La vie à bord d’un bâtiment de la Marine nationale comporte de nombreuses contraintes : promiscuité en milieu fermé, alertes continues, temporalité longue. Afin de rester opérationnel, le pilote doit apprendre à gérer la fatigue mentale et physique dans cet environnement contraignant. Cela suppose de suivre une hygiène de vie rigoureuse et d’apprendre à gérer une surcharge cognitive importante et permanente. Pour y parvenir, l’organisation des périodes de récupération constitue un principe essentiel. La gestion du sommeil doit s’établir dans une routine propre à habituer l’organisme sur le temps long, en adéquation avec les missions que le pilote est amené à remplir.
La gestion du sommeil lors des missions d’un pilote embarqué sur porte-avions
Des coureurs de fond capables de sprinter
Armé de ses Rafale Marine, le porte-avions Charles-de-Gaulle est en mesure de remplir de très nombreuses missions. Si nous devions en faire la synthèse, nous pourrions dire que le groupe aéronaval est un outil stratégique permettant de mener des actions de projection de puissance en profondeur – loin de son port d’attache, au-delà des lignes ennemies – dans la durée et par tous les temps.
Notre engagement de marins est clairement défini : nous devons être capables de performer au long cours, quelle que soit l’intensité de la mission.
Sur un bâtiment de la Marine, la priorité du commandement est donnée à l’efficience des moyens de combat, de sorte que l’organisation de la vie à bord n’a pas beaucoup de points en commun avec celle d’un navire lambda : activité continue en environnement contesté, délivrance d’armement sous haute intensité. Il y a également le claquement des ascenseurs à munitions, le « boum » des catapultes, le hurlement des réacteurs, l’impact lourd des avions sur le pont : quelque chose d’hors normes ! Vous l’aurez compris, le porte-avions est, intrinsèquement, un univers éreintant. Les températures élevées des zones d’opération et la promiscuité de quelque 2 000 marins concentrés dans une même coque en métal n’aident pas. Mais ces derniers, entraînés et aguerris, ont l’esprit d’équipage comme dénominateur commun. Chacun apporte sa brique à l’édifice de cet aéroport compact, posé sur une centrale nucléaire mobile. Tous capables, tous engagés sur un même bateau, avec un seul et unique objectif commun partagé : la mission.
Si l’outil fonctionne aussi bien, c’est parce que l’humain est depuis toujours au centre du dispositif. Marin du ciel, le pilote de la chasse embarquée s’inscrit dans ce système ; un univers exaltant mais exigeant dans lequel discipline, rigueur et engagement sont les maîtres mots.
La lucidité pour outil de combat
Il existe trois façons de gagner un combat :
– avoir l’avantage du nombre pour saturer les défenses de l’adversaire ;
– développer des tactiques nouvelles afin de créer l’effet de surprise ;
– combiner les deux.
Le corollaire de cela est qu’il n’existe qu’une seule manière de perdre le combat, celle de perdre la lucidité au cours de l’engagement, par un manque de préparation en amont et/ou par un défaut de conscience de situation dans l’action. Ne plus être lucide, c’est tôt ou tard prendre de mauvaises décisions ou, pire encore, ne plus en prendre du tout ; à l’instar d’un boxeur coincé dans les cordes, ne discernant plus la déferlante des coups.
L’enjeu est cognitif : rester lucide pour conserver le coup d’avance sur nos adversaires, une des clefs de notre succès.
La charge cognitive, nouvelle compagne de voyage en milieu hostile
Les pilotes de la chasse embarquée évoluent dans un environnement où urgence et immédiateté font loi ; ou comment exécuter des tâches multiples, dans un temps court, sous pression opérationnelle forte. Soumis à cette charge cognitive omniprésente, les pilotes apprennent à séquencer, gérer les priorités, lever les doutes, faire avec leurs émotions, maîtriser les risques, décider… Certains de nos anciens diront que cela fait le charme de cette profession depuis des dizaines d’années. Mais aujourd’hui, dans un cockpit d’avion Rafale au tout dernier standard F3-R, les sollicitations cognitives sont exacerbées : digitalisation, fusion des données, multiplication des réseaux de communication.
De plus, là où auparavant les missions ne duraient « que » 5 à 6 heures sur Super-Étendard modernisé (Afghanistan, Libye), elles font maintenant 7 à 8 heures, en grande partie de nuit, avec plusieurs ravitaillements en vol à la clef (Irak, Syrie). Toujours en monoplaces avec, à l’intérieur, des pilotes pas très différents de ceux d’autrefois. Or, si les Sapiens Sapiens qui tiennent le manche évoluent peu, la révolution technologique, elle, est en marche. Avançant à un rythme effréné, elle nous fait nous rapprocher dangereusement de nos limites cognitives d’êtres humains. En somme, tout tourne désormais autour de nos capacités individuelles et collectives à pouvoir rester concentrés malgré les nombreuses interruptions de tâches que nous rencontrons : rester concentrés donc, jusqu’à la coupure des écrans, car la mission ne sera terminée qu’une fois le débriefing effectué. Dilemme postmoderne.
Si l’hypovigilance a déjà tué dans notre histoire, la surcharge cognitive semble être, quant à elle, une adversaire bien plus redoutable.
Bienveillance organisationnelle et hygiène de vie
Avant d’être physique, la fatigue inhérente à notre profession de pilote de combat est avant tout mentale : il nous faut optimiser nos ressources attentionnelles en permanence ou tout au moins réussir à les préserver. En plus des contraintes physiques, physiologiques et cognitives liées à la mission dans l’avion, nos capacités sont également impactées par notre environnement de travail (chaleur, bruit, lumière artificielle, petits espaces, etc.). Et même si les conditions de vie à bord sont une préoccupation permanente de notre hiérarchie, un bâtiment de guerre reste un bâtiment de guerre. Il n’est propice ni au repos ni à la récupération. Alors, parce que ce sont bien les ressources humaines qui comptent, nous avons mis en place des parades pour mitiger le risque opérationnel lié à la fatigue.
Ces parades s’articulent autour de deux principes, collectif et individuel, portant sur l’organisation du travail (battle rythm), ainsi que sur l’importance donnée à l’hygiène de vie.
Le battle rythm est construit en fonction du besoin en nombre de sorties opérationnelles pour chaque théâtre d’opérations. Il définit l’amplitude maximale d’activité ; en découle la norme visée, encore une fois il faut pouvoir durer. Nous ne détaillerons pas ces chiffres ici – ils concernent directement nos missions – mais quelques grands principes subsistent d’un engagement à l’autre :
– un vol par pilote tous les x jours ;
– une journée complète sans activité après y jours ;
– une escale avec 3 jours de repos plein au bout de z semaines ;
– un plan de rechange (spare) avec des pilotes en back-up (à bord et à terre) pour répondre aux différents aléas à court et moyen termes ;
– etc.
Notre organisation porte une très grande attention à ces phases de planification et de préparation, pensées pour frapper fort et longtemps, sans jamais mettre en danger le potentiel humain.
Et le sommeil dans tout ça ?
L’hygiène de vie est un des grands principes de la carrière embarquée du marin. La problématique de la qualité et de la durée du sommeil est très prégnante sur le porte-avions. Une étude menée avec l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) en 2014 a démontré que les pilotes du Groupe aérien embarqué (GAE) dormaient, en moyenne, une heure de moins à bord qu’à terre. S’il est vrai que nous arrivons à nous habituer à certains bruits, notre sommeil est tout de même entrecoupé par l’activité continue de ce bateau qui ne dort jamais. Afin de pallier la fatigue accumulée, nous avons mis en place certaines routines :
– séance de concentration et de régulation attentionnelle en début de journée (TOP, sophrologie, pleine conscience…) ;
– sieste systématique d’une trentaine de minutes à la mi-journée ;
– micro-sieste avant une activité importante (brainstorming tactique, préparation de mission complexe…) ;
– activité physique adaptée en milieu d’après-midi (hors vol programmé) ;
– alimentation spécifique pour les vols opérationnels ;
– hydratation régulière (fontaines à eau dans les coursives) ;
– caféine LP (à libération prolongée) sur prescription du médecin PN (qualifié personnel navigant) le cas échéant (rare).
Ces quelques parades n’ont rien d’exceptionnel – elles ont déjà fait leurs preuves dans d’autres disciplines – mais elles deviennent très efficaces quand elles sont rendues routinières. Cette discipline quotidienne permet de garantir un haut niveau de disponibilité des pilotes du GAE.
L’intention, l’envie et la motivation complètent, quant à elles, le niveau d’engagement individuel attendu pour les missions à accomplir. Cependant, le combat qui nous attend demain sera de haute intensité, cela n’est plus à démontrer. Alors la question de l’optimisation du sommeil et de la récupération en opération reste posée. Et le chrono est déjà lancé. ♦