Introduction
« Le mécanisme de la guerre se borne à deux choses : combattre et dormir », indiquait le général Antoine Fortuné de Brack qui a commandé l’école de cavalerie de Saumur au milieu du XIXe siècle.
Contexte de cet ouvrage
Le sommeil de quoi s’agit-il ?
Quand le militaire raisonne un tel sujet il va d’abord l’intégrer dans sa méthode de raisonnement tactique et donc répondre à la question fondamentale suivante : ce sommeil figure-t-il au rang de mes amis ou de mes ennemis ? Cette question est déterminante pour la suite car si le sommeil est un ami, il faudra développer ses potentialités, l’intégrer dans sa manœuvre avec allant et volontarisme. En revanche, s’il figure au rang des ennemis, il faudra le contraindre, réduire au maximum sa liberté d’action, concevoir des manœuvres de déception voire d’élimination le cas échéant.
Incontestablement, aujourd’hui en opérations, le sommeil ne figure peut-être pas au rang des ennemis, mais bien parmi les adversaires avec lesquels il faut savoir compter. Il est d’ailleurs bien souvent le seul adversaire que rencontrera la sentinelle qui veille la nuit entre deux et trois heures du matin. Il n’est pas le seul besoin physiologique avec lequel il faut composer, mais il est sûrement beaucoup moins bien traité que l’alimentation par exemple qui a fait l’objet de nombre d’études pour conquérir sa place au rang des amis et être ainsi cajolée dans les ordres d’opérations.
Quel chef en opérations a déjà fait figurer ce sommeil au sein d’un paragraphe logistique ? Non bien souvent le sommeil, parce qu’il est mal connu et expliqué, est l’inconnu des opérations. Il se glissera subrepticement entre deux phases tactiques au moment de moindre intensité que saisira chaque soldat pour s’abandonner à lui. Il sera facteur de ralentissement de certaines actions sans que personne n’ose avouer qu’il est tombé dans sa traîtresse embuscade.
Le sommeil est donc bien méconnu du guerrier militaire. Il n’est le plus souvent observé que sous son angle quantitatif mesuré en nombre d’heures à consentir. Mais son séquencement compris au sens de découpage en phases et sa qualité qui pourrait compenser une moindre quantité sont rarement étudiés. Et que dire de l’optimisation de ces phases de sommeil. Doit-on être totalement inactif lors de ces phases, ne pourrait-on activer certaines fonctions physiologiques ou cérébrales ?
On ne saurait donc parler de « soldat augmenté », qui fait depuis 2015 l’objet d’un programme de recherche au Crec Saint-Cyr, le Centre de recherche de l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, sans que ce soldat soit capable de gérer au mieux sa ressource sommeil.
C’est la raison pour laquelle il est apparu nécessaire à l’AMSCC d’organiser avec l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) et le soutien du Service de santé des armées (SSA), le 29 septembre 2021 au Val-de-Grâce de Paris, un colloque afin de faire le point sur la recherche scientifique pour mieux comprendre les mécanismes du sommeil et analyser comment sa gestion pourrait être enseignée de manière optimale dans les unités opérationnelles, voire comment, en conditions extrêmes, aller au-delà des actuelles limites physiologiques.
Effets généraux du manque de sommeil
Deux jours d’entraînement intensif sur le terrain suffisent à montrer que le sommeil est un besoin vital pour le corps humain. Il joue un rôle déterminant pour conserver optimales les performances de la personne, tant sur le plan physique que cognitif et mental.
En effet, si l’on applique à l’humain l’image de la machine, le manque de sommeil fait progressivement passer les voyants au rouge et dégrade les performances de cette machine jusqu’à son arrêt total. Il induit une dégradation de toutes nos capacités cognitives et psychologiques ainsi qu’une perte globale de performance à tous niveaux. Il affecte en effet nos performances mentale et physique et notre capacité à résister aux contraintes extérieures, aussi bien sur le plan environnemental que biologique. Il favorise la survenue de blessures et retarde notre récupération.
De nombreux facteurs vitaux pour un soldat dépendent de la quantité et de la qualité de sommeil que nous nous accordons chaque jour : notre capacité à prendre des décisions, à se souvenir, à être attentifs, créatifs et même à juger moralement une action.
Aussi, dormir suffisamment, ou dormir au mieux dans le temps disponible, est donc une nécessité et contribue à rendre et à maintenir un individu performant et intelligent.
Les effets du manque de sommeil sur les unités opérationnelles
Le général américain Aubrey Newman, qui s’est illustré durant la bataille du Pacifique, déclarait : « En temps de paix comme en temps de guerre, le manque de sommeil agit à l’image de termites au sein d’une maison : sous la surface, ils rongent lentement et furtivement pour produire un affaiblissement progressif qui peut conduire à un effondrement soudain et inattendu ».
Le milieu militaire provoque des privations de sommeil plus ou moins grandes et expose tout soldat, quel que soit son grade, à des conséquences importantes.
Je listerai ici quelques effets mesurés de cette privation de sommeil pour saisir l’ampleur du phénomène :
• Tout d’abord, si l’on considère le soldat lui-même, selon des données recueillies par l’armée américaine, en 4 ans (entre 2011 et 2014), 569 soldats ont été tués ou blessés dans des accidents qui se sont principalement produits pendant la journée en raison de la fatigue. Le coût de ces accidents est évalué à 3,5 millions de dollars, soit la moitié du coût de tous les accidents survenus dans l’armée américaine durant la même période.
• Quittons le soldat et parlons du chef, celui qui pense et conçoit. L’effet pour lui est tout aussi grave. En effet, la restriction chronique du sommeil à 6 heures ou moins par nuit durant 2 semaines produit des déficits de performance équivalant à 2 nuits blanches. Par ailleurs, un chef éveillé en permanence pendant 24 heures présente des troubles similaires à ceux d’une personne ayant un taux d’alcool supérieur à 0,80 g par litre de sang.
Cela étant posé sur le plan individuel, regardons maintenant la performance collective. Sur le plan de cette dernière, en prenant comme unité de mesure le groupe de combat, les effets d’un déficit de sommeil sont tout aussi dommageables comme le souligne très bien la dégradation très rapide des dynamiques de groupe pour cause d’irascibilité, de procrastination ou d’apathie.
Objectifs de cet ouvrage
Les armées ont donc un véritable intérêt opérationnel à étudier cette question et notre souhait par l’intermédiaire des actes de ce colloque du 29 septembre 2021 est de sensibiliser le personnel militaire sur les implications réelles du sommeil sur le combat et sur les conséquences tragiques pour nos unités opérationnelles que peut entraîner une mauvaise gestion du sommeil. ♦