Ce chapitre abordera la question de la relation entre sommeil et performances. Cette relation n’est pas aussi simple qu’elle pourrait le paraître intuitivement. Après un rappel de sa définition, la régulation du sommeil et le concept de dette seront évoqués. Puis seront abordés celui des performances, de leurs corrélats neuropsychologiques et des besoins métaboliques permettant ensuite d’envisager la nature des liens entre sommeil et performances. Cet article se finira par les considérations essentielles au maintien et à l’optimisation des performances du combattant (concept multifactoriel de la fatigue mentale, dynamique de l’éveil, contremesures, performance collective). Penser que dormir est une perte de temps est un non-sens physiologique, une erreur stratégique…
Sommeil et performances
Le sommeil : éléments de définition
Au cours d’une journée, les états vigilance/conscience de l’homme fluctuent entre éveil et sommeil. Ce dernier a longtemps été considéré comme une « petite mort », coincé entre l’éveil et la mort, comme l’indiquent, par exemple, Pelayo et Dement en 2017 (1). Avec les découvertes d’une activité électrique cérébrale, à la fin du XIXe siècle, et de différents stades de sommeil comme la découverte, tardive, du sommeil appelé « rapid-eye movement sleep » (découverte chez l’homme aux États-Unis) et « paradoxal » (découverte chez le chat en France) (1), le sommeil n’est plus considéré comme une « absence » d’éveil. Il s’agit d’un état neurophysiologique à part entière avec son niveau d’activation cérébrale propre et ses mécanismes de régulation spécifiques (1). Le sommeil, même connu de tous, n’est pas facilement définissable. Néanmoins, la communauté scientifique s’accorde sur la définition d’un « état comportemental réversible de désengagement perceptif et d’insensibilité à l’environnement » (2).
Régulation du sommeil : à propos du cycle veille/sommeil
L’organisation du sommeil chez l’Homme au cours du nycthémère – l’alternance jour/nuit – est cyclique, avec une période d’éveil diurne et de sommeil nocturne : il s’agit du cycle veille/sommeil. Deux principaux processus physiologiques participent à sa régulation : le processus circadien et le processus homéostatique (3) (4).
Le processus circadien fonctionne comme un balancier qui oscille selon l’heure du nycthémère (Figure 1). Ce processus physiologique est sous la dépendance d’un « synchroniseur », une sorte de « chef d’orchestre ». Il s’agit d’une « horloge » biologique (environ 10 000 neurones) située au-dessus de la zone où les deux nerfs optiques se croisent (5). La rythmicité de cette « horloge » varie entre 23,1 et 25,4 heures, expliquant les différents chronotypes, « du matin », « intermédiaire » et « du soir » (6). Cette horloge est responsable de l’organisation de nombreux autres rythmes biologiques : la température interne, la sécrétion de multiples hormones (cortisol, hormone de croissance…), etc. Elle est recalée au nycthémère par des synchroniseurs (Zeitgebers ou « Donneurs de temps ») comme la lumière (alternance jour/nuit), les activités physiques et les rythmes sociaux – repas, activités du quotidien, entre autres.
Figure 1 : Illustration graphique de la composante circadienne (une horloge « orchestre » circadienne) localisée dans les noyaux suprachiasmatiques. La composante circadienne est sous l’influence du cycle nycthéméral de la lumière/obscurité (avec le fonctionnement des photorécepteurs de la rétine) avec l’influence déterminante du cycle veille/sommeil sur les effets de la lumière sur l’horloge circadienne (7).
Figure 2 : Illustration graphique de la composante homéostatique (un accumulateur homéostatique, le processus S) localisée en dehors des noyaux suprachiasmatiques. À partir du réveil d’une nuit de sommeil et jusqu’au prochain épisode de sommeil, le processus S augmente tel un verre qui se remplit. Avec le sommeil, et notamment les épisodes de sommeil à ondes lentes, le processus et la propension au sommeil diminuent (7).
Le processus homéostatique est un processus physiologique graduel et continu qui augmente, depuis le réveil, avec la durée de l’éveil. Il reflète l’accumulation du « besoin » ou de la « pression de sommeil » pendant la phase d’éveil (3) et fonctionne comme un verre qui se remplit (Figure 2). Dès que le « verre est plein », des mécanismes physiologiques se mettent en place et des signes comportementaux (bâillements, endormissement) se manifestent et nous incitent à aller dormir. Pendant le sommeil, et plus particulièrement le lent profond (stade N3, selon la classification internationale actuelle) ; les ondes lentes serait un marqueur sensible (puissance des ondes cérébrales de type Delta) et spécifique (diminution avec les cycles de sommeil) de l’intensité du sommeil et du besoin de sommeil (2). Elles permettraient la diminution du « besoin », de la « pression de sommeil » par une accumulation d’un signal hypnotique, l’adénosine, qui serait récupéré et stocké sous forme de ressource énergétique au niveau cérébral. Cette diminution de la « pression de sommeil » serait comparable à la vidange du verre (Figure 2) (7). La conséquence de cette double régulation est que le niveau de vigilance fluctue naturellement selon le moment de la journée et selon le temps passé en sommeil la nuit précédente (7).
Le concept de dette de sommeil
Toutes les situations qui réduisent le temps total du sommeil, et/ou sa qualité, va engendrer une dette. Cette dette de sommeil se manifeste par une propension accrue à s’endormir dans des situations « passives » (assis comme passager dans une voiture, par exemple). Ces « attaques » de sommeil (ou micro-sommeils) se définissent comme « un assoupissement peu profond, mais insurmontable, ou une tendance irrésistible à s’assoupir » (8). Leur intensité est liée à l’importance de la dette de sommeil et peut conduire à des situations dramatiques.
Contexte actuel
Le sommeil représente plus d’un tiers de notre vie. Un communiqué de presse de l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV) du 19 mars 2019, montre que 33 % des Français se plaignent de leur sommeil et que 24 % se déclarent somnolents. Loin d’être un signe de paresse, cette somnolence exprime une dette de sommeil. Selon cette même enquête, les Français dorment 77 minutes de moins en semaine, comparativement au week-end, et ce manque de sommeil atteint 2 heures et 17 minutes chez les jeunes adultes (18-24 ans). Alors que la quantité totale de sommeil recommandée (adultes) doit être entre 7 et 8 heures, les Français dorment en moyenne 6 heures et 41 minutes la semaine, contre 7 heures et 51 minutes le week-end.
Le militaire n’échappe pas à cette réalité : 63 % de soldats aux États-Unis (sur la base d’un échantillon de 1 957 militaires, tous services confondus) dorment 6 heures et moins au quotidien. Plus de la moitié des soldats interrogés se plaignent d’un sommeil de mauvaise qualité, et plus de la moitié d’entre eux (60 %) se déclarent fatigués au moins 1 à 2 fois par semaine, et pour certains (33 %) jusqu’à 3 fois ou plus par semaine (9) (10).
Les performances
Dans cette partie, nous nous limiterons volontairement à une définition des performances qui sera en lien direct avec la notion d’efficience cognitive, à savoir la capacité à limiter l’utilisation de ses ressources cérébrales pour achever efficacement une tâche cognitive (11).
Les performances individuelles
En se plaçant dans une perspective théorique du comportement humain, et donc de son efficience, les données de la littérature scientifique nous montrent que le comportement humain s’organise en deux grands systèmes de raisonnement et de pensée (12) : le Système 1 (S1) et le Système 2 (S2).
S1 a l’avantage de :
• fonctionner automatiquement et rapidement, presque sans effort,
• produire des impressions, des sentiments, des inclinations (caractère « intuitif »),
• fournir des réactions et des intuitions compétentes après un entraînement spécifique (expertise),
• créer un schéma cohérent d’idées activées dans la mémoire associative,
• distinguer ce qui est surprenant de ce qui est normal.
Mais ce S1 a aussi des inconvénients :
• être biaisé pour croire et confirmer,
• se concentrer sur les preuves existantes et ignorer les preuves manquantes,
• substituer parfois une question facile à une autre plus difficile (heuristique),
• déduire et inventer des causes et des intentions ;
• négliger l’ambiguïté et supprimer le doute.
Figure 3 : Illustration schématique des caractéristiques et propriétés du système 1 et du système 2
Toutefois, S2 surveille S1. S2 est « attentif ». Il articule les jugements et fait des choix, cependant, il approuve ou rationalise souvent les idées et les sentiments engendrés par S1. Il s’efforce, autant que possible, de garder le contrôle en fonction de ses ressources limitées et peut programmer S1 pour mobiliser l’attention quand un schéma particulier est détecté. Ainsi S1 produit des impressions, des sentiments et des inclinations qui, lorsqu’ils sont approuvés par S2, deviennent des convictions, des attitudes et des intentions. S1, qui est automatique, et S2, qui est délibéré, interagissent donc régulièrement dans le fonctionnement de l’esprit humain, mais cette interaction est difficile (12) (Figure 3). Dans le prolongement, les recherches du Professeur Houdé ont permis de révéler l’existence d’un troisième système (13), le système 3 (S3). Ce système, dit « exécutif », serait responsable du contrôle cognitif par l’inhibition et l’activation cérébrale des deux précédents systèmes (S1 et S2) : c’est-à-dire que S3 va être le contrôleur et l’arbitre de l’activation et de l’inhibition de ces deux systèmes (13).
Corrélats neuropsychologiques et besoins métaboliques
L’action des fonctions attentionnelles et exécutives, sur lesquelles s’appuierait le système 2, serait sous-tendue par l’activation d’un réseau cérébral appelé « Central Executive Network » (CEN) ou « réseau exécutif central » (14). Ce réseau cérébral fronto-pariétal serait activé au moment où l’individu est engagé dans des activités mentales exigeantes. À l’inverse, le « réseau cérébral par défaut » ou « Brain Default Mode Network » (DMN), un autre réseau cérébral fronto-pariétal, serait activé pour la gestion des pensées mentales internes, lorsque l’individu n’est pas engagé dans une tâche et se laisse « porter » par ses propres pensées (rêveries mentales) (14) (15). Le « réseau cérébral de la prépondérance » ou « Salience Network » serait un réseau cérébral qui permet de faire la transition (la « commutation ») entre les deux précédents réseaux. Des données scientifiques récentes, qui utilisent l’électroencéphalographie (EEG), montrent une augmentation de la puissance des ondes Alpha (8-12 Hz) au niveau du cortex pariétal pour des individus utilisant le mode de raisonnement S1, et qui serait le reflet, selon les auteurs, d’un accès automatique aux registres de la mémoire à long terme et une libération des ressources attentionnelle ; alors que le raisonnement S2 serait caractérisé par une augmentation de la puissance des ondes Thêta (6-9 Hz) au niveau du cortex frontal indiquant un engagement des processus de contrôle cognitif et de la mémoire de travail (16).
Au-delà des réseaux cérébraux activés (corrélats) selon les activités cognitives (S1, S2 ou S3) auxquelles l’individu (le militaire) est engagé, il est important de rappeler ici que le corps humain, et a fortiori le cerveau, a besoin d’énergie pour fonctionner. Manger et boire permet au corps humain d’être fourni avec les éléments permettant de fabriquer de l’énergie. Même si le cerveau ne représente que 2 % du poids corporel, il utilise 20 % de l’énergie totale consommée. C’est grâce notamment à la glycolyse (réaction chimique de dégradation du glucose) et aux réactions chimiques au sein de la mitochondrie (cycle de Krebs) que les cellules – ici les cellules cérébrales – synthétisent une molécule qui stocke en son sein de l’énergie : l’adénosine triphosphate (ou ATP). Comme dans toutes les situations de production et d’utilisation d’énergie, le cerveau fabrique également des déchets. Il doit donc en permanence, pour fonctionner, produire et utiliser de l’énergie puis évacuer ses déchets…
Les liens entre sommeil et performance
Contexte
Le comportement, le raisonnement et les décisions humaines sont bien plus sous influence que nous pourrions le croire spontanément (12). Les biais cognitifs illustrent bien à quel point notre comportement est sous la double influence de nos besoins physiologiques (énergie) et des pressions sociales et environnementales pour lesquelles il est une réponse adaptative (17). Kahneman écrit alors : « En principe, il existe un moyen simple de bloquer les erreurs qui proviennent du Système 1 : identifiez les signes prouvant que vous vous trouvez dans un champ de mines cognitif, ralentissez, et appelez le Système 2 en renfort. (12) » Houdé, lui, ajoute qu’il faut « s’inhiber pour raisonner, grâce aux fonctions exécutives du cortex préfrontal ». Il précise que notre défi cognitif est celui de « résister aux biais, aux heuristiques (croyances, stéréotypes, etc.) du Système 1, déclenchés par d’autres parties plus impulsives du cerveau » (13).
De l’importance du sommeil pour l’éveil et le fonctionnement cérébral
Les données issues de la littérature scientifique mettent en évidence, depuis plusieurs décennies, que le sommeil est un état neurophysiologique pendant lequel beaucoup de processus physiologiques déterminants pour l’organisme humain interviennent (3). Ainsi c’est au cours du sommeil, et plus précisément du sommeil lent profond (N3) que s’opère une mise au repos de notre système cardiovasculaire et une réduction du catabolisme (utilisation de l’énergie) avec une augmentation de l’anabolisme cérébral (fabrication et stockage de l’ATP) (3). Le sommeil (stade N3 et/ou sommeil paradoxal) participe également au nettoyage (élimination) des toxiques cérébraux (18), à la consolidation des informations mnésiques (acquises pendant l’éveil), au fonctionnement (mémoire) du système immunitaire et des différents systèmes hormonaux et, selon l’âge (enfance, adolescence), au développement (croissance) et à la maturation cérébrale. Le sommeil est donc un état neurophysiologique transitoire et réversible, qui en complémentarité de l’éveil, participe à notre équilibre corporel (notre homéostasie).
Les connaissances actuelles des effets de la dette de sommeil sur les performances
Les deux principales formes de dette de sommeil pour le militaire
Les missions et opérations extérieures des militaires français, auxquelles s’ajoutent les interventions des unités spéciales de la Gendarmerie (GIGN) ou de la police (RAID) sur le territoire national, peuvent se dissocier en deux grandes catégories : les opérations soutenues et les opérations continues. Les premières se caractérisent par une activité militaire quasi ininterrompue et intense, se poursuivant au-delà des 20 heures (et jusqu’à 48 heures) et ne permettant aucun repos compensateur, un éveil prolongé constituant une dette aiguë de sommeil, pour le militaire. Les secondes se caractérisent, quant à elles, par une activité militaire de plus longue durée (semaines, mois), pendant lesquelles les possibilités de récupération et de sommeil restent partielles : le sommeil est alors de courte durée et fractionné, les militaires ne pouvant dormir que par petites périodes, de 3 à 7 heures par nuit. La dette de sommeil est alors chronique.
Les effets cognitifs d’une dette de sommeil
La privation totale de sommeil, soit une dette aiguë et sévère de sommeil, est une période d’éveil continue (EvC) sans aucune période de sommeil. Elle se caractérise par une altération de la vigilance avec la survenue, impromptue et incontrôlée, de micro-sommeils (dès 20 heures d’EvC) puis par l’altération des capacités d’attention soutenue (dès 22 heures d’EvC) et, enfin, par l’altération des capacités exécutives (dès 26 heures d’EvC) et décisionnelles (après 26 heures d’EvC). Ces conclusions sont issues d’études menées par l’unité « Fatigue et vigilance » de l’IRBA (19) (20) (21) (22), en accord avec les données de la littérature scientifique internationale (23) (24). Cette situation a été très étudiée au cours des 50 dernières années (5) (25), mais elle ne correspond qu’à des situations de la vie professionnelle très caractéristiques, comme les travailleurs de nuit, les gardes et les Sustained Operations (SUSOPS).
La restriction chronique de sommeil, soit une dette de sommeil chronique, correspond à une période, de plus de 5 jours, au cours de laquelle la durée totale de sommeil sur les 24 heures est plus courte que celle des besoins physiologiques des individus. Selon les données publiées par l’unité « Fatigue et Vigilance » (7) (26) (27) (28), en cohérence avec les données de la littérature scientifique (29), plus la dette chronique de sommeil (DCS) est importante et plus la cinétique d’apparition de la somnolence subjective et objective est forte. Parallèlement les dégradations cognitives se caractérisent par des troubles de l’attention soutenue dès les premières nuits, mais après un engagement dans la tâche de plus de 4 minutes si la dette est modeste (moins de 2 heures par nuit pendant 5 nuits), sinon très rapidement si la dette est sévère (moins de 4 heures par nuit, pendant 7 nuits) ou très sévère (moins de 5 heures par nuit, pendant 5 nuits). Les capacités exécutives ne seraient pas affectées avec des activités courtes (de moins de 5 minutes) si la dette est modeste, alors qu’elles le seraient respectivement à partir de 3 et 4 jours de DCS si la dette est sévère ou très sévère. Beaucoup moins de recherches expérimentales ont été réalisées sur cette problématique, par rapport à la précédente, sur la privation totale de sommeil, alors qu’elle se retrouve plus fréquemment dans les situations professionnelles (25) (30).
Dette de sommeil, somnolence et accidents
La majorité des accidents mortels de la circulation se produisent au moment du nycthémère où la somnolence est la plus forte : entre 2 et 6 h, et entre 13 et 15 h (31) (32). La somnolence reste la première cause de décès sur les autoroutes (28 %), indépendamment du sexe, de l’âge ou de la catégorie socioprofessionnelle du conducteur (33). Les 18-25 ans seraient particulièrement exposés à ce risque accidentel (34). Les militaires n’échappent pas à ce constat, car la somnolence serait la deuxième cause de mortalité du militaire et la première pour les moins de 30 ans, selon les données du Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées (Cespa), entre 2006 et 2012. Selon le Bureau enquêtes accidents défense – transport terrestre (BEAD-TT), l’expérience de conduite (novice) et l’âge (moins de 30 ans) sont deux facteurs communs au 2/3 des accidents mortels de la voie publique pour les militaires. La somnolence est un facteur favorisant l’apparition d’accidents dans d’autres contextes (transports, industries) (35) dont les conséquences humaines et financières sont importantes (36).
Sommeil et performance : considérations pour l’optimisation de la performance du combattant
En mission, le militaire est confronté à un paradoxe : être « au cœur d’un système d’armes » de plus en plus technologique – comme le Système d’information du combat Scorpion (SICS) ou le Système de combat aérien du futur (Scaf) – et exigeant, lui imposant d’être en pleine possession de ses capacités physiques et cognitives – on pense, par exemple, à la surcharge mentale des opérateurs de drones, ou des pilotes. Mais il évolue dans un environnement hostile, qui ne lui permet pas de récupérer pleinement toutes ses ressources – provoquant une dette de sommeil – du fait de l’existence de contraintes multiples : organisationnelle, climatique, nutritionnelle ou psychologique. Selon le général Bernard Barrera, en « replaçant l’humain au cœur des considérations militaires et stratégiques », les besoins et les perspectives de l’augmentation des capacités du combattant ne doivent pas occulter le point central : le soldat, et plus largement l’homme est le « fruit d’une alchimie complexe ». « Il doit rester à l’origine de toute action décisive sur le champ de bataille […] Il est sans doute moins urgent d’acquérir de nouvelles capacités que de chercher à compenser les faiblesses du combattant. Il faut se concentrer sur la vulnérabilité principale de chaque fonction opérationnelle (37). »
Élargir la problématique sommeil/performance à celle de la fatigue mentale
La capacité d’un militaire à être opérationnel est conditionnée par ses capacités cognitives (38), qui sont-elles mêmes limitées par l’état de fatigue, comme défini dans les domaines « traumatisme et usure psychique » et « milieu d’emploi et santé » du Plan d’orientation de la recherche et de l’innovation (Pori) 2019-2023 du Service de santé des armées. Plus de la moitié (51 %) des soldats aux États-Unis considèrent que leur mauvais sommeil influe négativement sur leur travail et peut compromettre leur efficacité opérationnelle ; et les résultats de l’enquête (9) (10) montrent enfin que ces problèmes de sommeil sont significativement associés à un risque accru d’avoir des effets défavorables pour la santé physique et mentale des militaires.
Somnolence et coût physiologique
Le sommeil lent profond est un état physiologique au cours duquel l’organisme humain « fonctionne » à l’économie et prépare le lendemain en réapprovisionnant ses « stocks » énergétiques (3) (39). Mais nous pensons que les conséquences neuro-physiologiques et comportementales consécutives à une perturbation de l’homéostasie du sommeil (le processus homéostatique décrit précédemment) tiennent plus aux effets d’une instabilité de l’état d’éveil (40) et indirectement à un coût métabolique.
Toute perturbation de cette homéostasie cérébrale (synaptique), engendrera des processus physiologiques qui maintiendront cette homéostasie et feront que tout individu en dette de sommeil « luttera » contre ce besoin physiologique de dormir. Son état d’éveil sera modifié sur le plan neurophysiologique (« attaques » de sommeil) et il utilisera un supplément d’énergie pour maintenir à la fois un état d’éveil satisfaisant, mais également des capacités cognitives et un fonctionnement cérébral lui permettant de produire un comportement adapté et le plus efficient possible (41) (42). Puisque le fonctionnement du cerveau humain repose sur la disponibilité et l’utilisation de ressources énergétiques limitées (43), ces situations de dette de sommeil nous ramènent à la loi de Yerkes-Dodson : nature des liens entre vigilance (niveau d’activation cérébrale) et performance (efficience des processus cognitifs).
De l’intérêt du concept multifactoriel de la fatigue mentale
En tenant compte du contexte scientifique et militaire qui vient d’être exposé, il nous paraît fondamental de considérer la relation entre le sommeil et la performance comme un élément d’une problématique plus générale, à savoir celle de la fatigue mentale ou cognitive et d’envisager une approche multifactorielle de cette problématique (44) (45). Selon nous, il est essentiel de mieux comprendre comment différentes contraintes physiologiques – la dette de sommeil, la contrainte cognitive prolongée, la contrainte climatique, etc. – en perturbant l’homéostasie cérébrale, déstabilisent le fonctionnement cognitif – les performances – et pourraient favoriser, voire enfermer des individus dans des biais de raisonnement et de décision.
Considérations pour l’optimisation de la performance du combattant
Dans un souci d’optimisation de la performance du combattant, il nous apparaît essentiel de ne pas se limiter uniquement à l’optimisation du sommeil per se. Il est important d’aborder cette problématique en intégrant cette dynamique du cycle veille/sommeil et de ses liens avec les performances. Il faudrait ainsi :
• considérer la qualité de l’éveil et sa dynamisation pour le combattant (par exemple avec l’Optimisation des ressources des forces armées (ORFA), le Neurofeedback, etc.) ;
• utiliser une combinaison de plusieurs catégories de contremesures (ergo-nomiques, physiologiques, organisationnelles…) ;
• identifier les activités et les situations opérationnelles qui pourraient placer le combattant « cognitivement » en situation de risque ;
• élargir la problématique des performances au concept multifactoriel de la fatigue mentale et, partant, inclure d’autres contraintes que la dette de sommeil, telle que la contrainte cognitive (durée et intensité de l’activité mentale), environnementale, les facteurs individuels ;
• enfin, prendre en compte les effets (perte de la flexibilité et/ou du sens critique) et la dynamique de la fatigue mentale individuelle dans l’action et la performance des petits groupes (4 à 5 personnes).
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