charge dans de multiples instances de l’UE reste, paradoxalement, mal appréhendée. La dispersion actuelle souligne un manque d’approche globale. Les questions de sécurité au sein de l’UE sont traitées par la Commission sous l’angle de la « sécurité intérieure » (lutte contre la criminalité, trafics…) et très peu sous celui de « la sécurité nationale » (terrorisme, cyberdéfense, sécurité des infrastructures critiques, contre-ingérence, catastrophe…) qui reste l’affaire des États, alors qu’un traitement coordonné de ces enjeux à l’échelle européenne devrait s’imposer. Cela nécessite plus de transversalité au sein de l’UE et plus de coordination entre l’UE et les États-membres, en particulier pour préparer des réponses conjointes en temps de crise. Ce chantier est à peine ouvert.
La réalisation d’un tel programme suppose de déminer bien des pièges et une grande volonté. Malheureusement, on constate que les difficultés s’accumulent sans interlocuteur ni cadre approprié pour les régler. De ce fait, diplomates et militaires gèrent ensemble aujourd’hui plus des craintes que des solutions. Devant les entraves au fonctionnement de l’Otan (problématiques turques, difficultés avec les Américains), et l’absence de cohésion européenne, un certain nombre de sujets restent en jachère. Si on prononce certains mots en relation avec la sécurité de l’Europe, tout le monde semble s’en effrayer : rôle de la dissuasion nucléaire, architecture européenne de sécurité, désarmement, relation avec la Russie… Nous avons connu une époque à la sortie de la guerre froide où il n’était pas jugé absurde mais fort à propos d’évoquer ce type de questions entre partenaires européens. C’était même monnaie courante au début des années 1990. Avec qui et dans quelles enceintes parler maintenant de dissuasion, de désarmement, de la défense antimissile, des missiles hypervéloces, etc. ? Sur tous ces sujets le débat est pour l’instant occulté. Les discussions sont bloquées à l’intérieur de l’Union européenne comme à l’Otan. Les instances bilatérales de concertation avec nos deux principaux partenaires ne sont pas productives, à cause du Brexit et de la longue fin de la « grande coalition » au pouvoir à Berlin. Que faire ? Je renvoie aux interventions précédentes à ce sujet et aux propositions que je viens d’énoncer. Mais il me semble important de préciser à nos partenaires que si la France est « disponible » pour participer à la confortation de la PSDC, elle n’a pas vocation à être un pays mercenaire assurant la protection de l’Union européenne, faute d’engagement des autres États-membres et, qui plus est, sans reconnaissance ni rétribution ! Il me semble qu’il faut aussi tenir compte d’un contexte rendu difficile par l’instabilité politique que l’on constate dans de nombreuses capitales européennes. Quand les situations intérieures sont compliquées et troublées, l’attention se polarise sur les agendas domestiques. Comment ramener alors nos partenaires, sans les crisper, sur la problématique du renforcement de la défense européenne et sur celle de l’avenir de l’Otan ?
Voilà une chance pour les diplomates… Les temps troublés sont ceux de la diplomatie. L’intensification des dialogues stratégiques entre Européens suppose que nos diplomates soient activement à la manœuvre. Il faut inventer de nouveaux canaux de discussion, multiplier les idées et les projets, en lancer dix pour qu’un seul ait une chance d’avancer. Et vous, les militaires, vous allez devoir tenir ! En effet, il n’est pas certain que vous ayez tous les appuis et les encouragements que vous espérez trouver. La période est difficile, la plus difficile depuis la fin de la guerre froide. Cependant, je pense que notre pays a la chance – le colloque l’a montré – de pouvoir compter sur des responsables conscients de l’importance des enjeux. Il me semble que nos militaires et nos diplomates vont être, sinon à la peine, du moins bien occupés dans les mois et les années à venir…
Benoît d’Aboville
Amiral, au moment où on a envisagé le retour officiel au sein de l’Otan, ces problématiques ont-elles été évoquées ? On disait très souvent que le retour officiel allait permettre de donner une nouvelle impulsion à la coopération européenne de défense. Êtes-vous déçu par rapport à ce que vous avez vécu à ce moment ?
Amiral Guillaud
Je répondrai à cette question à la fin de mon intervention mais je souhaite tout d’abord revenir sur les débuts du processus. En 2007, j’étais CEMP. C’est avec la cellule diplomatique – les deux extrémités de la rue de l’Élysée – que nous avons travaillé sur les instructions du Président de l’époque pour revenir à l’Otan. L’histoire commence bien avant, en 1991, c’est-à-dire avec la première guerre du Golfe. Nous déployons des avions, des troupes au sol et des navires. Comme les marines naviguent dans un espace qui est res nullius, l’interopérabilité était garantie. Nous nous apercevons alors qu’une grande partie de nos forces de l’Armée de terre n’ont pas les bons codes, les mêmes fréquences radio, les appareils compatibles pour travailler avec les forces de la coalition : c’est très désagréable. Nous découvrons aussi qu’une partie de nos avions de l’Armée de l’air n’ont pas la bonne prise pour se ravitailler : ce n’est pas très agréable non plus. Du coup, cela devient un peu un réveil, d’un point de vue strictement technique, en termes d’interopérabilité.
Deuxième coup de gong. En 1995, a lieu l’élection du président Chirac. Il se trouve que les Américains nous ont renvoyés dans nos buts d’une façon méchante, voire humiliante. Le président Chirac en a conservé une grande amertume. Il faut savoir que tout le reste de l’Otan était d’accord pour que la France y revienne, sauf les Américains. Six mois après, les Américains comprennent qu’ils ont fait une bêtise et demandent à la France si elle ne veut pas revenir dans l’Otan. Le train était passé. Il fallait attendre qu’autre chose se produise.
En 2007, a lieu l’élection de Nicolas Sarkozy. Nous sommes alors dans une position inverse, avec un président de la République qui estime que, douze ans après, la France peut revenir. Je vais vous expliquer un peu les conditions. Les Américains sont alors demandeurs et c’est le reste de l’Otan qui ne veut pas que la France revienne. En effet, les succès techniques militaires rencontrés par les troupes françaises sur les différents théâtres de l’ex-Yougoslavie, en Afghanistan et en Afrique font craindre à un certain nombre de pays membres de l’Otan de passer pour des « amateurs » en comparaison des Français qui sont perçus comme de vrais professionnels.
Le mandat donné à la cellule diplomatique et à l’état-major particulier est de revenir dans l’Otan au nom des critères d’efficacité et de d’interopérabilité que le général Castres a développés tout à l’heure. Il s’agit aussi de peser sur les choix de l’Alliance depuis l’intérieur et non plus de l’extérieur. Vous vous souvenez peut-être de ce qui avait commencé deux ou trois ans auparavant sur les aspects antimissiles. Finalement, notre entrée dans l’Otan n’a pas changé notre contribution budgétaire – je ne parle pas en hommes. La France contribuait pour 11 % au budget de l’Otan et était systématiquement mise devant le fait accompli. Nous n’avions même pas la possibilité d’influer sur le moindre choix de matériel de l’Otan : c’était désagréable.
Il y avait une autre idée, un peu plus machiavélique. Les diplomates le savent, les Français en avaient aussi assez d’être systématiquement le « mauvais garçon » de service, c’est-à-dire celui que tous les petits allaient voir en disant : « Nous ne sommes pas d’accord avec ce que veulent faire les Américains. Vous ne pourriez pas mener la révolte ? Nous vous soutiendrons. » À chaque fois, la France s’engageait et, à chaque fois, il se passait la même chose : nous nous retrouvions tout seuls. L’ambassadeur d’Aboville aura certainement beaucoup d’histoires à raconter sur ce sujet.
D’autres éléments, moins connus, ont été utilisés. Il fallait obtenir que nous ayons le soutien – ou au moins la neutralité bienveillante – de l’ensemble du paysage politique français. Je me souviens avoir été envoyé pour rencontrer de nombreux hommes politiques de premier plan qui étaient dans l’opposition à l’époque pour leur expliquer nos raisons et que nous espérions réellement faire un pilier européen au sein de l’Alliance, conformément aux 3D de Madeleine Albright, pour renforcer le Comité militaire de l’Union européenne (CMUE) et l’idée de l’Europe de la défense. Je vous rappelle que, de 2006 à 2009, le général Bentégeat préside le CMUE. Son successeur sera un Suédois, le général Håkan Syrén. Le successeur du successeur sera de nouveau un Français, le général de Rousiers, à la demande de tous les petits pays européens et à l’immense surprise du Quai d’Orsay à l’époque. Les petits pays lui ont fait une élection de maréchal. Seuls les Danois n’y croyaient pas ; ils avaient fait un opt-out (6) pour la politique de défense.
Il y a donc eu un travail important d’explication auprès des forces politiques. Nous avions un soutien public des Américains, mais aussi souterrain à tel point que les Américains ont expliqué aux autres membres que, des deux commandements suprêmes, celui de l’Europe et celui de l’Atlantique, ils allaient supprimer celui de l’Atlantique pour le transformer en commandement pour la transformation, que le général Mercier a occupé (7), et l’attribuer aux Français. Il n’y a pas eu de répartition de postes, il n’y a pas eu de négociations. C’est Jim Mattis (8) qui a dit que son poste serait désormais attribué aux Français : cela n’a pas été négocié. Nous étions plutôt très heureux. Certes, ce n’était pas exactement ce que nous visions. Nous visions plutôt un poste au sein du groupe des trois plus importants adjoints du Supreme Allied Commander of Europe (SACEUR). Nous savions que nous ne pouvions pas demander à être SACEUR parce que les Américains se le réservaient, mais nous pouvions être Deputy SACEUR, n° 2, qui avait autrefois alterné entre les Allemands et les Britanniques. Ces derniers voulaient le garder, nous l’avons donc demandé – c’était de bonne guerre. Le chef d’état-major était allemand. Les Britanniques et les Allemands ont tout fait pour que cela n’ait pas lieu. Et les Américains, pour régler le problème, ont décidé de passer d’un triumvirat à un quadriumvirat. Ils ont exprimé le besoin d’un patron des opérations et ont dit que ce serait un Français. C’est ainsi que nous sommes entrés à Mons, à traiter et diriger les opérations. Pour la France, les choses se sont passées au-delà de nos espérances. Je ne dis pas que le résultat a été parfait. Nous nous sommes opposés ainsi à la lutte antimissile parce que c’était surtout une « pompe à finances » pour la recherche américaine avec des résultats plus qu’aléatoires. Et cela avait lieu encore avant l’arrivée du missile hypervéloce, les Français ayant choisi, pour eux-mêmes, le missile hypervéloce à cause de la lutte antimissile, mais c’est une autre histoire.
Avons-nous eu beaucoup d’influence ? Il faut le demander aux diplomates et aux Français qui sont en poste aujourd’hui à Bruxelles et à Mons. Au minimum, nous avons certainement évité une dérive encore plus grande. En effet, l’Otan est une alliance militaire et politique, ce n’est pas une alliance globale. À l’origine, c’était une alliance géographiquement localisée. Or, quand l’URSS a implosé, il lui a fallu se trouver un ennemi. L’Otan a eu de la chance, en quelque sorte, Poutine redevenant un ennemi. Mais certains n’hésitent pas à demander que l’Otan aille directement en mer de Chine méridionale. Est-ce franchement le but d’origine de l’Otan ? Que la mer de Chine méridionale soit importante, ce n’est pas le marin que je suis qui va vous dire le contraire, mais il faut savoir raison garder.
Simultanément à notre retour dans l’Otan, les négociations sur le traité de Lancaster House ont commencé. Il y a eu quelques prémices juste avant l’élection présidentielle. Comme vous le savez, le traité a été signé en 2010 avec les Britanniques. Pour la petite histoire et pour vous montrer à quel point nous étions en harmonie intellectuelle avec les Américains, alors que Lancaster House était une initiative britannique, à chaque fois que nous proposions quelque chose aux Britanniques, ceux-ci disaient : « C’est intéressant, mais il faudrait voir si cela fonctionne avec les Américains » et, à chaque fois, nous répondions « Nous l’avons déjà vu avec eux, ils sont d’accord ». C’est ainsi que les choses se sont passées.
Et la cerise sur le gâteau a été le fait de renommer, en 2012, un Français à la tête du Comité militaire de l’Union européenne. Étant donné que son poste précédent était d’être représentant français auprès de l’Union européenne et auprès de l’Otan, nous espérions que, grâce à cela, nous arriverions à faire évoluer la mentalité des pays européens quand ils se prennent pour des membres de l’Union européenne. De ce point de vue, il me semble que cela n’a pas été une réussite.
Benoît d’Aboville
Je vous remercie, amiral, de ce passionnant témoignage qui intéressera aussi les historiens. Vous avez fourni l’occasion de la transition avec le prochain panel qui va traiter précisément de l’Indo-Pacifique et de notre présence dans la zone. Mais cher Louis Gautier, pourrais-tu nous dire quel a été le sort du rapport sur la défense européenne dont tu as été chargé en 2019 ?
Louis Gautier
Ce rapport est resté confidentiel : il entre dans ce choix un peu d’habileté ! J’avais constaté que de nombreux rapports rendus publics ces dernières années n’avaient pas une grande prospérité, quand ils n’étaient pas démentis dans l’heure de leur diffusion… Il m’a donc semblé qu’en le laissant confidentiel, sa survie était mieux assurée. Il pouvait être ainsi utile pour éclairer des arbitrages sans prétendre les forcer. Ce rapport comporte 94 propositions. Les premières propositions qui devaient être d’application immédiate ont été mises en œuvre : la décision de créer à Bruxelles un commissaire en charge des questions de défense et l’institution d’une Direction générale en charge des questions d’industrie de défense et spatiale en faisaient partie.
Benoît d’Aboville
Tu es un peu plus optimiste sur l’avenir que tout à l’heure ?
Louis Gautier
Je ne suis pas pessimiste. Je pense que les temps sont difficiles et qu’il est d’autant plus urgent de trouver de meilleures solutions pour garantir notre sécurité. Les constats sont là. Sur quoi faut-il « mettre la pression » dans l’immédiat ? Sur les questions de sécurité, en se concentrant en outre sur les questions militaires qui sont en rapport direct avec le continuum défense-sécurité : la protection des approches maritimes, des frontières, les opérations dans notre étranger proche, etc. Ce que fait l’Europe en Méditerranée me semble intéressant. Mais les enjeux de sécurité (sur le cyber, la protection des infrastructures critiques…) sont une priorité qui suppose une meilleure et rapide coordination entre l’UE et les États, et les États entre eux. Le coronavirus montre qu’il convient d’anticiper vite sur ces questions.
Je ne suis donc pas pessimiste, mais inquiet. ♦
(1) Province au nord-est de Kaboul.
(2) Secrétaire d’État des États-Unis de 1997 à 2001.
(3) Chef d’état-major de l’Armée de l’air de 2012 à 2015.
(4) Emmanuel Macron, « Initiative pour l’Europe - Discours pour une Europe souveraine, unie, démocratique », La Sorbonne, 26 septembre 2017 (www.elysee.fr/).
(5) Adoptés à Washington en 1999.
(6) Option de retrait.
(7) De 2015 à 2018, après les généraux Stéphane Abrial (2009-2012) et Jean-Paul Paloméros (2012-2015) et avant André Lanata (depuis 2018).
(8) Alors SACT (Supreme Allied Commander Transformation).