7e panel – Comment la France peut-elle renforcer son rôle et sa présence dans la zone Indo-Pacifique ?
Cécile Pozzo di Borgo
Je remercie l’ambassadeur Sylvie Bermann et le général Luc de Rancourt d’avoir accepté de répondre à la question qui est le thème de cette table ronde : « Comment la France peut-elle renforcer son rôle et sa présence dans la zone Indo-Pacifique ? » La zone en question est aussi complexe que vaste. Ce sujet n’avait pas été évoqué dans le cadre de ce colloque jusqu’à la précédente table ronde. Mais on en parlait peu d’une manière générale en tant que telle jusqu’à il y a environ deux ans, quand le sujet a émergé comme d’importance prioritaire pour les dirigeants de la planète, tant les enjeux sont multiples, complexes et interconnectés, dans un contexte marqué par la forte montée en puissance de la Chine, la compétition stratégique virulente entre Pékin et Washington, les risques de conflits, la course aux armements.
Dans ce contexte, depuis mai 2018 et son premier discours à Garden Island (1), le président Macron n’a de cesse de rappeler l’importance de cette zone pour la France, puissance riveraine avec une présence territoriale significative – la France est un peu la seule dans ce cas parmi ses partenaires européens – et puissance nucléaire. Il ne cesse d’exprimer sa volonté que la France y joue tout son rôle et accroisse ce rôle, en s’appuyant sur les partenaires de la zone et d’autres partenaires. Je laisserai nos intervenants préciser ce point.
Il revient donc aux diplomates et aux militaires de mettre en œuvre cette grande ambition pour notre pays, cette stratégie de la France en Indo-Pacifique. Pour aborder cette question, Sylvie Bermann et le général Luc de Rancourt vont nous éclairer de leur riche expérience. Sylvie Bermann a enchaîné les ambassades à Pékin, Londres et Moscou après un parcours marqué par un fil rouge onusien et européen à dominante politico-militaire. Le général de Rancourt a trente-cinq ans à son actif au service de l’Armée de l’air. Il est aujourd’hui directeur général adjoint de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), ce qui lui permet d’avoir une vision transversale de ce problème.
Comment mettre en œuvre cette politique et cette stratégie de la France dans l’Indo-Pacifique ? Sur quels partenaires s’appuyer ?
Sylvie Bermann
Un premier commentaire sur cette table ronde : c’est la première à ne pas faire de retour d’expérience aujourd’hui. Précisément, nous n’avons pas d’expérience. Comme tu l’as dit, c’est une notion assez récente, même si cela reprend celle d’Asie-Pacifique. Par ailleurs, c’est relativement flou.
Autre remarque. Pour une fois, la stratégie militaire a précédé la stratégie politique. La stratégie militaire et de sécurité existe. Elle a été présentée à Shangri-La – le général en parlera – par la ministre des Armées. En revanche, pour le moment, il n’y a pas véritablement de stratégie politique. Il y a des idées. Des annonces sont faites par le président de la République. Il y a une demande faite aux diplomates de travailler.
Pourquoi cette stratégie ? L’importance est évidente, étant donné la montée en puissance de la Chine, en particulier dans le domaine naval. La Chine était une puissance continentale. Elle l’a été à partir du XVe siècle et de façon continue. Quand elle a modernisé son armée, elle n’a pas modernisé dès le départ la composante navale. Quand j’étais encore à Pékin, le premier porte-avions a été mis à la mer, le Liaoning. C’était une coque vide, rachetée aux Russes, qui venait d’Ukraine, le Varyag. À l’époque, il y avait encore une relative liberté de parole en Chine. Sur les réseaux sociaux, tout le monde se moquait un peu de ce premier porte-avions avec ce tremplin, comme le faisaient les Soviétiques à l’époque. Il y a quinze ans, la Chine ne faisait pas partie des huit premières armées du monde. À ce jour, c’est la deuxième armée du monde et elle a dépassé la Russie. Il y a effectivement aujourd’hui une politique délibérée qui est liée aussi à la protection des intérêts chinois, économiques et stratégiques.
Les intérêts économiques sont d’ailleurs liés à la Route de la soie. Cette Route de la soie a plusieurs voies. Elle a une voie maritime, une voie terrestre qui passe par l’Asie centrale en train, et une voie polaire qui passe aussi par les zones polaires qui, actuellement, à cause du réchauffement climatique, sont libres une grande partie de l’année. En tout cas, avec les brise-glace russes, elles peuvent être utilisées toute l’année, raccourcissant les trajets de quinze jours entre l’Europe et Shanghaï, par exemple, et, en même temps, ne posant pas de problèmes de sécurité. Il ne peut pas y avoir d’attaques de pirates. Il n’y a pas d’insécurité pour le moment dans cette zone. En revanche, la Russie est assez peu présente dans la zone Indo-Pacifique parce qu’elle n’en a pas les moyens. Elle considère qu’elle n’aura pas d’armée et de capacité navale pour cela, en tout cas d’ici à 2030. Si elle a fait des exercices conjoints, elle s’est limitée au Nord de la zone et non pas en mer de Chine du Sud. Pour le moment, elle se concentre en mer Méditerranée, elle est présente en Syrie évidemment, ainsi qu’en mer Baltique où nos partenaires de Scandinavie et les Britanniques trouvent souvent des sous-marins russes un peu trop près de leurs propres sous-marins. Elle est aussi présente en mer Noire. Cependant, elle n’est pas encore très présente dans cette zone polaire. En mer de Chine du Sud, la Chine est évidemment dominante pour le moment. Elle est relativement agressive dans ses revendications. On le sait, c’est la poldérisation des territoires revendiqués, parfois de simples îlots, dont l’utilisation peut être militaire.
La Chine a aussi décidé de sécuriser les routes. À une époque, on parlait du « Collier de perles » mis en place par les Chinois par des accords avec un certain nombre de pays, en particulier, le Pakistan – Gwadar pour le moment – jusqu’à Djibouti. En effet, la Chine a mis en place une base militaire à Djibouti. Le point de départ est l’opération Atalante, dont on a parlé tout à l’heure. Elle a été une grande réussite et a beaucoup intéressé les Chinois qui ont coopéré à cette opération et ont exprimé leur besoin d’être présents dans la zone. Un autre élément était la Libye. En effet, ils ont évacué 35 000 personnes de Libye, or ils n’avaient pas de point d’appui et ont fini par le faire via Le Pirée. De ce fait, la Chine est dorénavant devenue une puissance navale qui continue à se développer puisqu’elle n’a pas les mêmes limitations que les Russes, dont le budget militaire a baissé.
Face à cela, il y a évidemment une réaction américaine. Avant que l’on parle d’Indo-Pacifique aux États-Unis, on parlait du pivot et aussi du Rebalancing of Power. C’était donc cette logique qui consistait à contrer la montée en puissance de la Chine. Aujourd’hui, certains plaisantent en disant : « La zone va d’Hollywood à Bollywood. » C’est assez bien vu. Pour la France, c’est de Djibouti à Tahiti, même si, de temps en temps, on y met les zones australes ou antarctiques. C’est aussi un moyen de montrer que la France est une puissance véritablement présente dans cette région.
Un autre point auquel tiennent les Américains, c’est assurer qu’ils font des opérations pour la sécurisation de la liberté de navigation. La réalité est que la liberté de navigation n’était pas réellement en cause – cela ne veut pas dire qu’elle ne le sera pas. En effet, le couloir se restreint avec les opérations de remblayage et les installations militaires. Pour le moment, ce n’est pas le cas. Nous en faisons aussi – vous y reviendrez en abordant la stratégie. Vous reviendrez peut-être sur l’incident qui a eu lieu dans le détroit de Taiwan. La France s’est peut-être approchée trop près, mais elle ne cherche pas finalement à trop s’approcher des zones des 12 miles fixées par les Chinois. En revanche, les Américains y vont de manière agressive et répétée. Je me souviens d’Américains qui nous disaient : « Pensez-vous que nous mettons de l’huile sur le feu dans la région ? » Ce n’est peut-être pas faux. En tout cas, c’est dans la logique de guerre totale et de définition d’ennemis stratégiques par les États-Unis.
Comment pouvons-nous intervenir dans ce cadre ? Comment la France peut-elle être une puissance de la zone ? Plus de 1,5 million de nos ressortissants vivent dans cette zone. Il y a aussi plus de 7 000 militaires français, vous y reviendrez. La France a un certain nombre d’intérêts économiques et stratégiques, mais la France a surtout une présence continue. Nous avons toujours fait des escales en Chine. Nous avons toujours été présents, contrairement à d’autres pays européens. Le Président voit cela un peu comme le pendant de la politique européenne vis-à-vis de la Chine ou plutôt de l’européanisation de la politique française vis-à-vis de la Chine. Parce que l’Union européenne est une forme d’État-continent, au même niveau relatif que les Chinois avec 450 M d’habitants en Europe. Sur le plan économique et la lutte anti-dumping, l’UE peut compter. C’est ce que le Président a dit aux ambassadeurs sur la politique Indo-Pacifique que la France ne va évidemment pas mener seule, mais en s’appuyant sur les pays de la région qui rencontrent des problèmes avec la Chine. L’Australie a été très attirée par la Chine. L’un de ses Premiers ministres a fait ses études en Chine et parle chinois. Mais l’Australie s’inquiète un peu maintenant de la présence chinoise très forte, y compris sur le plan économique. C’est d’ailleurs en Australie que le président de la République a lancé, pour la première fois, cette initiative.
Il l’a évoquée aussi au Japon. Le Japon a eu des problèmes avec les îles Diaoyu et Senkaku qui ont fini par se résoudre parce que, à ce moment-là, la crise commençait avec les États-Unis et que la Chine ne pouvait alors pas avoir des ennemis sur plusieurs fronts. Les Chinois se sont donc réconciliés avec les Japonais, mais les contentieux et les inquiétudes demeurent.
Enfin, il y a l’Inde : l’Inde est obsédée par la Chine. La Chine ne parle jamais de l’Inde, alors que, lorsqu’on va en Inde, les Indiens ne parlent que de la Chine et de la menace chinoise. La différence sémantique qui fait que l’on passe d’une politique Asie-Pacifique à une politique Indo-Pacifique mécontente évidemment les Chinois. Ils ont, en effet, bien compris que cette politique les visait. Certes, on dit que c’est complémentaire et il y a un habillage de ces notions vis-à-vis des Chinois. Il est quand même clair qu’il s’agit de contenir les Chinois.
Sur le plan militaire et de sécurité, la France a une stratégie assez claire et évidente. À partir de là, nous sommes censés bâtir une stratégie diplomatique : c’est là que les choses sont plus difficiles. En effet, la cohérence de la zone n’est pas évidente. C’est donc plutôt un maillage d’actions avec différents pays de la zone qui peuvent constituer une stratégie diplomatique dans la région. Il y a plusieurs axes.
• Il y a d’abord, évidemment, l’axe diplomatique consistant à renforcer nos relations avec ces pays. La réalité est que la France s’intéressait surtout à la Chine, puissance majeure qui, sur le plan économique, était déterminante pour la croissance française, un peu moins au Japon et presque pas à l’Inde. C’est en train de changer. Nous avions un peu oublié les pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) qui, pourtant, représentent aussi une zone de croissance. L’idée est donc de reprendre des relations diplomatiques plus intenses avec eux – ce que nous avons commencé à faire – en nous appuyant sur les pays de l’ASEAN qui, eux, ont une attitude plutôt ambiguë vis-à-vis de la Chine. Le Cambodge et la Thaïlande sont totalement prochinois ; aux Philippines, le président Duterte est fasciné par l’homme qu’est Xi Jinping. D’autres pays, comme Singapour, sont plus équilibrés d’une certaine manière. La France cherche à être membre de l’ADMM-Plus, regroupant les responsables de la défense dans les pays de l’ASEAN dialoguant avec les pays partenaires. Il y avait déjà eu l’équivalent sur le plan économique, avec l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) qui n’a finalement pas donné beaucoup de résultats. La France cherche aussi à être présente dans d’autres enceintes (garde-côtes, etc.). Cette présence nous permet d’exister et de devenir un partenaire.
• Un autre axe concerne le climat. La France a pris l’initiative, après le tsunami de 2004, d’un système d’alerte qui permet d’atteindre toutes les populations de la zone. Il y a aussi l’Alliance solaire qui a été conclue en Inde. Cela concerne aussi les petits pays de la zone, les petites îles du Pacifique, très en demande. En effet, certaines sont même menacées de disparition.
• L’angle numérique a été évoqué également. C’est un élément plus difficile. Cela concerne la protection des câbles sous-marins et, évidemment, la problématique de la 5G avec Huawei. En toute franchise, je ne vois pas très bien ce qui peut être fait à cet égard. En tout cas, pour beaucoup des pays que j’ai évoqués, la protection contre la Chine – s’il y en a une possible – vient des États-Unis et non de la France.
Quoi qu’il en soit, il est important pour la France de rappeler qu’elle est une puissance Indo-Pacifique, légitime dans la zone et légitime à développer des initiatives. La dimension sécuritaire et militaire est plus importante que la dimension diplomatique. Quand nous en serons au retour d’expérience, ici, dans dix ans, peut-être aurons-nous d’autres conclusions mais, pour le moment, il me semble que c’est ce qui est réel, effectif et pris en considération par la Chine ainsi que par les pays de la région.
Général de Rancourt
Le sujet de l’Indo-Pacifique est évidemment un enjeu majeur. Vous l’avez dit à plusieurs reprises. Cet enjeu est majeur parce qu’il concerne directement la stabilité, la sécurité et la prospérité mondiales. Vous avez évoqué que cet espace subit des évolutions géopolitiques lourdes et profondes aussi bien par la compétition sino-américaine que par l’émergence des puissances chinoise et indienne, ce que l’on a appelé le « sprint des géants ». C’est aussi un espace dans lequel il y a une mosaïque de tensions, qu’elles soient territoriales, liées au trafic ou à l’expansion du terrorisme. C’est enfin un espace qui, bien qu’il puisse nous paraître encore loin, est en fait très proche de nous. La moindre crise dans cette zone a des répercussions immédiates chez nous. C’est ce que nous constatons, par exemple, avec la crise du coronavirus.
Il s’agit donc nécessairement d’une question légitime pour la France, puissance européenne avec des responsabilités globales. Ainsi que cela a été évoqué, notre pays est aussi une Nation de l’Indo-Pacifique. C’est un élément que l’on a tendance à oublier et qu’il nous faut rappeler régulièrement.
Nous avons en effet des intérêts qui sont nombreux, fondamentaux et stratégiques (accès aux espaces communs), des intérêts de puissance étant donné nos responsabilités au sein du Conseil de sécurité des Nations unies et du fait que nous soyons une puissance nucléaire. Il s’agit donc, pour la France, avant tout d’y préserver son influence et sa liberté d’action, ainsi que l’évoquait tout à l’heure le général Castres. Il s’agit de l’enjeu premier, mais il est bien évident qu’à partir du moment où la stabilité de cette région pourrait être mise à mal, il nous faut également pouvoir contribuer à sa sécurité. Étant donné nos moyens, la sécurité se construit à plusieurs. Tout l’enjeu repose donc sur les partenariats que nous pourrions mener, ainsi que cela vient d’être évoqué.
Je vais faire un court détour historique. Vous disiez que nous n’avions pas de retour d’expérience. J’ai quand même réussi à trouver dans l’histoire un retour d’expérience que je trouve intéressant et que je voulais partager avec vous. Je ne reviendrai ni sur les cas de Suffren, Bougainville ou La Pérouse, mais je voudrais évoquer le cas d’un militaire, ingénieur du génie maritime également diplomate, ce qui nous ramène au thème du colloque. À vingt-huit ans, Léonce Verny a été choisi pour construire le premier arsenal naval du Japon. C’était en 1864. Il y est resté onze ans (1864-1875). Il a d’abord choisi le lieu où le construire, dans la baie d’Edo à l’époque (aujourd’hui Tokyo). Il a fait ce choix car il trouvait que la zone ressemblait à la rade de Toulon. C’est devenu l’arsenal naval de Yokosuka. De cet arsenal, sont sortis les plus beaux fleurons de la marine japonaise. Cela a été un succès considérable. On connaît ce qu’il est advenu de la puissance de la marine japonaise quelques années plus tard.
Mais cet homme avait une vision plus large dépassant le simple projet industriel. Il a aussi contribué à la constitution d’écoles d’ingénieurs au Japon car il estimait que c’était aux Japonais de prendre en charge leur propre destin. Il a aussi contribué à la constitution d’écoles d’architecture navale. Il a été également à l’origine de programmes d’échanges avec des étudiants japonais qui sont venus en France par le biais de bourses pour y bénéficier des savoir-faire français. De même, Léonce Verny avait le souci de la sécurité maritime puisqu’il pensait la puissance navale dans son ensemble. Il a ainsi été à l’origine de la construction des premiers phares du Japon. Pour la petite histoire, il faut savoir qu’il a réussi à développer toutes ces actions avec seulement une vingtaine de Français. De ce fait, quand il s’est agi de construire la marine impériale japonaise, les Japonais ont à nouveau fait appel aux Français et, notamment, à l’ingénieur Louis-Émile Bertin. Aujourd’hui encore, en novembre, le souvenir de Léonce Verny est célébré à Yokosuka à l’occasion d’une cérémonie particulière.
Cet exemple est intéressant. En effet, on y trouve un certain nombre de choses qui, selon moi, doivent sous-tendre les stratégies que l’on cherche à développer en Indo-Pacifique. En l’occurrence, la stratégie s’établit sur une vision beaucoup plus large que la simple vision d’un transfert de savoir-faire industriel et administratif. Dans ce cas précis, elle a dépassé les seuls objectifs qu’elle s’était donnés. Cela a été un instrument de Soft Power considérable. Évidemment, comparaison n’est pas raison. Aujourd’hui, les circonstances dans la zone ont beaucoup évolué, mais il me semble qu’il est utile de voir à quel point un partenariat, à partir du moment où il est compris dans une acception très large, peut avoir des effets bénéfiques importants. Même si le concept d’Indo-Pacifique peut faire l’objet de discussions entre spécialistes pour déterminer ce qu’il englobe véritablement, son mérite pour le pays est d’avoir été publiquement assumé par nos plus hautes autorités dans le cadre d’une stratégie claire.
Cette stratégie est ancrée dans nos territoires. Il suffit de prendre une carte pour voir que, de Clipperton à La Réunion, il y a un nombre considérable de territoires sur lesquels l’autorité de l’État français s’établit. Cette stratégie est évidemment ancrée dans notre culture. Elle porte aussi nos ambitions. Le concept est global. Il s’agit aussi de faire prendre conscience que nous intervenons dans un continuum sécuritaire, ainsi que cela a été évoqué. Tout événement à un endroit de cet espace a des répercussions à la fois internes et externes sur le reste de l’espace. À travers cette stratégie, il s’agit évidemment de consolider notre posture de puissance régionale.
Cette stratégie s’articule en cinq axes principaux.
• Le premier d’entre eux est la défense de nos ressortissants. Il s’agit ainsi de garantir l’intégrité de nos territoires et d’assurer le contrôle de nos Zones économiques exclusives (ZEE). Pour cela, nous disposons d’outils très précieux : les forces de souveraineté. Nous avons ainsi trois commandements, à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie et à Tahiti, comptant près de 7 000 hommes déployés dans ces zones. Il y a également une quarantaine d’aéronefs qui peuvent bénéficier de renforts ponctuels si besoin. Le rôle de ces forces de souveraineté est d’abord d’agir dans le domaine de la connaissance et de l’anticipation afin d’anticiper les crises. Il s’agit aussi de protéger la souveraineté des territoires français et, dans une approche interministérielle, d’assurer la prévention des crises qui pourraient émerger dans la zone, aussi bien dans les régions, départements et collectivités d’outre-mer que dans leurs approches.
• Le deuxième axe de cette stratégie, annoncée par Mme Florence Parly à l’occasion du Shangri-La Dialogue en juin 2019 (2), consiste à garantir la stabilité stratégique de cette région. Trois aspects me semblent essentiels :
– Il y a d’abord la défense du droit international. Ainsi que je le disais en introduction, c’est tout l’enjeu de l’accès aux espaces communs, qu’ils soient navals, aériens, exo-atmosphériques, ce qui permettra de garantir notre liberté d’action dans le futur, sans oublier que le cyber permet de lier ces espaces.
– Le deuxième enjeu de la stabilité stratégique consiste à garantir que la France s’inscrit bien comme un acteur actif dans le domaine de la non-prolifération. Il y a de fortes tensions dans cette zone en la matière. Il s’agit en particulier de faire en sorte que le dialogue entre l’Inde et le Pakistan ait lieu de la manière la plus apaisée possible. Il y a évidemment le cas de la Corée du Nord pour lequel nous devons mettre tous les efforts possibles pour obtenir la dénucléarisation de la péninsule. Il y a aussi le respect de la résolution 2375 (11 septembre 2017) sur les transbordements illégaux. Il s’agit aussi de notre participation auprès de l’UN Command pour assurer la surveillance au large de la péninsule coréenne.
– Il y a enfin des accords de défense avec un certain nombre de pays de la zone. La France a des forces prépositionnées à Abou Dabi et à Djibouti. La présence de nos forces est un facteur de stabilité dans la région et lui offre des points d’appui en fonction des opérations ou des interventions que nous aurions à mener.
• Le troisième axe essentiel, est l’implication de la France dans le développement du multilatéralisme, notamment en intervenant dans un certain nombre d’enceintes régionales. De nombreux forums traitent de sécurité et de défense dans cette zone. Je fais référence au Shangri-La Dialogue (Singapour), au Raisina Dialogue (New Delhi), aux forums de défense à Tokyo et à Séoul, etc. Il est donc important que nous soyons présents pour rappeler notre rôle dans la zone et notre stratégie de manière à ce qu’elle soit mieux comprise. La France participe aussi à un certain nombre d’enceintes multilatérales, notamment l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS) dont nous allons prendre la présidence pour deux ans. Il rassemble une vingtaine de pays riverains de l’océan Indien. Dans le domaine des garde-côtes, il existe aussi le forum ACGAM (Asian Coast Guard Agencies Meeting). La France participe aussi à des forums dans le domaine de la lutte contre la piraterie. Il a été évoqué déjà l’ADMM-Plus dont la France souhaite devenir membre. Il y a aussi le South Pacific Defense Ministers’ Meeting. Il existe aussi depuis un certain temps les accords FRANZ – peu évoqués – entre la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Dans tous ces forums et enceintes, il s’agit de conjuguer nos positions, en particulier avec l’Union européenne. Nous cherchons, en effet, à faire en sorte que nos partenaires européens s’investissent davantage dans la zone et prennent conscience d’un certain nombre d’enjeux évoqués dans l’intervention précédente. Avec le Brexit, la France devient la seule puissance de l’UE à avoir une présence permanente sur place.
• Quatrièmement, je l’évoquais tout à l’heure, l’importance du développement des partenariats avec les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. Nous avons également des relations de défense avec quasiment tous les pays de l’ASEAN. La France dispose de dix-huit attachés de défense qui interviennent dans trente-trois pays de la zone. Nous travaillons avec ces différents pays à moderniser leurs capacités, à faciliter les conditions dans lesquelles ils peuvent assumer leur autonomie stratégique étant donné des dynamiques régionales. Nous participons aussi à la formation de leurs moyens militaires, en particulier dans le domaine des opérations de maintien de la paix au Cambodge et au Vietnam.
Des efforts importants sont réalisés dans le domaine de la sécurité maritime, à la fois en assurant une présence permanente de nos moyens et en favorisant le dialogue maritime. Par exemple, en décembre 2019, un dialogue de sécurité maritime très fructueux s’est établi avec l’Inde. Nous contribuons à l’information sharing avec l’ensemble des pays de la zone. Il y a des centres de partage et de fusion du renseignement maritime à Singapour, à Madagascar, en Inde également. Nous sommes donc partie prenante de ces centres.
Un dernier élément concerne les exercices que nous menons dans la zone. Ils sont fréquents. Je citerai en premier lieu l’exercice Croix du Sud qui se tient en Nouvelle-Calédonie. La dernière édition a eu lieu en 2018, rassemblant 2 500 participants – me semble-t-il – et une douzaine de Nations. La prochaine édition se tiendra cette année, avec 3 500 participants et des invitations lancées à une vingtaine de Nations (3). À travers ces exercices, non seulement nous montrons notre présence mais aussi nos capacités à agir dans la zone. Ce sont aussi des mesures de réassurance auprès de nos partenaires, en particulier les moins puissants de la zone.
Il y aura la campagne « Jeanne d’Arc » en 2020 (4). L’exercice La Pérouse s’est tenu aussi il y a deux ans avec le passage du groupe aéronaval (GAN) dans le golfe du Bengale. Nous menons des exercices réguliers avec l’Inde (Varuna pour la partie maritime, Shakti pour la partie terrestre et Garuda pour la partie aérienne). On constate que, pour ces exercices, le niveau de qualité et d’échanges avec nos partenaires indiens s’accroît à chaque édition.
Enfin, je voudrais signaler un dernier élément qui constitue un facteur nouveau. Nous participons à un exercice d’entrée en premier appelé Pitch Black, avec les Australiens. Nous déployons à cette occasion des moyens aériens. La dernière édition a eu lieu en 2018. Nous avions déployé trois Rafale, un MRTT et un A400M. Nous allons y participer de nouveau avec encore plus de moyens. Il est intéressant de noter que, sur le retour de ce déploiement, nous passons dans l’ensemble des pays avec lesquels nous avons des partenariats que nous voulons consolider. Les étapes de 2018 avaient concerné Singapour, le Vietnam, l’Indonésie et l’Inde. Par le déploiement de dispositifs aussi importants, nous montrons notre capacité à agir loin depuis la métropole avec une réactivité importante. En effet, le dispositif rejoint l’Australie en 48 heures. Lors de l’édition 2018, nous avions associé à ce déploiement un MRTT australien pour accroître l’interopérabilité avec ce partenaire majeur.
• Le dernier axe de la stratégie Indo-Pacifique est le climat. En effet, nous savons tous désormais qu’il y a un lien structurant entre défense et environnement. Des interventions ont lieu tous les ans. Nos forces de souveraineté sont régulièrement sollicitées, à la fois à travers leurs moyens terrestres, aériens ou navals. Cela concerne toutes les zones (canal du Mozambique, Pacifique Sud, Asie du Sud-Est ou golfe du Bengale). Il s’agit en l’occurrence de passer d’une stratégie de réaction à une stratégie d’anticipation. Cela consiste à contribuer à des adaptations des infrastructures de littoral et à l’amélioration des alertes précoces contre les cyclones. Cela consiste à accroître le maillage nécessaire à la surveillance dans la zone. Nous finançons aussi des observatoires défense-climat. Nous travaillons avec les Australiens sur la cartographie de risques environnementaux à partir desquels nous pourrons développer des stratégies plus adaptées par la suite. Nous soutenons des programmes scientifiques ciblés. Nous sommes aussi associés à des conférences sur la sécurité environnementale. Les dernières ont eu lieu au Vietnam et en Indonésie.
Je vous ai indiqué les axes de cette stratégie Indo-Pacifique. Nous ne souhaitons pas tomber dans le travers qui consisterait à interpréter cette stratégie comme dirigée contre la Chine. La Chine est évidemment l’elephant in the room, pour reprendre une expression anglo-saxonne. À l’occasion du Raisina Dialogue auquel j’ai participé en janvier 2020, la modératrice qui avait introduit la table ronde avait rappelé qu’en dépit des différentes stratégies Indo-Pacifique qui étaient prônées par l’ensemble des participants, il y avait trois priorités : la Chine, la Chine et la Chine. Notre constat est que, bien sûr, la Chine contribue à rompre les équilibres régionaux non seulement à travers la compétition sino-américaine, mais aussi à travers l’extension de son influence. Vous avez évoqué la Route de la soie à cet égard.
Notre préoccupation se porte sur le fait que la Chine ne se place pas dans des actions unilatérales de fait accompli, en particulier étant donné le déficit de consensus multilatéral. Il s’agit donc pour la France de maintenir le dialogue avec la Chine.
Pour conclure, les dynamiques et les tendances de cette zone sont nombreuses et complexes à appréhender. Les interdépendances avec le reste du monde sont croissantes. L’interconnexion de cet espace, notamment entre l’océan Indien et l’Asie du Sud-Est, est considérable. Il s’agit donc de bien faire prendre conscience du fait que la France intervient dans un continuum sécuritaire dont on n’a pas encore mesuré toutes les conséquences, à la fois en termes économiques, d’équilibres globaux et de politique étrangère ou interne. Pour cela, il s’agit de développer des partenariats solides et étayés avec l’ensemble des partenaires de la région. ♦
(1) Emmanuel Macron, « Discours à Garden Island, base navale de Sydney », 3 mai 2018 (www.elysee.fr/).
(2) Florence Parly, « Allocution de la ministre des Armées au Shangri-La Dialogue », 1er juin 2019 (www.defense.gouv.fr/).
(3) Prévu en mai, l’épidémie de la Covid-19 a conduit au report de cet exercice.
(4) Campagne d’application des élèves-officiers de Marine autour du Porte-hélicoptères amphibie (PHA) Mistral et de la frégate de type La Fayette (Frégate légère furtive, FLF) Guépratte.