Tout faire pour empêcher la spirale guerrière. Ne rien négliger pour s’y préparer
Un environnement stratégique qui se dégrade
Nous vivons actuellement une période d’accélération stratégique. Le modèle qui avait façonné les relations internationales dans la période post-guerre froide est définitivement arrivé à son terme. Depuis plus d’une dizaine d’années, les grands équilibres stratégiques, économiques, technologiques et militaires sont remis en cause. La menace terroriste est toujours présente, le changement climatique et les crises environnementales demeurent porteurs des gènes des prochaines troubles, et le monde se fracture profondément.
De nouvelles affirmations de puissance replacent le rapport de forces au premier plan des relations internationales, au détriment du dialogue et des traités internationaux. Le réarmement mondial, avec des démonstrations technologiques, se poursuit et laisse présager un retour des affrontements plus durs, y compris dans les conflits régionaux. Les espaces communs (numérique, spatial, maritime), qui sont désormais les artères vitales de nos sociétés mondialisées, deviennent le ferment de nouvelles stratégies de puissance et le terrain privilégié des rapports de force. Des stratégies hybrides sont mises en œuvre dans le cadre d’une véritable guerre d’usure des démocraties. Enfin, bien au-delà des seules problématiques de défense, la lutte acharnée entre grandes puissances pour acquérir la suprématie des nouvelles technologies est porteuse de risques graves pour notre indépendance. C’est donc dans un monde plus incertain et plus instable que se jouent aujourd’hui les conditions de notre sécurité.
La militarisation actuelle des relations internationales est une réalité, mais elle ne doit pas être une fatalité. C’est pour cela que nous devons, avec nos partenaires européens, être à la tête du combat pour renforcer le multilatéralisme et rétablir la primauté du dialogue et du droit sur la force. Nous refusons de nous inscrire dans une logique assumée de compétition, où seule primerait la loi du plus fort. Nous refusons de considérer que la spirale guerrière qui se dessine sous nos yeux est inéluctable. Nous voulons, avec l’immense majorité des États-membres des Nations unies, un ordre multilatéral fondé sur le droit, où le recours à la force est régulé, où les engagements sont respectés, où les droits créent des obligations qui s’appliquent à tous…
Il nous faut, dans le même temps, entretenir les conditions de notre souveraineté et de notre autonomie stratégique afin de pouvoir faire entendre notre voix avec force et pouvoir répondre à ceux qui n’entendraient pas l’appel de la Raison.
Assurer la souveraineté de notre pays
Dès ma prise de fonctions, en 2017, j’ai décidé d’arrêter l’érosion de nos capacités militaires, entamée depuis trop longtemps, grâce à une loi de programmation militaire (LPM) ambitieuse dont la trajectoire budgétaire inédite permettra de porter l’effort de défense de notre pays à 2 % de notre PIB. Les engagements pris alors ont tous été tenus. La LPM 2019-2025 a été, de manière inédite, réalisée à l’euro près. Elle sera poursuivie jusqu’à son terme.
Au cours du prochain quinquennat, avant la fin de l’actuelle LPM, nous réaliserons une nouvelle Revue stratégique et nous présenterons une nouvelle loi de programmation militaire afin de préciser les modalités de la poursuite de notre effort. Mais notre souveraineté ne doit pas se décliner seulement en terme militaire, mais aussi de manière plus large. Nous lancerons donc aussi un examen des conditions de notre souveraineté, nationale et européenne, et de notre indépendance dans tous les domaines, militaire, économique, technologique, énergétique, sanitaire, etc.
La modernisation de nos armées est désormais entamée et l’innovation a été placée au cœur de cette transformation. Cette future LPM portera un modèle socle de nos capacités à l’horizon 2030, dont l’ambition est de redonner à nos armées les moyens modernisés de leurs missions. L’enjeu des prochaines années sera d’adapter nos armées en permanence aux nouvelles menaces, dont nous voyons chaque jour l’expression croissante, mais aussi de les rendre plus résilient aux nouveaux types de conflictualité et aux affrontements plus durs qui se dessinent.
Je me suis exprimé sur notre capacité de dissuasion nucléaire lors de mon intervention devant l’École de Guerre le 7 février 2020. Je demeure intimement persuadé que notre stratégie de dissuasion, strictement défensive, conserve aujourd’hui toutes ses vertus stabilisatrices, et demeure un atout particulièrement précieux dans le monde de compétition des puissances, de désinhibition des comportements et d’érosion des normes qui, aujourd’hui, se dessine sous nos yeux. La France s’appuie au quotidien sur les deux composantes nucléaires océanique et aérienne. J’ai pris les décisions nécessaires au maintien de leur crédibilité opérationnelle dans la durée.
Notre souveraineté s’appuie également sur une capacité autonome d’analyse de situation par le renseignement, pour lequel nous faisons un effort important dans le cadre de l’actuelle LPM et que nous continuerons à renforcer, en particulier en prenant en compte les nouvelles formes et les nouveaux espaces de conflictualité. C’est dans ce cadre que sera construit, dès 2024, un nouveau siège de la DGSE.
La prévention des crises continue d’être l’un des fondamentaux de notre diplomatie nationale et européenne. C’est tout le sens de nos dispositifs prépositionnés en Afrique et de nos missions navales sur tous les océans. Nous continuerons à promouvoir la coordination des moyens européens dans de telles missions. Nous avons commencé avec l’adoption d’une présence maritime coordonnée dans le golfe de Guinée et dans le détroit d’Ormuz. Nous serons les promoteurs de l’extension de ce dispositif à d’autres zones comme l’Indo-Pacifique.
Notre autonomie stratégique s’appuie enfin sur une capacité d’intervention robuste et moderne que nous renforçons actuellement dans tous les milieux afin d’être capables de mener des opérations extérieures, seuls ou en coalition, pour assurer la paix et la sécurité de nos compatriotes et la défense de nos intérêts. Dans ce cadre, nous pouvons noter avec satisfaction la disponibilité accrue de nos partenaires européens à participer à ces missions d’intervention.
Compétition dans les espaces communs, hybridité et résilience : les nouveaux enjeux
Désormais, il nous faut aussi prendre en compte la compétition croissante dans les espaces communs, et renforcer nos capacités de protection et de résilience face à une évolution des modes de conflictualité.
D’abord, il convient de consolider le droit international dans les espaces communs afin de les réguler et d’éviter que s’y développent des zones de non-droit propices à la confrontation. Mais il nous faut aussi y renforcer nos capacités de défense. À cet effet, nous créerons un commandement de l’intervention sous la mer dans la Marine nationale afin de répondre aux stratégies agressives de « Seabed Warfare » développées par certaines puissances. Nous renforcerons également nos capacités de protection par une augmentation des capacités de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et un élargissement de ses compétences d’appui à tous les secteurs sensibles étatiques et civils. Nous poursuivrons enfin le déploiement volontariste de notre stratégie spatiale décidée en 2019.
Face aux nouvelles formes de conflictualité, dont les menaces hybrides et le terrorisme, nous devons également renforcer la résilience de l’État. Afin de mieux coordonner les efforts déjà entrepris dans ce domaine, nous créerons, auprès du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), une fonction de « coordonnateur national de résilience de l’État » en charge d’une structure d’alerte et d’analyse des stratégies hybrides. Il sera chargé d’animer le travail interministériel et de définir une stratégie nationale de lutte contre les menaces hybrides et de résilience de l’État.
À l’instar des postures permanentes de sauvegarde maritime et de sécurité aérienne, et sans remettre en cause le cadre juridique relatif aux conditions d’emploi des armées sur le territoire national, nous instaurerons pour les armées une posture permanente de protection du territoire national, englobant les opérations actuelles (Sentinelle, Résilience, Harpie…) ainsi que la défense opérationnelle du territoire revitalisée, afin d’optimiser et d’étendre nos capacités de prévention, de protection et d’intervention au profit de nos concitoyens et des installations sensibles. Nous doublerons le volume des réserves opérationnelles des armées en le portant à 80 000 femmes et hommes, en priorisant le recrutement des jeunes.
Dans ce nouveau contexte de contestation des espaces communs et de stratégies hybrides de déstabilisation, nos territoires ultramarins présentent une sensibilité particulière en raison de leur caractère maritime et de l’éloignement de la métropole. Un effort particulier sera porté à leur profit avec notamment l’augmentation, et le durcissement à terme, des moyens militaires qui y sont stationnés et l’implantation de structures de protection contre les stratégies hybrides.
Union européenne et Otan
Si la souveraineté et l’indépendance de décision nationale demeurent les fondamentaux de notre politique de défense, elles ne doivent pas, bien au contraire, être opposées à la montée en puissance de la défense européenne. Les Européens ont une communauté de destin et un rôle particulier à jouer dans le monde de demain. Ils ne peuvent pas être les spectateurs d’un monde en profonde recomposition et ne pas s’intéresser à ce qui se passe sur notre propre continent ou dans son voisinage. C’est pourquoi, nous avons inlassablement œuvré avec nos partenaires pour le renforcement de la coopération européenne de défense au travers d’initiatives comme le renforcement de la Coopération structurée permanente, la création d’un Fonds européen de défense et de l’Initiative européenne d’intervention. Dans le cadre de la présidence française de l’UE, nous aurons à parachever l’exercice de la Boussole stratégique européenne qui va donner un cadre à notre action commune, nous permettre de bâtir des réponses concrètes avec de nouveaux acteurs, de nouvelles méthodes, de nouvelles formes de coalitions, mais aussi innover, investir résolument et collectivement dans les technologies d’avenir.
Enfin, en complément de nos alliances et afin de renforcer notre rôle de puissance d’équilibre, nous consoliderons nos partenariats stratégiques, sur des valeurs et des objectifs partagés, partout dans le monde : dans les Balkans et en Méditerranée, en Afrique, au Moyen-Orient, en zone Indo-Pacifique, en Amérique latine. Nous renforcerons également notre stratégie d’influence, nationale et européenne, dans toutes les organisations internationales civiles et militaires.
L’innovation
Le grand défi des années à venir sera la compétition technologique entre les grandes puissances. Nous ne pouvons pas être absents de cette compétition acharnée, qui est essentielle pour notre indépendance. Nous accélérerons notre réponse à la compétition technologique, en particulier par une innovation de défense encore plus accrue. La création de l’Agence de l’innovation de défense en 2018 et la hausse importante des crédits consacrés à la R&T ont été les premières étapes. Au cours de la prochaine LPM, nous poursuivrons les investissements dans le domaine de l’innovation, pour dépasser le milliard d’euros qui leur est aujourd’hui consacré. Un effort particulier sera porté sur la dualité civil/militaire et l’établissement de partenariats renforcés avec les PME partout sur le territoire. Nous continuerons à identifier et prioriser les innovations de rupture (batteries, intelligence artificielle, hypersonique, drones, lutte anti-drones, armes à énergie dirigée, technologies quantiques…).
Ce sera également un axe prioritaire au sein de l’Union européenne, dans laquelle nous continuerons à développer nos outils et projets. Nous contribuerons aux travaux pour doter l’Union européenne d’une feuille de route sur les technologies critiques et la réduction des dépendances stratégiques.
Les femmes et les hommes de la défense au cœur de la nation
Au cœur de la nation se trouvent les femmes et les hommes de nos forces armées. Leur abnégation et leur engagement sont admirables et nous sont essentiels. La LPM 2019-2025 a été construite à « hauteur d’Homme » afin d’améliorer leur quotidien et la vie de leurs familles. Nous le leur devions. Nous continuerons à défendre la singularité militaire, qui est indissociable de l’esprit de défense et essentielle parce que nous préparons ainsi l’avenir de nos armées.
Nous devons aussi renforcer notre esprit de cohésion nationale. C’est le sens du service national universel, que nous avons lancé et que nous renforcerons en tenant compte du retour d’expérience des deux premières années. Les armées, qui cultivent au plus haut point l’esprit d’équipe et portent la solidarité en tant que valeur primordiale, font déjà un travail formidable dans l’éveil à la citoyenneté et à la nation de notre jeunesse. Elles y prendront une part encore plus importante. Nous procéderons au renforcement des structures existantes (service militaire adapté, service militaire volontaire…), à la multiplication des initiatives vers la jeunesse au sein du lien « Défense/Nation ». Nous ouvrirons plus largement les lycées militaires, aux jeunes gens méritants, de métropole et d’Outre-mer, de situation sociale modeste. Nous augmenterons sensiblement, dans toutes les forces armées, les structures de type « École des mousses » pour offrir une perspective de servir le pays aux jeunes souhaitant quitter le système éducatif tôt.
Nous voulons enfin une politique mémorielle plus large et porteuse de messages. Nous proposerons aux membres des associations du monde combattant, dont l’exemple est particulièrement inspirant, de nous aider dans cette tâche essentielle pour notre pays. Nous organiserons rapidement avec elles des assises de la mémoire et de la citoyenneté, auxquelles je participerai, afin de réfléchir ensemble à la liaison entre transmission de la mémoire et développement de la notion de citoyenneté dans la jeunesse.
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Depuis cinq ans nous avons pris ensemble un tournant essentiel pour l’avenir de notre pays et de notre continent. La sécurité et la défense de la Nation sont au cœur des responsabilités du chef de l’État, chef des armées. Les enjeux de cette nécessaire modernisation de nos armées sont importants et décisifs pour la maîtrise de notre destin. L’inscription de notre stratégie de défense dans le temps long est essentielle. Notre ambition nationale est claire : avoir une défense française, forte et souveraine, afin d’être moteur au sein de nos alliances, pour la sécurité de nos concitoyens et de notre continent. Nous devons, dans le même temps, persévérer avec nos partenaires de l’UE afin de doter l’Europe des moyens nécessaires à notre sécurité collective et l’engager dans la compétition technologique mondiale, car c’est à l’échelle européenne que nous répondrons aux immenses défis qui se dressent devant nous. Nous pouvons enfin compter sur la force de notre jeunesse, dans laquelle j’ai une profonde confiance, et lui redonner les moyens et l’envie de « faire Nation ». ♦