Éditorial
« Nous lisons, quand nous lisons, pour nous cultiver : ce qui est fort bien. Mais nous ne pensons pas assez qu’on peut, et doit, quand on agit, s’aider de sa culture » écrit Marc Bloch dans L’Étrange défaite. Voilà bien l’objet de ce Cahier de la RDN dédié à votre Sigem : vous donner matière à réfléchir aujourd’hui, pour mieux agir demain.
En vous engageant au service de la Nation, vous acceptez de conformer votre action future aux décisions de nos autorités politiques. Cela implique que vous réfléchissiez dès à présent à l’équilibre subtil entre le politique et le soldat, déjà magistralement théorisé par Charles de Gaulle au début du XXe siècle. Dans un bel article, le général de La Maisonneuve, à la fois homme d’action et stratégiste, vous aide à penser cette distinction dans notre environnement contemporain. Votre engagement dans « l’armée de la République » (code de la Défense) suppose par ailleurs que vous discerniez les liens qui unissent le « couple armée-Nation » dont vous parle l’ambassadeur Gabriel Robin dans un article de 2004 : alors que l’action de l’armée ne prend tout son sens qu’au service d’une cause légitime, cet auteur souligne les risques moraux qui peuvent peser sur cette relation entre une armée professionnelle guerroyant au loin et une Nation dont l’idée même s’affaiblit au sein de la population française. Enfin, devenir officier modifie votre rapport à la violence et à la mort, cette dernière devenant désormais pour vous une « hypothèse de travail » (Michel Goya) : « Accepter la mort », tel est le titre de l’article du général Jean-Paul Salini, ancien résistant, qui vous offre une belle analyse sur « cette force mystérieuse qui fait que l’homme accepte de donner gratuitement sa vie ». Pour clore cette réflexion sur le service, l’article du général Richard Lizurey, ancien directeur général de la Gendarmerie nationale, remet en perspective la notion d’engagement, en montrant comment la recherche de sens est le moteur qui permet aux organisations de tenir dans la durée, en particulier à l’ère du numérique où l’approche humaine est parfois mise à mal. Votre action d’officier sera essentielle pour maintenir cette « flamme » chez vos subordonnés et conserver ainsi les talents dont les armées ont besoin pour rester à leur niveau d’excellence.
Demain vous serez des chefs, et donc confrontés à des choix, le plus souvent dans un contexte d’incertitude. Cette nécessité du choix exigera du courage, d’abord comme chef de terrain au niveau tactique, puis dans plusieurs années comme chef responsable de décisions plus lourdes, pouvant engager plusieurs milliers de vies. Ce courage, le contre-amiral Jean Dufourcq vous en parle dans un court article de 2011 au fil duquel il vous éclaire sur l’équilibre entre pensée et action à l’heure des choix. Prendre une décision, c’est prendre des risques. Cette prise de risque n’est pas qu’une affaire de caractère ou d’intuition : elle doit s’éduquer par la réflexion et l’expérience. C’est tout l’objet du propos du capitaine de frégate Cyril de Jaurias, qui milite pour le développement d’une « culture du risque » dans les armées, c’est-à-dire une connaissance approfondie des mécanismes de la prise de décision, afin d’éviter les écueils opposés de la « tête brûlée » et de la « paralysie décisionnelle ». Cette culture du risque, à vous de l’acquérir avec le temps, en ayant toujours à l’esprit les gains possibles avant de penser aux pertes potentielles. Jeunes officiers en 2021, vous côtoierez très probablement l’intelligence artificielle (IA) dans les prises de décision de vos carrières. Aide décisive ou vulnérabilité ? Le chef de bataillon Antoine Naulet vous donne dans son article quelques clés pour comprendre les apports potentiels et les limites de l’IA dans la prise de décision ; car l’IA, si elle est bien adaptée à l’inconnu, ne l’est pas à l’imprévu, qui reste le domaine de l’homme, et donc du chef.
Parler d’IA, c’est ouvrir la porte donnant sur le nouveau champ de conflictualité qu’est le cyberespace, dans lequel les armées opèrent d’ores et déjà, et qui sera votre quotidien d’officiers du XXIe siècle. Le colonel Philippe de Montenon, adjoint au général commandant la cyberdéfense, vous montre ainsi dans un article récent que « la guerre a commencé ». Non seulement, la préservation des intérêts de la Nation dans le cyberespace se joue maintenant, mais l’acquisition de la supériorité numérique est désormais un préalable à toute forme d’engagement dans les champs physiques. Objet de nombreux scénarios conflictuels fantasmés, le cyber-
espace doit cependant être analysé avec recul : en tant qu’officiers, vous avez un devoir de réalisme, qui passe par une réflexion sur les potentialités et sur les limites du « cyber ». Les articles d’Olivier Kempf et du capitaine Olivier Martin vous y aident, en démystifiant les discours sur la « surprise stratégique » dans le cyberespace, d’une part, et en réfutant les comparaisons hâtives entre le fait cyber et les armes de destruction massive, d’autre part. Cette clairvoyance vous sera nécessaire pour nommer correctement les phénomènes qui ne manqueront pas de vous affecter dans votre action de chefs à l’ère de la digitalisation.
En 2021, votre engagement porte, bien sûr, le sceau de la crise sanitaire. Pour appréhender les sources et les conséquences de cette crise qui va faire de vous des officiers du « monde d’après », nous avons rassemblé plusieurs articles dont les points de vue se croisent. Le professeur Didier Sicard vous emmène ainsi au commencement de la Covid-19 et vous éclaire sur les rapports entre monde animal et humanité. Le sénateur Christian Cambon vous propose, en complément, un tour d’horizon des conséquences géopolitiques de l’irruption de ce virus qui est, selon lui, un « accélérateur de la déconstruction » de l’ordre mondial issu de 1945. Ce faisant, il en tire un appel au réveil face aux appétits débridés de certains acteurs de la scène internationale qui tirent profit de ce bouleversement mondial pour fragiliser notre souveraineté. De la même manière, la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES) dresse un panorama très complet des conséquences de la crise sanitaire dans le bassin méditerranéen, ce « laboratoire de la mondialisation ». Enfin, l’article conjoint du général Morelle et du docteur Morelle vous propose une ouverture sur la guerre biologique, alors que la crise de la Covid-19 a vu nos armées engagées en première ligne pour lutter contre un virus… en temps de paix.
Enfin, il nous a paru utile, au-delà des seuls sujets du cyberespace et de la crise sanitaire, de vous proposer un éclairage sur l’une des grandes tendances de fond qui marquera votre engagement d’officier au XXIe siècle : la bascule du centre de gravité des affaires du monde vers l’espace Indo-Pacifique. L’espace Euro-Atlantique, qui fut au centre des préoccupations de vos aînés, est en effet devenu stratégiquement secondaire du point de vue des États-Unis depuis 1989. Ancien Premier ministre, Dominique de Villepin dresse ainsi, dans un article de 2018, un panorama lumineux des tendances à l’œuvre dans cet espace où « doit se jouer l’avenir du monde », et donc l’avenir du pays que vous avez choisi de servir. S’y ajoute l’analyse réaliste de l’ambassadeur Gérard Araud sur les conséquences pour l’Europe de la bascule des priorités de Washington vers le Pacifique, alors que « le monde dépend et dépendra pendant des décennies de la puissance américaine ». Puissent ces deux analyses de haut vol vous inciter à approfondir votre compréhension de ces dynamiques qui vous concerneront comme officiers et comme citoyens.
Bonne navigation de l’esprit ! ♦