2017-2022 ou le relèvement des armes de la France
Les cinq dernières années furent marquées par deux événements majeurs : l’extension continue du domaine des conflits et le retour, impensable jusqu’alors, de la guerre interétatique en Europe.
Notre honneur de députés fut d’avoir saisi le tragique de notre temps en votant dès 2018, à partir d’une remarquable Revue stratégique, une loi de programmation militaire ambitieuse, destinée à réparer un outil militaire malheureusement affaibli pour l’adapter au nouveau paysage stratégique. Les lignes qui suivent illustrent à quel point nous avons eu raison, mais elles nous somment d’aller plus loin encore.
Chaque partie de ce propos sera introduite, en guise d’épigraphe, par des mots tracés par René Char, alors en Résistance, dans Les feuillets d’Hypnos : leurs fulgurances sont utiles alors que, comme lui, nous avons à choisir l’action.
« Ne t’attarde pas à l’ornière des résultats »
Commençons par une brève rétrospective. La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, voulue par le président de la République, doit être prise pour ce qu’elle est : un tournant historique pour notre pays. Elle met un terme à quarante ans de réduction du format des armées et prépare un double mouvement de réparation et de modernisation d’un modèle d’armée abîmé par quinze années de réformes parfois mal adaptées, imposées par des considérations budgétaires.
Exécutée conformément à la trajectoire qu’elle dessinait, l’actuelle LPM s’est traduite concrètement par une hausse de 30 % du budget de la défense entre 2017 et 2022, le renforcement des effectifs dans les domaines prioritaires du renseignement, de la cyberdéfense et de l’espace, et l’accélération de nombreux projets capacitaires.
Il faut souligner l’ampleur du travail législatif comme le très large consensus qui a présidé à sa genèse. On peut d’ailleurs noter que seuls 51 députés et sénateurs ont voté contre le texte en première lecture et que la commission mixte paritaire a été conclusive dans un esprit constructif que mon prédécesseur, Jean-Jacques Bridey, avait alors célébré.
Ne nous perdons pas dans les détails de la LPM car ce qui compte, par-dessus tout, c’est sa portée stratégique confirmée chaque année à l’occasion du vote de la loi de finances. Cette « révolution » n’a cessé d’être consolidée par les travaux de la Commission de la défense, par exemple ceux sur l’évolution de la conflictualité dans le monde dont la plupart des conclusions se retrouvent dans l’actualisation de la Revue stratégique de 2021 qui a confirmé la direction prise en 2018. Elle a aussi été renforcée en juin dernier lors du débat organisé en application de l’article 50-1 de la Constitution pour apprécier les conséquences sur la LPM de cette actualisation : l’Assemblée nationale a alors apporté un large soutien à l’action du gouvernement, une partie de l’opposition faisant le choix quant à elle d’une abstention qu’elle a elle-même qualifiée de « constructive ». Certes, le Sénat en a décidé autrement, démontrant que le consensus sur les affaires de défense n’était jamais acquis, mais il faut plus y voir les prémices de postures politiciennes à l’approche des élections de 2022 qu’une remise en cause profonde de notre politique de défense.
« Savoir poser l’arithmétique des situations »
Il faut en revanche insister sur l’impérieux besoin de préserver le consensus du Parlement sur la réorientation de notre politique de défense. L’Assemblée nationale s’y est employée. On n’a pas assez relevé l’importance politique qu’a représentée le vote massif d’une majorité profondément renouvelée, dont une partie découvrait les enjeux de défense, d’une loi de programmation audacieuse et volontariste, avec l’approbation de la plupart des groupes d’opposition. Ce consensus a été affermi par le renouvellement des activités de contrôle – lancement de mission d’information « flash » de deux mois sur un sujet d’actualité – et par l’intensification du travail en transversalité avec les autres Commissions, particulièrement les affaires étrangères, les affaires économiques et les affaires européennes. Nous pourrions même aller plus loin encore en amorçant le rapprochement des Commissions de la défense et des affaires étrangères, car la diplomatie ne peut s’épanouir qu’adossée à l’épée et nos stratégies militaires ne peuvent se déployer que coordonnées à une politique plus globale. Mais ce consensus reste un bien précieux à protéger, car il n’est pas intangible : les déclarations à l’emporte-pièce sur la sortie de la France de l’Otan ou sur nos interventions au Sahel nous amènent à penser que certains sont prêts à brader ce bien pour séduire des extrêmes qui n’ont jamais compris qu’on était plus forts groupés qu’isolés, et plus fidèles à l’idéal français en contribuant à la stabilité du monde plutôt qu’en contemplant son désastre.
Certains se désolent toutefois que les sujets de défense « ne soient pas au cœur des campagnes électorales », considérant le consensus affiché comme une marque de désintérêt. Cette réalité démontre au contraire que les efforts politiques pour atteindre ce consensus sont encore efficaces et qu’ils signent une convergence profonde qui aurait tout à perdre de promesses irréfléchies ou d’oppositions factices. La vérité est pour le moment rassurante et elle doit le rester au nom de l’esprit de responsabilité qui doit régner sur les affaires de défense : c’est une des réussites de la quinzième législature que d’y être parvenue. C’est une condition impérieuse pour que la France tienne la place que ses intérêts, ses responsabilités internationales et son charisme – l’autre nom de son influence – lui assignent.
« Cette guerre se poursuivra au-delà des armistices platoniques »
Mais plus que le bilan, c’est la dynamique créée qui importe, dans un contexte qui voit le champ des conflictualités s’élargir et la guerre gagner l’Europe. Car, la guerre nous guette. D’abord celle, effarante, qui ensanglante l’Ukraine. Mais au-delà, celle qui nous menace sournoisement, la guerre hybride, la guerre hors limite, la guerre d’avant la guerre, celle qui diffuse dans toutes les dimensions de la vie sociale les logiques d’affrontements étatiques, fut-ce par proxies interposés.
Pour être capable d’y faire face et pour être écoutée dans le chaos du monde, la France n’a pas d’autre choix que de poursuivre sur la voie tracée par la LPM 2019-2025. Car on ne le dit pas assez, la place de la France dans le monde est singulière et l’expose à des enjeux qui ne le sont pas moins. Sixième économie mondiale, la France dispose du deuxième espace maritime et de la cinquième langue la plus parlée au monde. Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, elle est reconnue comme un État doté par le traité de non-prolifération et elle dispose de 160 représentations diplomatiques et de forces armées sur tous les continents.
Tout cela représente un patrimoine exceptionnel, véritable levier stratégique pour l’Europe. En contrepartie, cela crée les responsabilités éminentes, aujourd’hui défiées par les lourdes évolutions qui rendent le monde plus dangereux qu’hier :
• La Russie désinhibée impose un conflit interétatique à l’Ukraine, en violation de tous les engagements pris depuis 1991.
• L’« arsenalisation » de la diplomatie et la généralisation des stratégies indirectes s’insinuent partout, de la Méditerranée orientale à la mer de Chine méridionale.
• Les architectures de sécurité collective sont fragilisées, ce dont témoignent la remise en cause du traité de non-prolifération des armements nucléaires (y compris – ironie cruelle de l’histoire – par le traité sur l’interdiction des armes nucléaires, que des États imprudents et des ONG inconséquentes ont promu sans se rendre compte de ses effets déstabilisateurs) ou la fin du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, ce qui est de nature à créer des appels d’air déstabilisateurs qu’exploitent des puissances régionales révisionnistes.
• La militarisation des espaces communs s’accélère, des puissances cherchant à en exploiter les ressources en dehors des cadres multilatéraux patiemment bâtis ou en l’absence de toute régulation. On le constate en mer, à proximité des pôles, dans l’espace ou dans le cyberespace.
• Le terrorisme djihadiste reste au cœur de projets de conquête territoriale de groupes armés en Afrique, au Levant, en Asie.
• Les pratiques d’influence offensive deviennent la norme dans de nombreuses régions du monde, comme l’observe à ses dépens la France au Sahel ou comme la plupart des nations occidentales les subissent lors de leurs élections.
• L’utilisation décomplexée de la norme technique et la déterritorialisation de certains droits nationaux atteignent des degrés qui en font des faits de politiques étrangères.
Ce panorama dessine une équation particulièrement complexe qui ne peut être résolue qu’en poursuivant nos efforts. Il faudra du courage. L’architecture européenne de sécurité ne sera pas reconstruite sans volontarisme politique et l’on ne dissuadera pas des puissances régionales « dopées » au fait accompli, au chantage géopolitique et à la guerre sous le seuil du conflit ouvert en rabaissant nos ambitions.
Dit autrement : la trajectoire dessinée en 2018 est la bonne, mais le contexte nous contraint à prolonger les efforts au-delà de l’échéance de 2025.
« Additionnez, ne divisez pas »
Pour le réussir, il faut d’abord poursuivre la mise en place du modèle d’armée 2030 en l’adaptant aux évolutions de la conflictualité. La guerre de demain sera conventionnelle, mais aussi numérique, spatiale, robotisée et cognitive. Les doctrines, comme les moyens, devront s’adapter à l’évolution de ces domaines dans un contexte où des ruptures technologiques majeures pourraient changer la donne à brève échéance (informatique quantique, hypervélocité, armes à effet dirigé, etc.) même si la question de la vulnérabilité des communications électroniques surplombera toutes les autres. Ce dernier point nécessitera, à mon sens, que l’on change d’échelle dans un secteur qui pourrait s’inspirer du modèle du Commissariat à l’énergie atomique et de sa Direction des applications militaires pour révolutionner le développement d’outils numériques défensifs et offensifs.
Au-delà, il conviendra de renforcer nos capacités militaires en additionnant les amplificateurs de puissance dont nous disposons : nos alliances, notre industrie de défense et l’adhésion de l’opinion publique.
La première condition, à l’heure où la guerre de haute intensité réapparaît plausible à nos frontières, est de réussir l’affirmation d’une Europe puissance alors que la plupart de nos intérêts de sécurité sont aussi ceux de nos voisins européens. Face au spectre de la guerre interétatique, notre « masse » sera ce que sont nos alliances en Europe. C’est l’ambition que le Président Macron soutient depuis son élection et que la présidence française du Conseil de l’Union européenne doit renforcer en faisant adopter la Boussole stratégique que l’on devra réussir à « opérationnaliser ». Nous devons parvenir à la convergence des postures stratégiques des États européens comme l’affirmation d’un pilier européen cohérent au sein de l’Otan : l’Afghanistan, l’affaire AUKUS et l’Ukraine nous ont démontré que nous disposions d’intérêts stratégiques à défendre en tant qu’Européens. Cela doit s’accompagner, parce que nos responsabilités sont mondiales, d’un approfondissement conséquent de nos partenariats stratégiques bilatéraux conclus avec certains de nos amis alliés européens, africains ou asiatiques. La diplomatie parlementaire y a un rôle éminent à jouer pour donner un sens politique à nos rapprochements stratégiques : nous l’avons fait pour appuyer l’entrée de l’Espagne dans le projet d’avion du futur, comme pour convaincre la Vouli grecque que notre partenariat stratégique s’appuyait sur un socle politique solide. Il faudra continuer résolument dans cette direction.
La deuxième condition réside dans la pérennisation de notre capacité industrielle à équiper nos forces (c’est le cas pour plus de 90 % de nos besoins) et à garantir l’utilisation souveraine de nos équipements. La base industrielle et technologique de défense (BITD) est aujourd’hui un joyau industriel qui représente 10 % de l’industrie française, rassemble plus de 200 000 emplois et assure plus de 6 milliards d’euros de contribution positive à notre balance commerciale. Pour la renforcer, nous devons l’alimenter en innovation et en projets tout en lui assurant les conditions de sa pérennité financière. À l’heure où nos intérêts s’européanisent, la consolidation d’une BITD européenne autour de projets capacitaires structurants doit rester un objectif prioritaire. L’un des enjeux majeurs consiste aussi à ce que l’excellence normative de l’Union européenne parvienne à orienter les investissements et l’épargne vers ce secteur, y compris lorsqu’elle définit les critères de l’investissement socialement responsable.
Enfin, la troisième condition repose sur l’adhésion de nos concitoyens à la politique de défense. Cela nécessite de poursuivre une active politique de sensibilisation en direction de la jeunesse. Mais cela doit aussi passer par l’intensification de la sensibilisation de l’opinion publique : c’est en expliquant la défense et en montrant ses apports que nos concitoyens peuvent adhérer au renforcement de nos moyens militaires. L’audiovisuel public doit y tenir mieux sa place qu’elle ne le fait aujourd’hui, alors que par méconnaissance, il peut relayer des fake news qui nuisent à nos intérêts comme cela a par exemple été le cas lors d’une frappe aérienne près de Bounti au Mali. En outre, des efforts résolus doivent être faits en direction des décideurs et des élus locaux, car l’élargissement des champs de conflictualité rend capitale leur bonne compréhension des enjeux de défense : l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) doit intensifier ses actions, mais nous devons aussi mieux acculturer les cadres de l’État. La réintroduction d’un « stage militaire » dans le cursus des élèves de l’Institut national du service public (INSP) serait de nature à y contribuer. Il conviendrait également d’approfondir les relations entre les armées et les élus des collectivités territoriales, relations qui doivent dépasser leur côté trop souvent informel.
« Ces notes marquent la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs […] et décidé à payer le prix pour cela »
En conclusion, redisons l’essentiel. Notre monde est dangereux et n’en a pas fini avec le spectre de la guerre : les États européens sont exposés à une compétition militarisée multidomaine, qui peut se transformer ponctuellement en conflit symétrique de haute intensité comme on le voit en Ukraine. Cette forme de guerre est un poison mortel pour nos démocraties libérales qui placent au cœur de leur projet le respect des droits individuels, la liberté d’information et le multilatéralisme éclairé.
La France a pris la mesure de ce défi, mais n’a pas encore achevé la mise en œuvre des réponses qu’elle a identifiées pour y faire face. L’Assemblée nationale a voté le « réveil des armes » et en connaît les exigences. Mais, nous sommes au milieu du gué. Nous devons donc aller plus loin. La pérennité de nos valeurs l’exige. L’avenir de nos concitoyens en dépend. Nous en avons politiquement les moyens. ♦