Préface
Ce Cahier de la Revue Défense Nationale réunit 23 articles rédigés par les auditeurs de la 70e session du Centre des hautes études militaires. Encouragée par le général François-Xavier Mabin directeur du CHEM, cette publication peut se lire comme une addition de contributions individuelles, traduisant la variété des préoccupations des futurs chefs de nos forces armées. Elle peut aussi se lire comme un aperçu reflétant l’état d’esprit stratégique du moment. Si elle est orientée par des invariants, la pensée stratégique s’inscrit toujours dans un contexte en fonction duquel chaque génération, chaque promotion, chaque session et chaque chef essaie de penser, et donc d’agir. Comme les corps, les intelligences doivent être préparées et entraînées. Ces articles sont des sortes de drills. Pour la plupart des auditeurs, il s’agit de leurs premières contributions au débat stratégique en dehors de l’institution militaire. Contributions positives à un débat que nous devons chercher à élargir au-delà des convaincus, car une partie de nos élites et des pans entiers de l’opinion ignorent presque tout des questions militaires. Face aux échéances futures et surtout face à l’incertitude stratégique, il est essentiel pour les futurs chefs militaires de sortir de leur zone de confort intellectuel.
Pour lire ce recueil d’articles, prenons un peu de recul. En 2016, la 65e session du CHEM avait publié un ouvrage, intitulé La Guerre par ceux qui la font, dirigé par le général Benoît Durieux (1). Dans son introduction, celui-ci constatait « un phénomène croissant de pulvérisation de la violence » avec une multiplication des acteurs de violence engagés dans une « guerre de tous contre tous » pour reprendre l’expression hobbesienne (2). L’ouvrage discutait la notion controversée de « guerre hybride » pour mieux souligner un changement d’époque marqué notamment par la guerre d’Ukraine et les attaques terroristes, tout en encourageant une réflexion sur les « données fondamentales relatives à la nature de la guerre » (3).
Cinq ans plus tard, où en sont les auditeurs du CHEM ? Entretemps, plusieurs évolutions de fond sont devenues visibles au premier rang desquelles figure le durcissement des relations sino-américaines dont les effets se font ressentir sur presque tous les segments de la politique internationale. Les Européens ont alloué beaucoup de ressources politiques à leurs dissensions internes, et à la mise en œuvre du Brexit. Vis-à-vis de Pékin, ils ont intensifié leurs échanges économiques, tout en s’inquiétant ouvertement du modèle chinois présenté comme un « rival systémique ». Sous présidence allemande, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à un accord sur les investissements, rapidement suspendu par cette dernière. L’UE a pris des sanctions contre la Chine en raison de la situation au Xinjiang. Pékin a répliqué par des contre-sanctions et une rhétorique agressive. Vis-à-vis de Washington, l’UE a dû faire face aux décisions brutales de l’administration Trump (retrait de l’Accord de Paris sur le climat, retrait du JCPOA (4), retrait de Syrie…), qui l’a considérée comme ennemie dans le domaine commercial. Washington a accentué ses pressions pour un meilleur « partage du fardeau » au sein de l’Otan. L’administration Biden, aux commandes depuis quelques mois, se montre plus conciliante dans la forme, notamment à l’égard de l’Allemagne, tout en cherchant à utiliser l’Alliance atlantique dans son dispositif global contre la Chine. Parallèlement, des pays comme la Russie, la Turquie ou l’Iran poursuivent des politiques de puissance, qui ont des impacts directs sur le voisinage de l’UE et des impacts indirects sur son fonctionnement.
Dans son discours à l’École de Guerre, en février 2020, le président de la République Emmanuel Macron a pris acte de cette multiplication des défis géopolitiques et géoéconomiques en identifiant trois types de rupture : stratégique à travers une nouvelle hiérarchie des puissances ; politique et juridique avec le recul du droit face au rapport de force ; technologique par la mise en place d’infrastructures stratégiques trop longtemps considérées comme de simples solutions commerciales. Selon lui : « Pour construire l’Europe de demain, nos normes ne peuvent être sous contrôle américain, nos infrastructures, nos ports et aéroports sous capitaux chinois et nos réseaux numériques sous pression russe (5) ». La crise de la Covid-19 crée une situation nouvelle avec des effets visibles aussi bien au niveau global qu’au niveau des théâtres.
Au risque de ne pas rendre justice à la diversité des thèmes abordés, nous serions tentés de retenir deux grandes thématiques qui traversent les articles réunis dans ce Cahier de la RDN. La première est évidemment celle de la « haute intensité » et des ruptures technologiques, comme si le cycle du terrorisme et du contre-terrorisme, ouvert par le 11 septembre 2001, était en train de se refermer entraînant, pour certains, « un reflux de l’Occident » (6). La seconde est celle des liens, aussi complexes que sensibles entre les armées et la cohésion nationale. Désormais complètement professionnalisées, les armées doivent sans cesse expliquer la spécificité du métier des armes dans un moment où la matrice politico-militaire des institutions de la Ve République semble de plus en plus ignorée par la société politique et l’opinion. Parallèlement, l’image d’un « archipel français », composé d’un grand nombre d’îlots ethnoculturels, sociaux ou politiques s’est largement répandue (7). Les forces armées ne peuvent pas ne pas s’interroger sur le rôle ultime pour la cohésion nationale et à la manière dont les crises hybrides peuvent l’affecter. À ces deux thématiques principales s’ajoutent des travaux portant notamment sur le commandement et sur les coopérations européennes.
L’Actualisation stratégique 2021, publiée par le ministère des Armées en janvier 2021 (8), constate une accélération de la dégradation du contexte stratégique. Ce document insiste sur le retour de la « haute intensité » en raison d’une compétition des puissances, qui ne se joue plus seulement dans le domaine militaire. Ce qui est frappant, c’est la rapidité avec laquelle l’état d’esprit stratégique se répand des plus hautes autorités politiques et militaires aux auditeurs du CHEM. Cela témoigne de la très bonne imbrication du CHEM dans les mécanismes politico-militaires, ainsi que de sa capacité à orienter la réflexion stratégique de ses auditeurs. Ils parviennent par conséquent à répondre à la demande, tout en se réservant une capacité d’offre sur des sujets en cours d’identification. Leur attention pour les enjeux de cohésion nationale mérite d’être relevée. En ce sens, ce recueil d’articles peut se lire comme un exercice de lucidité et de discernement collectifs, qui mérite d’être connu au-delà des cercles militaires. ♦
(1) Durieux Benoît (dir.), La Guerre par ceux qui la font. Stratégie et incertitude, Monaco, Éditions du Rocher, 2016.
(2) Ibid., p. 16.
(3) Ibid., p. 18.
(4) Ou Accord de Vienne sur le nucléaire iranien.
(5) Macron Emmanuel, « Discours du président de la République sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’École de Guerre », 7 février 2020 (https://www.elysee.fr/).
(6) Sur ce cycle : Hecker Marc et Tenenbaum Élie, La guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle, Robert Laffont, 2021, 448 pages ; Chaliand Gérard, Des guérillas au reflux de l’Occident, Passés composés, 2020, 651 pages.
(7) Fourquet Jérôme, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019, 384 pages
(8) Ministère des Armées, Actualisation stratégique 2021, 21 janvier 2021 (https://www.defense.gouv.fr/).