Préface
La lutte contre le sommeil et la quête effrénée d’un temps de récupération sont des sujets récurrents dans les campagnes militaires. Pendant la Première Guerre mondiale, dans les tranchées, les Poilus dorment debout, assis, accroupis, au mieux recroquevillés. Ils dorment dès qu’ils le peuvent, tant l’occasion de dormir est hypothétique avant la prochaine relève.
La privation de sommeil triomphe de tout, même de l’instinct de survie : « Oh, je voudrais tant m’endormir et ne plus jamais me réveiller ! », confiait la convoyeuse de l’air Geneviève de Galard au légendaire médecin commandant Paul Grauvin, à l’issue de trois jours et trois nuits d’opérations chirurgicales ininterrompues dans un boyau de la cuvette de Dien Bien Phu en 1954.
Somnolence et fatigue, « ennemies » du militaire, sont incompatibles avec sa mission, menée très souvent dans des conditions extrêmes, la plupart du temps la nuit ou à l’aube. Les altérations du rythme veille/sommeil, les privations et les restrictions de sommeil ont des répercussions sur les performances, la sécurité ou sur le bien-être physique et mental de l’individu et du groupe. L’évolution du combattant dans son milieu, toujours contraignant et hostile, nécessite une connaissance et une gestion minutieuse de son sommeil et de ses rythmes circadiens. L’enjeu est de maintenir un niveau de performance compatible avec la conduite de la mission et un niveau de sécurité acceptable afin de prévenir les événements évitables. Dorénavant, l’entraînement particulier du militaire doit lui permettre de mettre en œuvre des stratégies, visant à lutter contre l’apparition de la fatigue et la dégradation de ses performances.
L’enjeu de cet ouvrage est de recenser les nouvelles contre-mesures pour limiter les dégradations physiques et mentales liées aux conditions extrêmes et de proposer de compléter l’arsenal dédié à l’entraînement par une thématique liée à la gestion du sommeil. « Le soldat augmenté » s’avère être une illusion. Il s’agit avant tout de limiter l’impact de la fatigue opérationnelle sur la santé du militaire. Et dans ce cadre précis, il s’agit d’améliorer la résistance du soldat grâce à l’optimisation de son sommeil.
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Pour lutter contre un adversaire, il faut d’abord le connaître. Le premier objectif de cet ouvrage vise à établir l’influence déterminante du sommeil sur les performances, le stress et, plus largement, sur la santé physique et mentale de nos opérationnels.
Toutefois, les connaissances scientifiques obtenues en milieu standardisé propre à la recherche ne sont pas pertinentes sans mise en relation avec les retours du terrain. L’étude des retours d’expériences (Retex) est essentielle pour mener les recherches et rester en phase avec la réalité opérationnelle, que ce soit en mer, dans le désert ou en milieu urbain, de jour comme de nuit. C’est la deuxième démarche de cet ouvrage.
Grâce aux croisements de la science et de l’expérience, il devient possible d’adapter des stratégies pour aider les militaires à optimiser leur sommeil et à prévenir les effets de son manque. Ces stratégies sont basées sur l’entraînement, l’individu devant être initialement convaincu pour les adopter. Ce troisième chapitre sera le prochain défi des instructeurs.
Les retours d’expériences sont également importants pour orienter le concours des entreprises civiles dans le développement d’outils adaptés aux besoins réels du combattant. Les développements technologiques au service de la gestion du sommeil sont l’objet du quatrième chapitre.
Enfin, malgré toutes les précautions prises en amont, les aléas des événements peuvent contraindre les personnels à poursuivre leurs missions sans dormir. Et c’est tout l’intérêt du dernier chapitre : la gestion du manque aigu de sommeil au cours d’une mission et celle de sa prise en compte au niveau du commandement. C’est pourquoi, il faudrait songer plus largement à mettre en place une éducation au profit de nos jeunes recrues, qu’ils soient futurs encadrants, sous-officiers ou officiers.
Les études sociologiques révèlent que nos enfants ont perdu du temps de sommeil (environ quarante minutes en trente ans) en raison notamment des changements de rythme et surtout en raison de la multiplicité des écrans. Le sommeil va sans doute devenir un jour une politique de prévention spécifique au niveau national. Qu’attendons-nous pour devancer cette politique de prévention ? Non seulement nous recrutons des jeunes, mais les conditions de leur emploi nous l’imposent.
Depuis les campagnes napoléoniennes, le Service de santé n’a cessé d’œuvrer en faveur du développement de l’hygiène en campagne. Celle-ci traite exclusivement des contre-mesures de prévention vis-à-vis du risque infectieux. Par analogie, il ne serait pas absurde d’introduire cette notion d’hygiène vis-à-vis du sommeil. La santé du militaire, passe par une bonne hygiène du sommeil qui doit pouvoir être présente dès le recrutement : il est important de se connaître, nous ne sommes pas tous égaux face au sommeil. Maîtriser son propre chronotype permet de mieux appréhender nos vulnérabilités vis-à-vis de la somnolence et de mieux sécuriser nos prises de décision.
Pensons à nos jeunes officiers, qui ne savent pas encore que la plupart des prises de décision majeures vont se faire dans un contexte de surcharge cognitive et de privation de sommeil. Autant leur apprendre au plus tôt l’optimisation de cette capacité intrinsèque.
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Lutter contre la fatigue physique ou mentale doit devenir un réflexe d’hygiène comme on se lave les mains. Loin d’être superflus, ces sujets doivent s’inscrire dans la préparation opérationnelle des forces d’aujourd’hui et de demain. Rappelons l’avertissement de Nikias aux Athéniens pendant la guerre du Péloponnèse : « Songez que rares sont les cas où il a suffi de désirer pour réussir, mais que c’est à la prévoyance que l’on doit le plus souvent le succès. » ♦