Postface - « Instruisez-vous ! »
J’ai beaucoup de plaisir à conclure le remarquable travail réalisé par les étudiants de Tristan Lecoq dans ce Cahier de la RDN. J’ai quitté depuis peu les rangs de la Marine nationale pour rejoindre les campus de Sorbonne Université. C’est une grande chance et un grand bonheur de découvrir l’université française. D’abord, parce que j’y ai reçu un accueil très chaleureux de la communauté, selon l’expression ici consacrée. Chaleur qui n’est pas exempte de curiosité : quel étrange mammifère marin peut changer de biome aussi radicalement ? Ensuite, parce que je découvre un monde qui m’était inconnu, mes études supérieures m’ayant conduit sur les bancs d’une école d’ingénieur, l’École navale, puis dans une université américaine (1) et enfin, à l’École de Guerre.
Je suis frappé par la très vive et inlassable curiosité qui anime mes nouveaux camarades, quelle que soit leur discipline de recherche et d’enseignement. Tout nouveau sujet suscite leur intérêt immédiat : le droit de la mer, la piraterie dans le golfe de Guinée, la plongée sous oxygène pur, le catapultage des avions, la navigation en océan Indien… Cet intérêt n’est jamais strictement professionnel ou utilitaire. Il révèle un mode de pensée, peut-être même un mode de vie : le goût du savoir, l’appétit de comprendre. Une forme d’esprit et d’engagement. Pas l’engagement du soldat qui risque sa peau, mais un autre tout aussi nécessaire, celui de l’intelligence qui veut la vérité sur les choses, autant qu’il est possible.
« La vérité sur les choses, autant qu’il est possible », c’est ce qui fonde ce que nous appelons, dans le jargon stratégique, l’autonomie de décision. Le politique qui décide d’une stratégie ne se range pas derrière un chef de file qui brandit un argument d’autorité, ou celui qui articule une logique de guingois et des faits douteux. « Cette vérité sur les choses » est le produit de renseignements obtenus par les moyens techniques d’une industrie performante ou les moyens humains d’une organisation efficace. Mais elle ne peut apparaître sans le concours d’intelligences critiques et cultivées.
C’est l’une des vertus de l’enseignement de Tristan Lecoq que de faire grandir des intelligences critiques et cultivées sur les questions stratégiques. La qualité des travaux réunis dans ce numéro en témoigne. Sans le savoir, tout en écrivant de la prose, les jeunes auteurs de ce Cahier ont renforcé notre autonomie d’appréciation de situation et donc de décision. Elle se bâtit aussi à l’école et à l’université. Elle ne peut pas être pertinente si elle n’est pas approfondie, pluridisciplinaire mais aussi critique, c’est-à-dire parfois inconfortable et dérangeante.
Cette capacité relève de la fonction stratégique « connaissance et anticipation » dont on comprend qu’elle concerne la paix comme la guerre. Elle a conduit à refuser l’engagement en Irak en 2003 comme à définir les objectifs du raid Hamilton contre l’arsenal chimique syrien en 2018.
Le volet naval de la « connaissance-anticipation », c’est notamment la connaissance précise du milieu maritime. D’abord la connaissance physique, qui affecte les performances des capteurs, radars, sonars, caméras et peut nécessiter des tactiques adaptées aux conditions de l’environnement : on ne chasse pas un sous-marin de la même manière et avec les mêmes moyens en hiver au large des Féroé et en été en mer d’Oman.
Ensuite la connaissance maritime, qui détermine la géométrie de l’espace maritime (les voies principales de navigation, les secteurs de pêche, les routes du cabotage côtier, les zones d’attente des grands ports, les positions des câbles sous-marins…) et la physionomie des acteurs maritimes, par exemple ce qui distingue un boum – le boutre de transport omanais –, d’un jalibut – le boutre de pêche pakistanais.
Une connaissance navale également : comment réagissent les sémaphores ou les patrouilleurs d’une zone donnée ? Où les signaux GPS sont-ils brouillés ? Où sont les zones refuges des pirates, celles de transbordement des contrebandiers ? Quels aéronefs patrouillent, avec quelle performance ?
Enfin, une connaissance de la mer sur la terre : le droit maritime autorise le déploiement de bâtiments de combat à douze nautiques de toute côte d’intérêt. Trop loin pour être vu depuis le rivage et suffisamment prêt pour percevoir, depuis le large, l’activité aérienne ou électromagnétique sur le théâtre d’un conflit, pour rassembler une moisson considérable d’informations qui viennent en recouper d’autres, recueillies depuis l’espace, les airs ou le terrain.
Cette intimité avec le paysage maritime requiert une présence de longue durée dans les zones de tension, avec un sens de l’observation et l’exercice d’une curiosité qui sont les marques des bons marins, en régate comme en opérations.
Voilà la traduction très concrète sur mer de la fonction stratégique connaissance-anticipation. L’évolution récente du paysage stratégique pourrait modifier cet exercice. À la fin de la guerre froide, les Nations occidentales et maritimes ont bénéficié en mer d’une suprématie qui les mettait à l’abri de toute menace et leur permettait de projeter des troupes, des aéronefs ou des missiles de la mer vers la terre. La mer était le lieu de la sécurité maximale pour agir ou observer.
Ce confort est désormais contesté. La compétition des grandes puissances, l’affirmation de puissances régionales ont trouvé sur mer une scène idéale pour la parade, la démonstration, la provocation. Les unités en patrouille, le Vendémiaire en mer de Chine du Sud (2), le Courbet en Méditerranée centrale (3), d’autres en mer Rouge ou en océan Indien ont vu leur environnement tactique changer brutalement avec des risques importants d’escalade. L’entraînement des équipages s’est donc durci, en insistant sur l’aguerrissement et la combativité des marins, la parfaite maîtrise technique des systèmes qu’ils mettent en œuvre, même dans des conditions dégradées, la combinaison des menaces (cyber et missiles, sous-marine et satellite, etc.).
Ces lentes mutations militeront probablement à l’avenir pour une articulation plus détaillée entre les fonctions stratégiques prévention et intervention, afin d’anticiper les escalades et les maîtriser.
Cette porosité entre les situations illustre les mots du général Beaufre : « la vraie guerre et la vraie paix sont mortes ensemble » (4) qui est le thème de ce Cahier. Cette double disparition appelle celle d’un autre « vieux couple » formé par la victoire et la défaite. Lorsque la victoire est hors d’atteinte, les nouveaux acteurs stratégiques cherchent des positions d’avantages momentanés, de pression, de contention. Dans ces stratégies relatives, sans paix ni guerre, sans vainqueur ni vaincu, l’intense mais brève félicité du triomphateur comme la honte du vaincu ont été remplacées par l’endurante recherche de l’initiative stratégique et la préservation jalouse de la liberté d’action politique. L’appréciation de situation a précisément pour objet de décrypter ces choix et ces intentions. ♦
(1) NDLR : la Naval Postgraduate School de Monterey, Californie
(2) NDLR : Guibert Nathalie et Pedroletti Brice, « Tensions entre la France et la Chine après le passage de la frégate Vendémiaire dans le détroit de Taïwan », Le Monde, 27 avril 2019 (https://www.lemonde.fr/).
(3) NDLR : Lagneau Laurent, « Un navire turc a illuminé à trois reprises la frégate Courbet avec son radar de conduite de tir, selon Paris », Zone militaire-Opex360.com, 17 juin 2020 (http://www.opex360.com/).
(4) Beaufre André, Introduction à la stratégie (1963).